© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Dominique Bourel*:
Juifs et Allemands: une « symbiose » problématique
in Les cahiers de la Shoah n° 1, 1994. ISSN 1262-0386 © Les Éditions Liana Levi, 1994
Conférences et séminaires sur l'histoire de la Shoah, Université de Paris I, 1993-1994
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions vivement Dominique Bourel et les Éditions Liana Levi de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
Dominique Bourel est directeur de recherche au CNRS. Chargé de conférence à l'EPHE IVe section. Enseignant invité à l'Université hébraïque de Jérusalem et à l'Université libre de Berlin. A traduit et établi l'édition d'oeuvres de M. Mendelssohn, W. Dohm et M. Buber. Coéditeur avec J. Le Rider de De Sils Maria à Jérusalem. Nietzsche et le Judaïsme, Paris, Éditions du Cerf, 1991. On peut la trouver facilement dans le Yearbook du Leo Baeck Institute, Londres, 1956. La revue Germania Judaica (Cologne) recense régulièrement les travaux en cours et publie régulièrement des Arbeitsinformationen. Sur ce débat, voir l'ouvrage d'Enzo Traverso, Les Juifs et l'Allemagne, de la « symbiose judéo-allemande » à la mémoire d'Auschwitz, Paris, 1992. Sur l'antisémitisme, la littérature est immense. Voir le récent Jahrbuch für Antisemitismusforschung, Francfort-sur-le-Main, 1992, publié par l'Institut für Antisemitismusforschung et dirigé à la Technische Universität de Berlin par Wolfgang Benz. Nous empruntons le titre à la version allemande du superbe ouvrage d'Étienne François, Protestants et catholiques en Allemagne au XVIIIe siècle: identités et pluralisme, Aurgsbourg 1648-1806, Paris, 1993. Moshe Davis, The Emergence of Conservative Judaism, Philadelphie, 1963; W. Gunther Plaut, The Rise of Reform Judaism, New York, 1963, et The Growth of Reform Judaism, New York, 1968. Meir Hildesheimer, « Moses Mendelssohn in Nineteenth-Century Rabbinical Literature », in Proceedings of the American Academy for Jewish Research, IV, 1988, pp. 79-133. Deborah Hertz, Jewish High-Society in Old Regime Berlin, New Haven-Londres, 1988. Voir la récente et superbe anthologie préparée par Christoph Schulte, Deutschtum und Judentum. Ein Disput unter Juden aus Deutschland, Stuttgart, 1993. On en retrouvera une traduction due à Marc B. de Launay dans Pardès, 5, 1985, pp. 7-48. On vient de publier une anthologie des textes de ce penseur, L'Éthique du judaïsme, trad. prés. par Maurice R. Hayoun, Paris, 1994. Gerhard Höhn, Heinrich Heine, un intellectuel moderne, Paris, 1994. Heinrich Heine, Ludwig Börne {suivi de} Ludwig Marcus, trad. prés. par Michel Espagne, Paris, 1993. Dominique Bourel, « La Wissenschaft des Judentums en France », in Revue de synthèse, 1988, pp. 265-280, et Perrine Simon-Nahum, La Cité investie. La « science du judaïsme » française et la République, Paris, 1991. Tout travail sur Mendelssohn dépend des recherches et des éditions d'Alexander Altmann. Outre la biographie (1974), on trouvera un florilège de ses articles dans Von der mittelalterlichen zur modernen Aufklärung, Tübingen, 1987. Sur l'histoire de la recherche mendelssohnienne, cf. Michael Albrecht, « Moses Mendelssohn. Ein Forschungsbericht 1965-1980 », in Deutsche Vierteljahrschrischt für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, LVII, 1983, pp. 64-159. Lessing, Nathan le sage, version bilingue, présentation et notes d'Anne Lagny, Paris, 1993. Selma Stern, Die preussische Staat und die Juden, Tübingen, 19621971. Voir les notes et l'introduction à notre réédition de Dohm, De la réforme politique des Juifs, Paris, 1984. Voir les notes et l'introduction de notre traduction, Paris, 1982, préf. d'E. Lévinas.
On connaît l'hommage de Kant à Mendelssohn dans sa lettre du 16 août 1783:
« Monsieur Friedländer vous dira combien, en lisant votre Jérusalem, j'en ai admiré la pénétration, la subtilité et l'intelligence. Je considère ce livre comme la proclamation d'une grande réforme -- certes lente dans son instauration et son progrès -- qui ne touchera pas seulement votre nation mais d'autres encore. Vous avez su concilier votre religion avec une liberté de conscience dont on ne l'aurait jamais crue capable et dont nulle autre ne peut se vanter. Vous avez en même temps exposé la nécessité d'une totale liberté de conscience à l'égard de toute religion de manière si approfondie et si claire que même l'Église, de notre côté, devra finir par se demander comment purifier sa religion de tout ce qui peut accabler ou opprimer la conscience, ce qui, enfin, ne peut manquer d'unir les hommes sur les points essentiels de la religion. Car tous les préceptes religieux qui accablent la conscience nous viennent de l'histoire, lorsqu'on fait de la croyance en leur vérité la condition du salut. » Correspondance, Paris, 1991, p. 217.
Françoise Tillard, Fanny Mendelssohn, Paris, 1992. Wilhelm Treue, « Das Bankhaus Mendelssohn als Beispiel einer Privatbank im 19. und 20. Jahrhundert », in Mendelssohn Studien, 1, 1972, pp. 29-80. Voir surtout Felix Gilbert (Hg.), Bankiers, Künstler und Gelehrte. Unveröffentlichte Briefe der Familie Mendelssohn aus dem 19. Jarhundert, Tübingen, 1975 et Rudolf Elvers (Hg.), Die Mendelssohns in Berlin. Eine Familie und ihre Stadt, Berlin, 1983. Le Gai Savoir, SS 348. Voir aussi Dominique Bourel et Jacques Le Rider (éd.), De Sils Maria à Jérusalem. Nietzsche et le judaïsme, Paris, 1991. On trouvera une élégante synthèse et une bibliographie de près de 400 titres in Shulamit Volkov, Die Juden im Deutschland 1780-1918, Munich, 1994. Les chiffres qui suivent viennent des ouvrages de Jacob Toury. Jacob Katz, Wagner et la question juive, Paris, 1986. Werner E. Mosse, Jews in the German Economy. The German-Jewish Economic Elite 1820-1935, Oxford, 1987. Fritz Stern, L'Or et le fer. Bismarck et son banquier Bleichröder, Paris, 1990. Voir aussi, de cet auteur, Rêves et illusions. Le Drame de l'histoire allemande, Paris, 1989. Voir les études de Walter Laqueur, Jean-Michel Palmier, Peter Gay et David Bronsen (éd.), Jews and Germans from 1860 to 1933. The Problematic Symbiosis, Heidelberg, 1979. Steven E. Aschheim, Brothers and Strangers. The East European Jew in Germany and German Jewish Consciousness 1800-1923, Madison-Londres, 1982. Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le Judaïsme libertaire en Europe centrale, Paris, 1988. In Die Weltwoche, 1966, n° 1709, tr. fr. Documents. Revue des questions allemandes, 1967, p. 137. Michael A. Meyer, The Origin of the Modern Jew, Detroit, 1967; David Sorkin, The Transformation of German Jewry 1780-1840, New York-Oxford, 1987; George I. Mosse, German Jews beyond Judaism, Bloomington-Cincinnati, 1985.

