© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Miguel Abensour:
Le Mal élémental (III)
2-7436-0250-3 © Éditions Payot & Rivages 1997
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Nous remercions les Éditions Payot & Rivages de nous avoir autorisés à reproduire ces textes.
Post-scriptum 1990. Cf. p. 25 du présent ouvrage. E. Levinas, " Être occidental " in Difficile liberté, Albin Michel, 1976, p. 71. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Libertés - J.-J. Pauvert, 1964, p. 219. E. Levinas, " Judaïsme et Révolution " in Du Sacré au Saint, Minuit, 1977, p. 24. M. Heidegger, Être et Temps, traduction d'Emmanuel Martineau, Authentica, 1985, p. 175. J. Greisch, Ontologie et temporalité, Epimétrée, P.U.F., 1994, p. 267. M. Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 229. Ibid., p. 192 et 185. L. Ferry, A. Renaut, Heidegger et la modernité, Grasset, 1988, p. 202. La Bible, Traduction du Rabbinat français sous la direction de Z. Kahn, Librairie Colbo, 1966, p. 1040. E. Levinas, Le Temps et l'Autre, Quadrige, P.U.F., 1983, p. 62. E. Levinas, " L'ontologie dans le temporel ", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 81. E. Levinas, Difficile liberté, op. cit., p. 375. E. Levinas, Difficile liberté, op. cit., p. 375. Cf. J. Dewitte, " Instant, avenir et résurrection, la dialectique du temps chez le premier Levinas ", in L'Expérience du temps, Mélanges offerts à Jean Paumen, Ousia, 1989, pp. 175-198. C. Lefort, " L'Image du corps et le totalitarisme ", in L'Invention démocratique, Fayard, 1981, pp. 159-176.

III

En dépit de sa brièveté, le post-scriptum de 1990 insiste: « L'article procède d'une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n'est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s'était pas assez assurée18. » C'est reconnaître combien il importe de prendre l'hitlérisme au sérieux. Ni péripétie, ni sursaut d'une forme sociale agonisante, pas davantage régime destiné à s'effondrer en quelques semaines, voire en quelques mois, ni folie, ni contagion, ni même effet de propagande, l'hitlérisme, en tant qu'expression de sentiments élémentaires, ou plutôt sa philosophie lisible à travers ces sentiments, met en question les principes mêmes d'une civilisation, c'est-à-dire de l'Europe. Autre qu'une formule journalistique, cette déclaration est philosophiquement fondée; elle indique en quel lieu d'observation il convient de se situer pour, de l'hitlérisme, saisir « le principe fondamental », la source, l'intuition ou encore « la décision originelle ». C'est à ce niveau matriciel que le national-socialisme s'inscrit en rupture avec les grandes orientations de la culture européenne: le judaïsme, le christianisme, le libéralisme issu des Lumières, et même avec le marxisme, en dépit de la différence que ce dernier introduisit par rapport aux formes spirituelles antérieures.

Rupture avec « l'esprit de liberté » qui certes contient les libertés politiques mais va bien au-delà, puisqu'il met en jeu une conception de la destinée humaine. Entendons que, dans le rapport conflictuel de l'homme au monde, du Moi à son autre, ce que Levinas désignera en ouverture de De l'évasion comme « le désaccord entre la liberté humaine et le fait brutal de l'être qui la heurte », une continuité relie les principales attitudes propres à la culture européenne. Par des voies à l'évidence différentes s'est poursuivie une même recherche, une même révolte qui a visé à dépasser l'être grâce au jeu de la liberté entre le moi et le non-moi. L'idée d'Europe s'est constituée dans l'esprit de liberté, dans « un sentiment de la liberté absolue de l'homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui y sollicitent son action. L'homme se renouvelle éternellement devant l'Univers. À parler absolument, il n'a pas d'histoire » (p. 8). Ou encore, les différentes figures de la civilisation européenne - de l'esprit de liberté - ont en commun, en dépit de leur diversité, de travailler à libérer l'homme de l'inamovibilité du fait accompli, de la tyrannie du temps. En effet, comment convient-il de considérer le temps, condition de l'existence humaine? Faut-il y voir la condition de l'irréparable et en tant que telle la manifestation de la brutalité du fait d'être?

