© Michel Fingerhut 1996/7

Martine Aubry et Olivier Duhamel:
Petit dictionnaire pour lutter contre l'extrême-droite (J)
Éditions du Seuil (©) Octobre 1995. ISBN 2-02-029984-4
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Introduction - A - B - C - D - E - F - G - H - I - J - L - M - N - O - P - R - S - T - U - V - X - Annexe 1 - Annexe 2

Jeanne d'Arc

Jean, dit Jean-Marie, fête Jeanne, dite Jeanne d'Arc. N'y a-t-il pas danger à laisser à Le Pen le soin d'utiliser à sa guise la mémoire de la Pucelle, véritable mythe de l'histoire de France ?

Chaque Française et chaque Français a su, sait, ou saura qu'une jeune bergère née en 1412 à Domrémy, aux limites de la Lorraine, a résisté aux Anglais pendant la guerre de Cent Ans. Qu'elle avait 13 ans lorsqu'elle entendit des voix, celle de saint Michel surtout, lui enjoignant de délivrer le royaume des ennemis. Qu'elle réussit à convaincre le roi Charles VII, en 1429, de lui confier une escorte ; qu'elle mena l'armée royale à Orléans et força les Anglais à lever le siège. Mais que, faite prisonnière devant Compiègne et vendue aux Anglais, elle subit un procès inquisitorial et fut condamnée, pour hérésie. Qu'elle fut brûlée comme sorcière, à Rouen, le 30 mai 1431. Jeanne d'Arc est la première de nos héroïnes nationales.

Le Front du même nom se l'est appropriée. Le premier dimanche de mai, il la fête à Paris, transformant cet anniversaire en une manifestation de force de l'extrême-droite.

Les récupérations politiques de Jeanne d'Arc n'ont pas manqué dans notre histoire, de tous côtés, droit ou gauche. Mais avec l'essor du Front national, Jeanne retrouve la fonction idéologique qu'elle occupait pendant l'Affaire Dreyfus, moment où « le mythe devient exclusif, univoque, agressif, Jeanne est célébrée comme la sainte patronne de l'extrême droite » (Michel Winock, « Jeanne d'Arc », in Les Lieux de mémoire, t. 3 : Les France, p. 708). Elle incarne alors l'enracinement paysan, la patrie, la race supérieure et le courage militaire, autant de caractéristiques qui, dans le modèle nationaliste, s'opposent au « Juif », symbole de l'Anti-France. National Hebdo renoue avec cet accaparement, en écrivant, le 7 mai 1987 : « Mais vous êtes la pureté et ce siècle est pourri. Mais vous êtes le symbole du patriotisme et il est de bon ton de cracher sur notre drapeau » (cité par M. Winock, op. cit., p. 724). La Pucelle, qui appelait lors de la guerre de Cent Ans à « bouter les Anglais hors de France » devient, dans les discours du Front national, un modèle pour lutter contre les « envahisseurs » d'aujourd'hui, à savoir les immigrés. Non content de cet amalgame, le FN pousse l'analogie plus loin en comparant Jeanne d'Arc à Jean-Marie Le Pen dans le rôle du Sauveur providentiel d'un pays en décadence (sous la réserve obligée de la virginité...).

Ne lui laissons pas Jeanne d'Arc ! Jeanne, symbole d'abord de la persécution catholique. Jeanne, victime exemplaire des crimes de l'Inquisition. De quel droit les catholiques les plus intégristes et les moins tolérants la glorifieraient-ils ? Jeanne, fille du peuple, expression de la lutte contre les cadres de l'Ancien Régime, qui l'ont abandonnée puis trahie. Jeanne, une femme, en pantalon... Mais, plus, il faut surtout sauver la Pucelle parce qu'elle appartient à la mémoire collective : puisque tout élève, français ou étranger, a forcément entendu parler de la petite bergère luttant pour la liberté et infléchissant la marche de l'Histoire, ne laissons pas l'extrême-droite s'associer illégitimement à un modèle positif des représentations collectives.

Justice

Le Pen affirme souvent n'avoir jamais été condamné en justice. La vérité est très différente.

Le 14 janvier 1971, déjà, la Cour de cassation le condamne pour apologie de crimes de guerre à propos de l'édition d'un disque intitulé Le IIIe Reich. Voix et chants de la Révolution allemande. L'information avait été ouverte en octobre 1965 et la première condamnation prononcée par la 17e chambre correctionnelle de Paris, le 18 décembre 1968. « L'ensemble de cette publication était de nature à inciter tout lecteur à porter un jugement de valeur morale favorable aux dirigeants du parti national-socialiste allemand [...] et constituait un essai de justification au moins partielle de leurs crimes », précise la Cour de cassation.

Le 31 octobre 1984, le tribunal correctionnel d'Amiens condamne Le Pen aux dépens car « est suffisamment établie l'existence d'une corrélation objective entre, d'une part, les propos tenus par Jean-Marie Le Pen ou ceux qu'il laisse tenir sans les désavouer par des membres de son mouvement lors de réunions publiques, d'autre part une recrudescence des sentiments racistes dans l'opinion publique ». La cour d'appel d'Amiens confirme le jugement le 28 octobre 1985. Le tribunal correctionnel de Lyon se prononce dans le même sens, le 31 octobre 1985, jugement confirmé par la cour d'appel de Lyon, le 27 mars 1986.

