© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Miguel Abensour:
Le Mal élémental (I)
ISBN 2-7436-0250-3 © Éditions Payot & Rivages 1997
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions les Éditions Payot & Rivages de nous avoir autorisés à reproduire ces textes.
" Entretiens Emmanuel Levinas-François Poirié ", in François Poirié, Emmanuel Levinas, La Manufacture, 1987, p. 83. E. Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, M. Nijhoff, 1978. " Entretiens ", op. cit., p. 74. E. Levinas, " Fribourg, Husserl et la Phénoménologie ", Revue d'Allemagne et des pays de langue allemande, n' 43, mai 193 1, p. 407. Ibid., p. 414. H. Arendt, Vies politiques, Gallimard, 1974, p. 310. " Entretiens ", op. cit., p. 78. Ibid., p. 74. E. Levinas, De l'évasion, introduit et annoté par Jacques Rolland, fata morgana, 1982. Sera désormais cité dans le texte par De l'évasion et l'indication de la page. " Entretiens ", op. cit., pp. 82-83. L'ensemble de ces textes a été republié dans le Cahier de l'Herne consacré à Emmanuel Levinas, Paris, 1991, avec une introduction de Catherine Chalier, pp. 139-153. " L'actualité de Maimonide ", in Cahier de l'Herne, op. cit., p. 144; également pp. 150-151.
Cet essai accompagne la réédition de Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme d'Emmanuel Levinas.

I

Deux textes, deux dates - 1934-1990 - encadrent en quelque sorte le trajet philosophique d'Emmanuel Levinas, comme s'ils apportaient réponse à une question angoissée, formulée en 1987, et qui porte « la marque du néant »: « Ma vie se serait-elle passée entre l'hitlérisme incessamment pressenti et l'hitlérisme se refusant à tout oubli1? »

En contrepoint, la dédicace de 1978 qui ouvre Autrement qu'être ou au-delà de l'essence: « À la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d'assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d'humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l'autre homme, du même antisémitisme2. »

C'est reconnaître le statut exceptionnel du texte de 1934 qui dépasse de loin la dénonciation de l'hitlérisme pour en livrer une interprétation, ou plutôt qui montre in actu qu'une forme supérieure de dénonciation exige le travail de l'interprétation. D'abord, à Emmanuel Levinas cet article parut suffisamment important - malgré la gêne que provoquait en lui le titre où cohabitaient si étrangement, semble-t-il, philosophie et hitlérisme - pour qu'il jugeât bon d'y ajouter, dans l'édition américaine, une page rétrospective. Ainsi le lecteur peut lire ce texte à la lumière du chemin parcouru par son auteur - la précédence de l'amour sur la liberté - à laquelle fait écho cette interrogation que porte le post-scriptum de 1990: « On doit se demander si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain. »

Dans l'oeuvre abondante d'Emmanuel Levinas, il convient d'y insister, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme est l'unique texte qui se risque, par le recours à la technique phénoménologique et à ses virtualités critiques, à interpréter un phénomène socio-historique. Risque d'autant plus grand que cette interprétation critique fut proposée « à chaud » et à l'écart des modes de pensée qui prévalaient alors. De surcroît, rares furent les textes philosophiques qui tentèrent de se mesurer à l'événement pour en faire apparaître le caractère sans précédent. En France, si l'on retient ce critère, outre le texte de Levinas, on ne rencontre que celui de G. Bataille, La Structure psychologique du fascisme (Critique sociale, novembre 1933, n° 10, mars 1934, n° 11).

Cette intervention d'Emmanuel Levinas n'eut rien de contingent. Une condition juive assumée sans détour, une conscience éveillée aux menaces terrifiantes du national-socialisme, plus encore alarmée par la césure qui s'annonçait, animent cette volonté d'intelligibilité. S'y fait jour une sensibilité aiguë à ce qui se préparait, car Emmanuel Levinas connaissait bien l'Allemagne pour y avoir séjourné l'année universitaire 1928-1929 auprès de Husserl et de Heidegger. C'est à Levinas que l'on doit principalement l'introduction de la phénoménologie en France. En 1930, il publie Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, en 1932, dans la Revue philosophique, l'étude pionnière, Martin Heidegger et l'ontologie, reprise dans En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (Vrin 1967, pp. 53-89). Au coeur de ce voyage philosophique en Allemagne, il y eut à Fribourg la rencontre d'un maître, Heidegger. Dans l'entretien de 1987, E. Levinas déclare: « La grande chose que j'ai trouvée fut la manière dont la voie de Husserl était prolongée et transfigurée par Heidegger. Pour parler un langage de touriste, j'ai eu l'impression que je suis allé chez Husserl et que j'ai trouvé Heidegger... J'ai su aussitôt que c'est l'un des plus grands philosophes de l'histoire. Comme Platon, comme Kant, comme Hegel, comme Bergson3. »