Les problèmes soulevés par l'étude de l'histoire du judaïsme allemand dans la période moderne et contemporaine sont devenus une galaxie de champs d'études que recouvre une bibliographie1 en croissance constante.

Pour comprendre le destin des Juifs

Outre les questions relatives aux destins de deux peuples, allemand et juif, c'est la spécificité de la rencontre qui soulève une demande de sens, que l'on étudie l'émergence de la génération de Moses Mendelssohn au XVIIIe siècle, l'intégration économique et sociale du XIXe siècle ou la catastrophe du XXe. Il y a donc bien une singularité judéo-allemande, qu'elle soit considérée comme une « symbiose », comme une illusion, ou encore comme un cas pathologique d'antisémitisme2. Parmi les caractères marquants de cette histoire, la culture allemande, et surtout protestante, suffirait à elle seule à différencier considérablement l'histoire des Juifs en Allemagne et en France. Dans le cas qui nous intéresse -- retrouver la genèse d'un judaïsme moderne --, il faut affiner l'enquête et la faire porter d'abord sur la Prusse; la situation y est très curieuse puisque la tolérance est inscrite depuis longtemps dans les textes et dans les moeurs de ce pays dont les souverains sont calvinistes, la majorité de la population luthérienne -- souvent piétiste -- et qui a « reçu », tout au long de son existence, les minorités exclues, les Juifs en 1671, les huguenots en 1685, les Salzbourgeois en 1731-1732. Il y a en Allemagne, comme d'ailleurs dans toute l'Europe, une « frontière invisible », non seulement entre protestants et catholiques3 mais encore entre luthériens et calvinistes, qui se définit précisément autour de la question juive.

Cette rencontre entre le judaïsme a engendré elle-même ses mythes, ses « lieux de mémoire », ses grandes figures intégratrices. A elle seule cette légende du judaïsme allemand mériterait des investigations précises. Moses Mendelssohn est présent dans toutes les variantes du judaïsme en Allemagne, mais aussi aux États-Unis4 et en Palestine-Israël. Il sert d'emblème aux réformés ou à la néo-orthodoxie, de repoussoir aux sionistes et, quelques hassidim mis à part, les rabbins les plus conservateurs reconnaissent eux aussi ses mérites5. La mémoire des salons berlinois fait aussi partie de l'histoire de la ville6.

Enfin, c'est surtout le mythe d'une suprématie culturelle que les grandes familles, Mendelssohn, Warburg, Cassirer et tant d'autres surent créer, et entretenir. Il est vrai que ces banquiers, mécènes, professeurs d'universités et artistes de renom marquèrent de façon indélébile leur époque: récolte de nombreux prix Nobel, litanie des grands dirigeants. Le traitement de ces données s'avère assez complexe, car il est toujours difficile de trouver le ton juste -- ni hagiographie ni séparatisme --, alors que ce groupe se définit précisément par son intégration au pays d'accueil.

Cette question de la « symbiose » judéo-allemande a d'ailleurs très tôt constitué un véritable genre littéraire7, lancé par la revue Kunstwart en 1912 et réactualisé par le texte d'Hermann Cohen8, Judaïsme et germanisme de 1915. Toute une littérature doit encore être exhumée, qui chanta les mérites ou les impossibilités d'une authentique rencontre, d'un vrai dialogue entre les Juifs et les Allemands.

Un dernier paramètre pourrait intéresser les historiens de l'identité française: en effet, lorsqu'on étudie les transferts culturels franco-allemands, la place des Juifs venus d'Allemagne, ou de leurs enfants, ne manque pas de constituer une référence occultée, un point aveugle de la naissance de la France contemporaine. En effet, nombreux sont les Juifs allemands qui, dès le XIXe siècle -- Karl Marx n'est que le cas le plus connu --, vinrent à Paris, chassés ou suspects, trouver un havre de paix, ou du moins une manière de faire fructifier des diplômes acquis outre-Rhin, qui ne pouvaient être utilisés en Allemagne. Le cas le plus connu d'intellectuel demeurant en Allemagne, celui de Heinrich Heine9, ne doit pas masquer la cohorte de savants de toutes disciplines qui s'installèrent en France10. Lorsque Renan fut renvoyé du Collège de France, c'est Salomon Munk qui le remplaça. L'École pratique des hautes études, l'Académie des inscriptions et des belles-lettres et beaucoup d'autres écoles spéciales virent des Juifs allemands prendre racine en France11. Cet effet in partibus de la symbiose judéo-allemande se retrouve de manière évidente aux États-Unis ou en Israël.

Mendelssohn: un exemple significatif

Moses Mendelssohn (1729-1786), né la même année12 que Lessing, qui l'immortalisera dans Nathan le Sage13, et mort en même temps que son roi Frédéric le Grand, qui n'aimait pas les Juifs mais favorisa considérablement leur essor économique14, se trouve à l'origine de cette histoire. Né à Dessau, il arrive à Berlin en 1743, ayant reçu une éducation traditionnelle -- il restera observant toute sa vie -- mais ayant lu le Guide des égarés. Travaillant dans une soierie (le textile était une des grandes ressources de la Prusse), il mènera une triple carrière d'homme de lettres, de métaphysicien et de penseur juif. Ses articles, ses recensions sont très vite recherchés et redoutés, d'autant que son maniement de l'allemand est remarquable alors que ce n'est pas sa langue maternelle. Sa pensée -- qui se meut dans les cadres de la philosophie de Leibniz -- est considérée, par Kant lui-même, comme un modèle de clarté et de profondeur. Son Phédon (1767) devient un best-seller traduit dans plusieurs langues. Son influence au sein du judaïsme allemand, puis européen, est déterminante. Après avoir contré victorieusement une tentative de conversion publique par le théologien suisse Joahn Kaspar Lavater, il continue de réfléchir sur sa condition de Juif et sur les manières d'accorder le judaïsme avec le monde moderne. En relation avec le technocrate prussien Christian Wilhelm Dohm, il demande à ce dernier de rédiger le célèbre essai Sur la réforme politique des Juifs en 1781, à la traduction française (1782) duquel il collabore15. C'est dans son Jérusalem, ou Pouvoir religieux et judaïsme (1783) qu'il offre le cadre conceptuel du judaïsme moderne, montrant que le judaïsme est parfaitement compatible avec la vie en Allemagne16 (et en Europe). En effet le judaïsme ne connaît pas, n'impose pas de credo théologico-philosophique comme le christianisme. Le judaïsme n'a pas l'exclusivité du salut, et les lois de la raison humaine rendent apte à connaître la divinité et à obtenir le bonheur. En revanche, pour le Juif, les commandements restent absolument intangibles et demeurent fondamentaux pour le judaïsme, même s'il faut choisir entre leur respect et l'émancipation. Ils sont d'abord une législation divine, mais ils ne sont pas que cela. Et, comme pour illustrer cette naissance d'un judaïsme allemand, celui-ci offre une traduction de la Bible -- en allemand avec des caractères hébraïques -- avec un commentaire en hébreu cette fois, et parfaitement traditionnel (1781-1783). Il traduit aussi des Psaumes (1783) afin de montrer toute la beauté et toute l'originalité de la poésie hébraïque, remarquée par les exégètes protestants du temps comme Herder ou l'évêque anglican Lowth.

La famille Mendelssohn elle-même peut être considérée comme un paradigme d'une partie du judaïsme allemand, avec les conversions, l'indifférentisme, l'identification à la Prusse et à la symbiose judéo-allemande. On n'en finirait pas d'énumérer les symboles des affinités électives entre ces deux cultures: Félix Mendelssohn « retrouvant » pour les Allemands La Passion selon saint Matthieu du plus luthérien d'entre eux, Jean-Sébastien Bach. Sa propre soeur Fanny17, « aussi douée que son frère » à en croire Goethe, appellera d'ailleurs son fils Sebastian! C'est avec Franz von Mendelssohn, président de la Chambre de commerce de Prusse, que le Dr Schacht négociera la « disparition » de la banque familiale18, qui conservera pourtant son nom jusqu'en 1938.

Un rôle déterminant

Le rôle des Juifs dans la culture et la société allemandes deviendra rapidement déterminant; il est aujourd'hui fort bien connu dans le détail et Nieztsche le résumera parfaitement: « Partout où les Juifs ont acquis de l'influence, ils ont enseigné à distinguer avec plus de subtilité, à conclure avec plus de rigueur, à écrire avec plus de clarté et de netteté: leur tâche fut toujours d'amener un peuple à la raison19. »

Pas un secteur où ils ne jouent une fonction identifiable, aidant les débuts de Bayreuth20, ouvrant les galeries d'art à la modernité et avançant en pionniers dans les nouvelles sciences, sociologie, psychanalyse ou « sciences dures » dans lesquelles il faut des investissements courageux, financiers et intellectuels. Et pourtant la démographie est claire: ils ne sont jamais beaucoup plus que 1 % de la population.

1871 512 158 1,25 %
1880 562 612 1,24 %
1890 567 884 1,15 %
1900 586 833 1,04 %
1910 615 021 0,95 %

La véritable émancipation politique date de 1871, puisque les édits du début du XIXe siècle sont ébranlés avant 1848 tandis que la révolution avortée retarde considérablement les progrès de cette cause. Pourtant l'intégration sociale et économique va rapidement devenir la marque dominante de cette communauté pendant le XIXe siècle. En 1815, à peine 25% se situent dans la moyenne bourgeoise; ils seront 50% en 1848 et 80% en 1868. Un chiffre donne la mesure de la surreprésentation du groupe en un secteur sensible, l'éducation. En 1859-1860, 6% des lycéens sont juifs. Le premier professeur Ordinarius, Moritz Stern, est nommé en 1858 à Göttingen.

Sous l'Empire, comme sous la République de Weimar, on assiste au paradoxe d'une intégration économique21, sociale22 et culturelle avec un retard de l'émancipation politique, pourtant accordée dans la République de Weimar. C'est un Juif prussien, au nom prédestiné d'Hugo Preuss, qui rédige la Constitution: elle sera alors fustigée en tant que Judenrepublik23.

La tension va gagner la communauté, surtout en Prusse et à Berlin, en raison de l'afflux des ostjuden, « frères et étrangers24 », qui fourniront des troupes pauvres mais pleines d'espoirs et d'utopie autant au prolétariat qu'au sionisme, ce dernier prenant assez mal en Allemagne, mais trouvant rapidement ses cadres et sa langue -- le Kongressdeutsch -- dans le pays: deux des successeurs de Herzl sont allemands, David Wolfsohn et Otto Warburg. Sur plus de cent mille Juifs combattants de 1914-1918, 12 000 vont mourir au champ d'honneur. Voilà qui devrait, pensent-ils, leur décerner un brevet de germanité. Mais la fin de la monarchie, l'avènement de la jeune démocratie de Weimar et les éphémères sursauts républicains vont placer beaucoup de Juifs à la tête des mouvements politiques. Michael Löwy a décrit avec talent la figure, la culture et les aspirations de ces intellectuels juifs révolutionnaires professionnels25. Alors que la bourgeoisie judéo-allemande semble se fondre dans la bourgeoisie européenne, l'assassinat en 1922 du ministre des Affaires étrangères Walter Rathenau -- qui est d'abord celui de la reconstruction -- sonnera l'alarme pour les plus perspicaces. Un tiers des Juifs allemands habite à Berlin, un tiers dans quelques grandes villes. Ils sont avocats, magnats de la presse, professeurs, industriels et médecins. Près de la moitié des mariages entre 1921 et 1927 sont mixtes. Pourtant, certains commencent à quitter le pays... En 1925, il y a 564 379 Juifs en Allemagne; ils ne seront plus que 503 000 en 1933.

« Le monde où vivaient les Juifs allemands, écrit Golo Mann, ne constituait aucunement un no man's land plus ou moins fictif; s'il ne couvrait pas l'Allemagne entière, il en était au moins une bonne partie. Il n'y avait pas que la haute bourgeoisie, mais toute la classe moyenne qui se délectait à écouter les symphonies de Gustav Malher, à admirer les mises en scènes de Max Reinhardt ou à lire les romans historiques de Lion Feuchtwanger. C'est également dans les bibliothèques et les intérieurs petits-bourgeois que l'on pouvait trouver Das Bach der Lieder de Heine et les journaux dont les directeurs étaient des Juifs, comme la Frankfurter, la Vossische Zeitung et le Berliner Tageblatt. C'étaient des commerçants, des médecins, des opticiens, des joailliers, des juristes, etc., jusqu'aux marchands de bestiaux des campagnes, nullement honnis des paysans. Le fait que leurs fils se soient portés volontaires en 1914, suivant le pourcentage de Juifs relativement à la totalité de la population, était un phénomène social allant de soi. Les Juifs n'étaient pas seulement des Allemands: ils étaient tous très intimement enracinés à leur proche patrie, que ce soient les Juifs munichois, les Juifs bavarois, ceux de Rhénanie et de Franconie ou les Juifs de Berlin26. »

Une véritable nouvelle identité juive, fondée sur la double loyauté au judaïsme -- ou à l'humanisme qui en découle -- et à l'Allemagne27, était née. Schiller et Kant siègent dans leur panthéon avec Goethe bien évidemment, que tant les rabbins orthodoxes que le maître de Rosenzweig, Anton Néhémia Nobel, citent dans leurs sermons! Certains n'hésitent pas à emprunter, par gratitude, les noms des grands judéophiles, Schiller, Dohm, etc.

C'est donc une communauté très vivante et très hétérogène qui vit en Allemagne entre les deux guerres, solidement structurée dans le Centralverein deutscher Staatsbürger jüdischen Glaubens, la Zionistische Vereinigung für Deutschland, le Hilfsverein der deutschen Juden, mais aussi dans l'alliance des combattants juifs du front, dans le cercle religieux de l'Agudat Israel, dans les loges du Bnei Brith, etc. Étudiants, sportifs et musiciens ont aussi leurs associations. L'influence de Franz Rosenzweig et celle, surtout, de Martin Buber irriguent une nouvelle prise de conscience, par-delà l'émancipation de ce judaïsme qui rencontrera -- avant les persécutions -- les dilemmes de toutes les communautés religieuses du monde moderne confrontées à la sécularisation désormais triomphante. A la fin de cette haute et tragique histoire répondant à celle de Moses Mendelssohn, une nouvelle traduction de la Bible commence à être publiée en 1925. Due à Buber et à Rosenzweig, elle a le but inverse de celui de son aînée: là où Mendelssohn voulait, avec l'hébreu, faire apprendre l'allemand à sa communauté, ceux-ci veulent, à travers l'allemand, faire entendre l'hébreu.

La catastrophe va interrompre cette recomposition du judaïsme allemand qui, exsangue et décimé, parviendra à reformer une existence dans les endroits où les Juifs seront réfugiés, de Rio de Janeiro à Shanghai! Comme le disait Ernst Simon, le judaïsme allemand est un mort qui n'a pas été porté en terre et qu'on n'a pas pleuré.

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