Le tribunal correctionnel d'Aubervilliers juge, le 11 mars 1986, la mise en cause de journalistes parce que juifs et de Mgr Lustiger [Voir Antisémitisme], et condamne Le Pen à payer le franc symbolique de dommages-intérêts et ordonne la publication du jugement. Jugement confirmé en appel et en cassation. Le tribunal de Nanterre le condamne le 23 septembre 1987 pour avoir qualifié de détail la question de l'existence des chambres à gaz nazies. La cour d'appel de Versailles confirme le 28 janvier 1988, considérant que « l'emploi délibéré de cette expression, même restreinte aux circonstances et aux modalités de l'extermination nazie, apparaît comme un consentement à l'horrible car il revient à banaliser, sinon à méconnaître, les souffrances ou persécutions infligées aux déportés et particulièrement aux Juifs et aux Tziganes au cours de la Seconde Guerre mondiale et à ramener ainsi à un simple fait de guerre [...] des actes ayant été jugés crimes contre l'humanité ». Le 11 octobre 1989, la Cour de cassation rejette le pourvoi de Le Pen. Après ces condamnations en référé, la justice a statué au fond. Le tribunal de grande instance de Nanterre a condamné Le Pen les 11 janvier et 23 mai 1990. La cour d'appel de Versailles a aggravé les condamnations le 18 mars 1991, considérant que l'assertion selon laquelle les chambres à gaz sont un détail est « coupablement choquante et en elle-même intolérable », que la faute commise par Le Pen est « génératrice d'une atteinte très grave au souvenir fidèle, au respect et à la compassion dus aux survivants du génocide et à leurs familles » et qu'elle a causé un « trouble d'une exceptionnelle gravité » s'agissant d'un homme public « dont les ambitions le conduisent à briguer la magistrature suprême ». Le Pen dut ainsi payer 10 francs au MRAP et 101000 francs à chacune des neuf autres parties civiles, ainsi que la publication du jugement dans cinq quotidiens et six hebdomadaires. Le tribunal correctionnel de Paris reconnaît, le 16 novembre 1987, Le Pen « coupable du délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale » d'une part pour un tract électoral lors de la campagne de 1983 dans le XXe arrondissement, d'autre part pour ses propos à L'Heure de vérité du 14 février 1984 selon lesquels « le monde islamo-arabe » constitue un « danger mortel ». La cour d'appel confirme le 29 mars 1989.

Le Pen a poursuivi l'acteur Roger Hanin, pour avoir déclaré, le 16 décembre 1989, que les dirigeants du Front national « ne sont pas seulement des fascistes mais de véritables nazis », et Var-Matin pour avoir reproduit ces propos. Le 20 juin 1990, le tribunal de grande instance de Toulon les relaxe et laisse les dépens à charge du plaignant : « au-delà même de la liberté d'opinion, le droit de dénoncer des idéologies suspectes constitue dans une démocratie une liberté publique fondamentale... ». Le tribunal précise que le Front national a une « conception de la nationalité très spécifique [...] au demeurant sans rapport avec celle qui a toujours prévalu dans le Droit français démocratique [...] [car elle est] établie sur des fondements raciaux ou religieux, ou les deux intimement liés ». Il ajoute « que les idéologies fascistes et nazies ont trouvé leur abominable aboutissement dans l'holocauste [...] [mais que malgré leur] mise au ban de la nation, et d'ailleurs de l'humanité, Le Pen révélait [...] une surprenante complaisance à l'égard du nazisme ». La cour d'appel d'Aix-en-Provence confirme le 25 février 1991, en admettant que Roger Hanin a apporté la preuve que Le Pen « avait bien tenu un propos que les survivants du génocide pouvaient légitimement considérer comme un consentement à l'horrible et une excuse envers les théories nazies sur la solution finale ».

Le 22 janvier 1991, le président des référés de Lyon rend une ordonnance, confirmée par la cour d'appel de Lyon le 23 mai 1991, interdisant l'affiche du Front national « SIDA : Socialisme, Immigration, Drogue, Affairisme ». Les juges expliquent : « L'utilisation du terme SIDA pour stigmatiser l'immigration qui représenterait un danger aussi grave que la maladie porte une atteinte intolérable à la dignité des malades, qui ont droit au respect et à la solidarité et également une atteinte intolérable à la dignité des populations immigrées. » Le Front national est condamné à verser des dommages et intérêts aux associations demanderesses.

Le 22 juin 1994, la 11e chambre de la cour d'appel de Paris relaxe Michel Rocard, poursuivi par Le Pen pour l'avoir accusé, le 2 février 1992, à 7 sur 7, d'avoir torturé en Algérie. La cour rappelle qu'« en 1957 et dans les années suivantes, Jean-Marie Le Pen avait approuvé et légitimé l'utilisation de la torture en Algérie », ajoutant que ses propos sur ce qu'il avait ou non personnellement fait « étaient très ambigus ».

Ces décisions de justice présentent au moins quatre mérites. Elles apportent un peu de réconfort aux personnes agressées par ces discours. Elles tracent des limites au discours de la haine. Elles sanctionnent Le Pen et son mouvement lorsqu'ils franchissent ces limites. Elles éclairent les citoyens sur les exigences d'un débat démocratique digne.

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