Suspendons provisoirement cette question pour examiner brièvement les différentes figures de la civilisation qui sont autant de modes de libération, d'émancipation à l'égard de la domination du temps.

Au judaïsme revient le pardon. Grâce à cette attitude, ou plutôt ce mouvement, « l'homme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd son irréversibilité même » (p. 9). Dans les développements consacrés au christianisme, Levinas salue la grandeur de sa révolte. À l'emprise d'un « passé brutal et étranger  » le christianisme oppose un drame du temps, drame mystique tel que la Croix apporte un affranchissement continué. Grâce à la promesse du salut, le christianisme défait le définitif, remet le passé toujours en question, plus, conduit à une inversion extraordinaire du passé et du présent. La notion chrétienne de l'âme, douée d'une « nature nouménale », fait signe vers une liberté infinie à l'égard de tout attachement. Pouvoir concret de renouvellement, puisqu'elle est pouvoir de s'abstraire et de se détacher, malgré toutes les installations dans le monde, l'âme est ouverture à la possibilité de la résurrection. Là encore se conjuguent le triomphe sur le temps, sur l'oppression du passé et l'accès à la liberté. « Non seulement le choix de la destinée est libre. Le choix accompli ne devient pas une chaîne  » (p. 10). Cette surnaturalité - ou cet accès à une surnature - l'emporte « en déchirant les couches profondes de l'existence naturelle » et paradoxalement renverse la formule: le mort saisit le vif.

Même si le libéralisme perd en intensité dramatique, il n'en affirme pas moins la souveraineté de la raison, comme non-pesanteur de l'esprit capable, par exemple, dans l'évidence mathématique de s'arracher à la condition biologique19. À l'instar de la philosophie moderne dont il procède, il tente de s'opposer au fait de l'être, en plaçant l'esprit humain sur un plan supérieur au réel, « en creusant un abîme entre l'homme et le monde ». L'idée de l'humanité, espèce morale, rend illégitime l'application qui lui est faite des catégories valables pour le monde physique. L'autonomie se substituant à la grâce, les possibles s'offrent à la raison comme autant de choix logiques face auxquels elle conquiert sa liberté en sachant prendre ses distances. Derrière ce souci de la distance qui se nourrit d'un refus des coïncidences troubles s'affirme une volonté de s'arracher aux déterminismes, entre autres d'échapper aux déterminations venues du passé. « L'homme du monde libéraliste ne choisit pas son destin sous le poids d'une Histoire » (p. 12).

À travers ces figures se répète donc et se renforce le leit-motiv de la liberté qui pose l'esprit humain comme supérieur au réel, au-delà du monde implacable de l'histoire concrète et de ses asservissements.

Contre cette noble ambition libérale, Marx n'écrivit-il pas en ouverture du 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte: « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants20. » De là, l'exception marxiste, aux yeux de Levinas. Encore s'empresse-t-il d'ajouter qu'il ne s'agit que d'une exception provisoire. Car, même si le marxisme conçoit l'esprit en proie aux besoins matériels, même s'il réinsère la raison, l'esprit dans les rapports, les situations déterminés qu'impose l'histoire, il n'en renonce pas pour autant au « règne de la liberté ». « Prendre conscience de sa situation sociale, c'est pour Marx lui-même s'affranchir du fatalisme qu'elle comporte » (p. 15). La critique de l'économie politique - c'est bien de critique dont il s'agit - n'a pas pour fin d'enchaîner les hommes à la matérialité de l'économie, mais au contraire elle vise à les libérer des contraintes qui en découlent. Bien plus tard, dans Judaïsme et Révolution, Levinas insistera pour déformaliser l'idée de révolution et la définir par son contenu: il y a révolution, prononce-t-il, là où on libère l'homme, c'est-à-dire là où on l'arrache au déterminisme économique21.

 

L'innovation de l'hitlérisme, c'est l'entrée en servitude. Événement qui comprend certes la servitude politique, mais qui s'étend bien au-delà, touche au plus profond. Par rapport à cette histoire complexe de la liberté, plus spirituelle que politique, Levinas pose l'hétérogénéité irréductible du national-socialisme. En rupture radicale avec la civilisation européenne surgit une nouvelle conception de l'homme, de la destinée humaine qui consiste essentiellement dans un nouveau sentiment de l'existence, une nouvelle manière d'exister, c'est-à-dire de se rapporter à l'être. Philosophie de l'hitlérisme, car l'analyse phénoménologique de Levinas travaille à faire apparaître la dimension ontologique du phénomène pour mieux permettre d'en mesurer l'exceptionnelle gravité: une atteinte sans précédent à l'humain. Telle est bien la conclusion on ne peut plus ferme de l'article de novembre 1934: « Ce n'est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse qui est en cause. C'est l'humanité même de l'homme » (p. 23). Sous couvert d'une apothéose de la concrétude s'est mise en place une confusion sinistre entre l'orientation vers le concret et la brutalisation de l'existence.

« L'ontologie dans le temporel » de l'Allemagne hitlérienne peut se définir ainsi: le primat du corps biologique, l'exaltation conséquente du sang et de la race relèvent d'une manière d'exister spécifique; la situation à laquelle l'homme est rivé constitue désormais le fond de son être et circonscrit paradoxalement ses pouvoirs-être.

Avant de poursuivre plus avant, quelques remarques.

  • Dans la première partie du texte, la liberté, l'esprit de liberté est défini par rapport au temps, au drame du temps. Soit le pardon, soit la grâce, soit l'autonomie de la raison permettent à l'esprit d'échapper aux pesanteurs du temps, de s'émanciper de l'irréparable du passé qui courbe les hommes sous le joug d'une histoire antérieure. Or, dans la seconde partie de l'essai, celle qui envisage la rupture que représente l'hitlérisme dans l'histoire de l'Europe, la question du temps semble être abandonnée au profit d'une nouvelle question, celle du corps. C'est l'exaltation du corps biologique et le type d'identification qu'elle procure qui marquent l'effacement de la liberté et l'entrée en servitude. Est-ce à dire que la question du temps, si centrale d'après les développements consacrés à la liberté, est délaissée, oubliée? Il n'en est rien. L'analyse de Levinas effectue un déplacement. Car c'est à travers cette nouvelle expérience du corps et le sentiment de l'existence qui la soutient - le sentiment aigu d'être rivé - qu'une nouvelle expérience du temps se manifeste, telle que le passé triomphe, jette son emprise sur le présent. Cette adhérence au corps porte en elle des effets multiples: acceptation de l'enchaînement, elle vaut aussi comme acceptation du passé, plus, comme abdication devant les puissances obscures, troubles d'un passé réduit brutalement à l'hérédité et confondu avec elle. Comme si le pouvoir-être du Dasein se constituait, non dans une ouverture - là est le paradoxe - mais dans un renfermement sur soi qui deviendrait le coeur de la vie spirituelle. Dans cette nouvelle manière d'exister, la dimension du corps et celle du temps se conjuguent d'autant plus intimement que le corps cesse d'être vécu comme étranger au Moi. À propos de l'adhérence du corps au Moi, Levinas souligne cet entrecroisement: «  C'est une union dont rien ne saurait altérer le goût tragique du définitif  » (p. 18). La dimension du temps demeure primordiale; quelle que soit l'importance reconnue au corps, le critère de jugement pour Levinas reste sans conteste les rapports du temps et de la liberté et, si l'on ne craignait d'anticiper dans cette lecture d'un texte de 1934, ceux du temps et de l'humain.

  • Primauté du temps donc. Revenons à la conception du temps que cette odyssée de l'esprit de liberté suppose. Selon Levinas: « Le temps, condition de l'existence humaine, est surtout condition de l'irréparable  » (pp. 8-9). Et, afin de donner tout son poids au « surtout » de l'irréparable, le destin est pensé plus comme fardeau que comme don: «  Le fait accompli échappe à l'emprise de l'homme [ ... ] pèse sur son destin.  » Une vision tragique du temps est affirmée - « la tragédie de l'inamovibilité d'un passé ineffaçable » - et, dans la logique de cette conception, la condamnation de ce qui se donne comme initiative à n'être que continuation. En contraste, la pensée de ce que serait une vraie liberté associée à un vrai commencement qui se manifesterait comme un vrai présent, libéré des chaînes du passé et susceptible d'éternels recommencements. La phrase que nous retenons comprend un double mouvement. Levinas reprend Heidegger, va d'abord dans son sens, pour, dans un second temps, mieux s'en séparer. En effet, pour Levinas, sensible aux découvertes philosophiques de Heidegger, il y a bien co-appartenance de la temporalité et du Dasein. Quand il pose le temps comme condition de l'existence humaine, il se réfère, à l'évidence, aux thèses essentielles de Être et Temps selon lesquelles le temps est une structure interne du Dasein. § 45: «  Or le fondement ontologique originaire de l'existentialité du Dasein est la temporalité22. » Mais il marque aussitôt un écart significatif et délibéré en précisant que le temps est surtout - telle est sa dimension essentielle - condition de l'irréparable. En raison du rapport interne entre le temps et la condition humaine, il convient de penser cette condition plutôt sous le signe de cet irréparable, du poids du passé que sous celui du présent - ou de l'avenir -, de l'ouverture au commencement, en tant que tel.

  •  

    Autant de différences sensibles par rapport à Heidegger. Ce dernier pense le Dasein, « pour lequel en son être il y va de cet être même », dans un perpétuel état d'inachèvement - une constante non-totalité - en raison de l'excédent qui lui appartient. La structure du souci, l'être du Dasein, ne fait que renforcer cet inachèvement. «  Le " devancement de soi " qui est la principale caractéristique du souci connote une " ouverture " incompatible avec la fermeture d'un système [ ... ]. Nous avons pris une " option " pour l'ouverture contre la fermeture23. » Exister pour le Dasein, en tant qu'être pour les possibles, consiste à se rapporter à ses pouvoirs-être. De surcroît, le rattachement de la structure du temps à celle du souci tient l'existence loin de l'irréparable, puisque, au sein de l'unité des trois dimensions du temps, Heidegger accorde un primat à l'avenir. Loin d'ignorer le passé, défini plutôt comme être-été, l'auteur de Être et Temps pose cette dimension, dans la mesure où elle est comprise sous forme de l'assomption, comme ne se concevant qu'à partir de l'avenir. § 65: « L'être-été, d'une certaine manière, jaillit de l'avenir24. » Ajoutons à cela la définition du Dasein comme être-pour-la- mort, au sens où le devancement de soi propre à la structure du souci rencontre dans la mort sa concrétion la plus extrême. Le Dasein, en tant qu'être des possibles, trouve dans l'être-pour-la-mort sa possibilité la plus propre. Selon le § 53, « La mort est la possibilité la plus propre du Dasein. L'être pour celle-ci ouvre au Dasein son pouvoir-être le plus propre, où il y va purement et simplement de l'être du Dasein. » Ou encore cette apothéose du § 50: « La mort est la possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein. Ainsi l a mort se dévoile-t-elle comme la possibilité la plus propre, absolue, indépassable. Comme telle elle est une pré-cédence insigne25. »

    En ce sens, Heidegger, dans la mesure où il pense le Dasein comme ouverture à l'être, exister extatique, le conçoit comme capacité de s'arracher à toutes les déterminations susceptibles de porter atteinte à sa possibilité de se référer à ses pouvoirs-être. « Les hommes, qui sont Dasein, c'est-à-dire littéralement le " là " de l'Etre, l'ouverture à l'Être, donc ne sont pas rivés à l'étant dans la quête machinale et impérieuse de la satisfaction des besoins vitaux26. » La formule heideggerienne, si on voulait l'opposer à celle de Levinas, pourrait s'énoncer ainsi: « Le temps est condition de l'existence humaine et, surtout pour le Dasein, possibilité d'être en vue de soi-même. »

     

    D'où vient cette résistance de Levinas, comment interpréter cet écart qui consiste à accepter la structure de la temporalité, mais pour aussitôt l'incliner autrement?

    Faut-il y percevoir une réminiscence de l'Ecclésiaste, un écho des paroles du Kohelet: « Ce qui a été, c'est ce qui sera; ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera: il n'y a rien de nouveau sous le soleil! [ ... ] Ce qui vient à naître a dès longtemps reçu son nom; d'avance est déterminée la condition de l'homme27. » Dans le texte de 1934, liée à cette détermination du temps, allusion est faite au péché contre lequel se serait dressée la révolte du christianisme. Mais c'est davantage du côté des Grecs qu'il faudrait chercher ce rapport spécifique au temps. Levinas n'invoque-t-il pas les Atrides « qui se débattent sous l'étreinte d'un passé étranger et brutal »? Et n'attribue-t-il pas au tragique de la Moïra grecque « le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle de l'homme devant le temps »? Ce nom fait référence à la mort, car, selon la religion grecque, la Moïra peut être une déesse qui détermine le destin de chacun, et notamment la mort, le lot de tous. La mort serait-elle le visage de l'irréparable?

    Levinas est loin de partager cette vision tragique du temps, cette pensée du définitif et du fait accompli. Sinon, pourquoi aurait-il salué la civilisation européenne comme révolte continuée contre la tyrannie du temps? pourquoi s'insurgerait-il contre ce qui en représente la rupture? pourquoi s'interrogerait-il sur un vrai présent, une vraie liberté, c'est-à-dire un vrai commencement qui, en tant que tel, s'arrache à la domination du temps? C'est précisément parce qu'il est sensible au drame du temps, parce qu'il a pris acte de cette domination, que son oeuvre cherchera, de façon inédite, à en briser le cercle, à en desserrer l'étau.

    Début d'explication avec Heidegger, disais-je. En effet, cette insistance de Levinas sur l'irréparable et cette référence à la Moïra des Grecs ne sont-elles pas déjà liées à une réticence essentielle à l'égard de la reconnaissance heideggerienne de la mort comme la possibilité la plus insigne du Dasein? De ce point de vue, dans l'étude de 1932, qui se veut une présentation générale des grandes orientations de la philosophie de Heidegger et dont, selon Levinas, la nouveauté tient en ce qu'elle pose la compréhension de l'être comme un mode d'existence de l'homme, symptomatique, étonnant même, est le silence à propos de l'être-pour-la-mort, même si l'importance de la finitude y est reconnue. Dans De l'évasion, il refusera à la mort la qualité d'issue ou de solution. Ultérieurement, Levinas opposera à la possibilité de l'impossibilité heideggerienne « événement de liberté », l'impossibilité de la possibilité, la mort comme cessation de tout pouvoir-être. Dans le Temps et l'Autre (1947), « Ce qui est important à l'approche de la mort, écrit-il, c'est qu'à un certain moment nous ne pouvons plus pouvoir; c'est en cela justement que le sujet perd sa maîtrise même de sujet28. »

    Peut-être faut-il percevoir aussi l'aveu d'un soupçon? L'oeuvre heideggerienne est-elle tout entière orientée vers le pouvoir-être comme liberté? De par le rapport entre la compréhension et la précompréhension ontologique, n'est-elle pas affectée par la pesanteur de l'être? L'idée même de fait ne contient-elle pas un rapport au temps tourné du côté du passé? En 1940, dans L'Ontologie dans le temporel, Levinas estimera: « Il s'agit de chercher quelque chose que nous possédons déjà. Ne confondons pas cette situation avec la réminiscence du Ménon. Elle a un sens rigoureusement anti-platonicien, car il ne s'agit pas d'affirmer la liberté absolue du sujet qui tire tout de lui-même, mais de subordonner toute initiative à la réalisation anticipée de certaines de nos possibilités. Il y a d'ores et déjà de l'accompli en nous, et seul notre engagement à fond dans l'existence nous ouvre les yeux sur les possibilités de l'avenir. Nous ne commençons jamais entièrement neufs devant notre destinée29. »

     

    Si la philosophie est compréhension de l'existence, l'événement sans précédent de l'hitlérisme - la philosophie de l'hitlérisme au sens où l'entend Levinas - exige du philosophe une élucidation de ce nouveau mode d'exister, ainsi que des enjeux multiples qui s'y attachent et qui touchent à l'idée même d'Europe. Erroné serait donc de considérer que Levinas adhère purement et simplement à une conception tragique du temps. Ayant pris acte de cette dimension du temps rapportée au fait d'être, il entend plutôt ouvrir une voie nouvelle qui se tienne à égale distance de la philosophie traditionnelle et de Heidegger. En un sens la proposition « Le temps [ ... ] surtout condition de l'irréparable [ ... ] » est le socle à partir duquel Levinas va s'efforcer de frayer des voies nouvelles. À l'écart de la philosophie traditionnelle, car si Levinas salue son combat contre le temps, sous forme par exemple « d'un passage du présent temporel au présent éternel », il ne peut revenir à une position pré-heideggerienne qui se tient loin de l'existence concrète et ne se représente la liberté à l'égard du temps que comme celle d'un esprit désincarné, hors situations et hors de l'histoire. Mais à l'écart de Heidegger, car une triple méfiance apparaît envers ce dernier: méfiance avouée à l'égard de l'être, magnifiquement thématisée dans De l'évasion; méfiance vraisemblable, d'après le silence de 1932 à l'égard de l'être-pour-la-mort, méfiance sans nul doute envers le paragraphe 74 de Être et Temps qui rassemble le choix du héros, l'invocation à la communauté du peuple et à l'obéissance combattante30.

    Une question implicite qui travaille le texte de 1934 se déploie ou plutôt se constitue quelques mois plus tard dans De l'évasion: à quelles conditions convient-il de satisfaire pour que le temps (et du même coup la condition humaine) cesse d'être du côté de l'irréparable, de l'irréversible, du fait accompli? Bref, à quelles conditions convient-il de satisfaire pour accéder à un vrai présent, à un vrai commencement?

    Sans céder à l'illusion rétrospective, tournons-nous vers le texte Signature qui clôt Difficile liberté (1963). Les étapes de ce chemin philosophique y sont très exactement retracées. Soupçon à l'égard de l'être, de ce « bruissement chaotique d'un exister anonyme qui est une existence sans existant [ ... 1 Il y a - impersonnellement - comme il pleut ou comme il fait nuit. Aucune générosité que contiendrait, paraît-il, le terme allemand de es gibt correspondant à il y a ne s'y manifesterait entre 1933 et 1945. Il faut que cela soit! [ ... ] cette horrible neutralité de l'il y a31 ». Puis le mouvement de l'existence à l'existant et de l'existant à autrui. Pour aboutissement une nouvelle pensée du temps dans la mesure où le temps est considéré hors de la solitude qui est « absence de temps »et comme la relation même du sujet avec autrui. « Il [le temps] articule un mode d'exister où tout est révocable, où rien n'est définitif, mais est àvenir - où le présent même n'est pas une simple cdincidence avec soi, mais encore imminence32. »La réhabilitation du présent est le seul moyen de briser le jeu tragique du temps estimait Levinas en 1934 dans un compte rendu de La Présence totale de L. Lavelle. Réhabilitation du présent qui va de pair avec une pensée du commencernent33.

     

    Le gain de ces multiples avancées sur un chemin où la réflexion sur l'hitlérisme fut, sans nul doute, déterminante pourrait s'énoncer ainsi: « Le temps condition de l'existence humaine est surtout condition du révocable. »

  • Deux mouvements sont à distinguer soigneusement dans la progression du texte: d'une part, la mise en valeur du privilège accordé à l'expérience du corps biologique; de l'autre, la définition, la nomination d'une nouvelle Stimmung qui confère à l'hitlérisme sa dimension ontologique, à savoir l'enchaînement. Levinas ne se contente pas de constater l'enchaînement, de l'enregistrer comme un effet inévitable, quasi automatique du primat du corps biologique. Il y perçoit beaucoup plus. Il le fait ressortir comme un mode d'être, une valeur de la nouvelle société, une conception de la destinée humaine au point de conclure à une véritable acceptation de l'enchaînement, voire à sa glorification. Acceptation est, en effet, à entendre au sens fort du terme, puisqu'il y va de la sincérité de ceux qui s'y livrent, mieux, de leur accès possible à l'authenticité; bref, il y va de l'accès à leur être le plus profond et le plus vrai. À noter qu'une des sources d'attrait les plus fortes de cet enchaînement résiderait dans le refus du caractère ludique de la société moderne qui joue aussi bien avec la liberté qu'avec la vérité. Accepter l'enchaînement, c'est cesser de jouer, c'est s'enchaîner à son identité, à la vérité de cette identité, c'est accepter, assumer le sérieux de l'histoire et de l'existence. Nul doute qu'apparaisse ici chez Levinas une critique de la société moderne libérale, bourgeoise, qui à la fois cherche la sécurité plutôt que la liberté et se complaît dans un jeu fait d'absence de conviction et d'irresponsabilité. En ce sens, l'hitlérisme serait une force réactive: « C'est à une société dans un tel état que l'idéal germanique de l'homme apparaît comme une promesse de sincérité et d'authenticité » (p. 21). Ainsi, à contre-courant des grandes orientations de la civilisation européenne, l'enchaînement se révélerait-il comme le mode d'exister le plus authentique. Singulière inversion: alors que traditionnellement l'image des chaînes évoque la perte de la liberté, une réduction en esclavage, une atteinte à l'autonomie du moi, soudain s'opère un renversement de perspective tel que la question de la liberté étant délaissée, considérée comme un faux problème, liquidée, la chaîne devient le symbole de la coïncidence à soi, de l'identité enfin reconquise et assumée, d'une vérité à la saveur sans pareille. De là une nouvelle définition du spirituel où se croisent la réhabilitation du biologique et la glorification de l'enchaînement, où s'effectue sans cesse un passage de l'un à l'autre. « Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fatalité devient plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le coeur » (p. 18). [ ... ] « C'est dans cet enchaînement au corps que consiste toute l'essence de l'esprit. » [ ... ] « L'essence de l'homme n'est plus dans la liberté, mais dans une espèce d'enchaînement » (p- 19).

  • La référence à l'authenticité montre assez que «  l'explication » avec Heidegger se poursuit. Ce faisant, Levinas reprend la question de Spinoza héritée de La Boétie: « Comment se fait-il que les hommes combattent pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur salut?  » Question de la servitude volontaire réactivée par les expériences totalitaires du XXe siècle et que Levinas retrouve spontanément par des voies qui lui sont propres. Non énoncée explicitement, elle n'en pénètre pas moins l'ensemble du texte. À la question du « Comment », les Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme répondent par l'enchaînement entendu dans la multiplicité de ses dimensions. À travers cette nouvelle expérience du corps comme enchaînement, ce sentiment du corps spécifique, les hommes céderaient au « charme »de l'authenticité, plus encore à celui d'une nouvelle forme d'identité ou d'identification. Reposant sur l'enchaînement originel au corps, l'hitlérisme appartient bien à l'univers ensorcelé de la servitude volontaire. Il n'est que d'observer la conception du lien social sur laquelle il repose. Loin de se constituer dans l'accord des volontés libres professé par le libéralisme, le social se noue en exaltant des liens vécus comme plus profonds et plus vrais. Le lien social authentique est le lien de la communauté de sang.

    De là une alternative sous l'emprise des nouvelles valeurs: soit le mensonge du côté d'un ordre social qui se forme à partir « d'un affranchissement à l'égard du corps », soit la vérité du côté d'une société qui s'institue en privilégiant l'enchaînement originel au corps. Désincorporation du social ou incorporation du social, pourrait-on traduire. L'interprétation levinassienne mérite d'être ici confrontée à l'hypothèse de l'image du corps par laquelle Claude Lefort propose d'appréhender la logique interne du totalitarisme34. L'image du corps qui, dans l'oeuvre de Claude Lefort, vaut aussi comme réponse au Comment de la servitude moderne est l'image que la société totalitaire se fait d'elle-même, la figuration du principe directeur par lequel cette société s'institue en déniant l'existence d'une division en son sein - le peuple-Un - et en marquant une délimitation entre un dedans indivisé et un dehors - l'autre maléfique.

    Sans confondre une structure symbolique et un sentiment ou une expérience, en évitant de rabattre une interprétation sur l'autre, peut-être convient-il d'essayer de les articuler en formulant, par exemple, cette question: le sentiment du corps n'est-il pas ce qui rend l'ordre social totalitaire comme disponible à l'image du corps, figuration de la société une et indivisée? Mais surtout ces deux interprétations n'ont-elles pas en commun, outre leur enracinement dans la phénoménologie, de désigner dans le totalitarisme un même principe - au sens où Montesquieu s'enquiert des principes de gouvernement - qui serait, dans le cas présent, un principe d'identification tel que l'on pourrait soutenir que le totalitarisme est cette forme de société qui fonctionne et se déploie « à l'identité  », et donc à l'indistinction, selon des lignes différentes mais néanmoins susceptibles de s'entrecroiser, voire de se renforcer. Selon Claude Lefort, la société serait en proie à une logique identitaire déchaînée et sécrétée en quelque sorte par l'image du corps; selon Levinas, le nouvel ordre social s'instituerait dans la valorisation et l'approfondissement d'un processus d'identification d'autant plus enfermant qu'il se réclame de l'enchaînement originel au corps.

     

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