Pour percevoir cet éblouissement face à ce qui se présentait et se pratiquait comme une véritable révolution philosophique, une «  Renaissance », tournons-nous vers un texte de Levinas où vibre cet enthousiasme de jeunesse. Fribourg, c'est avant tout la ville de la phénoménologie. Contre les constructions et les abstractions, contre le psychologisme, il s'agit de redécouvrir, de sauver le phénomène en l'immergeant « dans la vie consciente, dans l'individuel et l'indivisible de notre expérience concrète ». « Tout ce qui est conscience n'est pas replié sur soi-même, comme une chose, mais tend vers le Monde. Le concret suprême dans l'homme, c'est sa transcendance par rapport à lui-même. Ou, comme disent les phénoménologues, c'est l'intentionnalité4. » Ce retour aux choses mêmes se double d'une réhabilitation du sentiment, voie d'accès spécifique au monde. Levinas, qui évoque quelques conférences de Husserl, devient presque lyrique dès qu'il parle de son successeur: « Sa chaire a passé à Martin Heidegger, son disciple le plus original et dont le nom est maintenant la gloire de l'Allemagne. D'une puissance intellectuelle exceptionnelle, son enseignement et ses oeuvres donnent la meilleure preuve de la fécondité de la méthode phénoménologique. Mais déjà un succès considérable manifeste son extraordinaire prestige... Au séminaire, où seuls les privilégiés étaient admis, toutes les nations ont été représentées... En regardant cette brillante assemblée, j'ai compris cet étudiant allemand que j'avais rencontré dans le rapide Berlin-Bâle, lorsque je me rendais à Fribourg. Interrogé sur son lieu de destination, il me répondit sans sourciller: je vais chez le plus grand philosophe du monde5. » Ce texte de 1931 fait penser à l'article qu'Hannah Arendt écrivit en 1969: Martin Heidegger a quatre-vingts ans. On y perçoi t le même éblouissement, le même ébranlement: « La nouvelle le disait tout simplement: la pensée est redevenue vivante, il [Heidegger] fait parler les trésors culturels du passé qu'on croyait morts... Il y a un maître ; on peut peut-être apprendre à penser6. » Il s'agissait bien d'un maître, de la rencontre d'un maître et du choc non exempt de violence ou de séduction qu'entrame ce genre de rencontre. « Il parlait à mes oreilles caché dans sa grandeur! » avoue Levinas. Parole non dogmatique, mais autoritaire qui se tenait à l'écart aussi bien de la maïeutique socratique que de la relation éthique, parole d'un maître qui ne restait pas étranger à l'ordre de la domination.

E. Levinas le reconnaît à propos des entretiens de Davos en 1929 et de la joute philosophique qui opposa Heidegger à Cassirer. «  Heidegger annonçait un monde qui allait être bouleversé. Vous savez qui il allait rejoindre trois ans plus tard: il aurait fallu tout de même avoir le don de la prophétie pour le pressentir déjà à Davos. J'ai pensé pendant longtemps - au cours des années terribles -que je l'avais senti alors malgré mon enthousiasme. Et je m'en suis beaucoup voulu pendant les années hitlériennes d'avoir préféré Heidegger à Davos7. »

Ces rappels pour mettre en lumière la surdétermination du texte sur l'hitlérisme qui peut, qui doit être lu comme un début «  d'explication avec » Heidegger, un premier essai d'élucidation de l'inconcevable - le ralliement du « plus grand philosophe du monde » à l'oeuvre de mort, à la barbarie du national-socialisme. Tel est le second moment de ce qu'Élisabeth de Fontenay appelle « la torsion à l'infini » ; à côté de l'éblouissement, l'opacité, l'obscurcissement. Au sujet des rapports de Heidegger avec le nazisme, E. Levinas dit son désarroi, son incompréhension: « Je ne sais pas... c'est la partie la plus noire de mes pensées sur Heidegger et sans oubli possible... » Ou encore: «  Comment est-ce possible? » Il dit aussi son refus catégorique de l'oubli: « Je n'oublierai certes jamais Heidegger dans ses rapports à Hitler. Même si ces rapports ne furent que de brève durée, ils sont à jamais8. »

Comment ne pas percevoir dans ces Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, postérieures d'un peu plus d'un an au discours de rectorat du 27 mai 1933 sur L'Auto-affirmation de l'Université allemande, la décision de mettre en oeuvre la force heuristique et la force critique de la méthode phénoménologique à l'épreuve de l'hitlérisme? Comme si son auteur tendait au maître en phénoménologie un miroir pour voir si ce dernier y reconnaissait l'image que le disciple, interprète de l'hitlérisme, avait réussi à y faire apparaître. Le miroitier s'y reconnaissait-il, ou consentait-il à s'y reconnaître? Sinon, que diable était-il allé faire dans cette galère? La relation souterraine à Heidegger, jamais nommé, dans ce texte qui vaut en quelque sorte comme « un retour à l'envoyeur », requiert de rapprocher patiemment l'essai de Levinas consacré à l'hitlérisme de la méditation philosophique qu'il écrivit un an plus tard, De l'évasion, et remarquablement rééditée par Jacques Rolland en 19829. Car - telle sera mon hypothèse de lecture - la catégorie de l'évasion, critique voilée de Heidegger, travaille déjà « en creux » l'analyse de l'hitlérisme, dévoilant ainsi le phénomène de l'enchaînement. Aussi une confrontation est-elle à instaurer entre ces deux textes qui communiquent l'un avec l'autre, même si c'est sous la forme d'une figure inversée. N'est-ce pas la mise en lumière, ou plutôt la mise en scène de l'enchaînement qui appelle, qui fait naître, qui, par effet de contraste, impose la catégorie de sortie? La réflexion sur l'hitlérisme en tant qu'expérience de l'enchaînement de masse n'a-t-elle pas suscité chez celui qui la menait une méditation impérative sur le besoin d'évasion? Au sujet de De l'évasion, Levinas déclare dans l'entretien de 1987: « Dans le texte originel, écrit en 1935, on peut distinguer les angoisses de la guerre qui approchait et toute la " fatigu e d'être ", l'état d'âme de cette période. Méfiance à l'égard de l'être, qui, sous une autre forme, s'est continuée dans ce que j'ai pu faire après cette date, à une époque qui, tout entière, était le pressentiment de l'hitlérisme imminent partout10. »

 

Cette confrontation en appelle une autre. Qui consent, en effet, à accueillir l'oeuvre de Levinas dans sa double dimension, la philosophique et la juive, à penser sans s'y dérober la tension irréductible et insoluble entre le philosophe et le penseur juif, ne peut ignorer les textes écrits à la même période dans Paix et Droit, la revue de l'Alliance israélite universelle11. S'y élabore une réflexion renouvelée sur « la gravité du fait d'être juif en diaspora ». Les questions découvertes et énoncées dans le langage de la philosophie réémergent pour y recevoir, sous un éclairage nouveau, une confirmation, voire une aggravation telles que les suscite l'expérience juive affrontée à une persécution sans pareille. Par exemple, retenons cette opposition entre paganisme et judaïsme qui, au regard de la lecture phénoménologique de l'hitlérisme, se charge du rapport à l'être et à la sortie de l'être. « Le paganisme n'est jamais la négation de l'esprit, ni l'ignorance d'un Dieu unique... Le paganisme est une impuissance radicale de sortir du monde. Il ne consiste pas à nier esprits et dieux, mais à les situer dans le monde... Dans ce monde se suffisant à lui-même, fermé sur lui-même, le païen est enfermé. Il le trouve solide et bien assis. Il le trouve éternel. Il règle sur lui ses actions et sa destinée. Le sentiment d'Israël à l'égard du monde est tout différent. Il est empreint de suspicion. Le juif n'a pas dans le monde les assises définitives du païen12. »

couverture chapitre suivant

____________________________

Server / Server © Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 05/12/2000 à 15h29m29s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE