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Annick Cojean:
Les mémoires de la Shoah
III - Le fardeau des enfants de nazis

in Le Monde (27 avril 1995) © Le Monde 1995
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Nous remercions Le Monde de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

Du rejet viscéral de leurs pères à l'exaltation d'une mémoire tronquée, l'attitude des fils et filles des criminels exprime l'angoisse d'être "nés coupables".

La sonnerie du téléphone dans un appartement de Munich et une voix grave au bout du fil: " Edda Goering à l'appareil ". L'usage allemand de se présenter en décrochant le combiné... On explique l'objet de l'appel: une enquête sur la mémoire de la Shoah parmi les enfants de nazis. " Je ne donne aucun entretien ", interrompt la voix fermement.

On formule prudemment quelques interrogations: les sentiments envers le père, la difficulté de porter ce nom... " Je n'ai jamais eu de problème avec mon nom! Au contraire! C'est une fierté! " Edda Goering, fille d'Hermann, maréchal du grand Reich, successeur désigné d'Hitler, mort d'une dose de cyanure peu avant sa pendaison ordonnée par le tribunal de Nuremberg, a une susceptibilité à vif. " Mon père est toujours populaire en Allemagne! Les médias n'aiment pas dire cela mais ils ne reflètent pas l'opinion. Le gouvernement bavarois nous a fait souffrir ma mère et moi. Mais le peuple, lui, nous a toujours soutenues! " Elle a parlé d'une traite, avec passion, colère, rancoeur. Elle pense en avoir trop dit. Pas d'entretien, répète-t-elle. Juste une phrase, une seule: " J'aime très fort mon père, cela au moins vous pouvez l'écrire! "

La " petite hirondelle " du Reichsmarschall n'en dira pas plus, repliée sur l'image sacrée d'un père qui lui avait donné pour parrain Hitler et la traita comme une petite princesse les sept premières années de sa vie. Curieux début pour cette enquête amorcée en dépit du tabou et des avertissements sur le thème: " Quand on travaille sur l'Holocauste, on ne va pas voir les criminels "...

Criminels, les enfants de criminels? Criminels d'être liés, par le seul hasard de leur naissance, à une tragédie initiée par leurs pères? Criminels ... d'être nés? Ou peut-on dire victimes? Prisonniers d'un passé qu'ils n'ont en rien forgé, torturés par des condamnations qui les englobent, englués dans cet " immense secret des familles " qu'ils doivent respecter sans parfois même être initiés ?

Aujourd'hui l'Allemagne parle. Le mutisme d'après-guerre s'est transformé en un flot de discours. On expose les photos et les preuves du crime; on parle des victimes. L'Allemagne se veut irréprochable sur le souvenir de l'Holocauste. Mais de ses criminels, il n'est jamais question. " Comme si une bande d'extra-terrestres cruels et fous avaient un jour débarqué chez nous pour perpétrer des crimes, avant de disparaître un 8 mai 1945 comme par enchantement!, s'indigne Nathalie F., fille de militaire et petite fille d'industriel nazi. Des uniformes et emblèmes nazis dorment dans bien des greniers. Mais on ne connaît chez nous que des fils de victimes et de résistants! "

Et les autres? Où sont les fils des bourreaux d'Auschwitz ou de Treblinka? Les enfants des chefs de la SS, des Einsatzgruppen ou de la Gestapo? Ceux des hauts dirigeants du régime, ambitieux et cupides, qui se pâmaient de leur familiarité avec le Führer? De quel bois ont-ils construits leur vie? Quelle place le génocide y occupe-t-il aujourd'hui?...

Journaliste à Stern, Niklas Frank parle avec une espèce de fureur de son père, Hans Frank, gouverneur général de la Pologne, pendu à Nuremberg, le 16 octobre 1946.

Niklas Frank " J'avais sept ans quand il est mort et je n'ai pas pleuré. Nous lui avions rendu visite dix jours plus tôt à la prison. J'avais compris qu'il allait mourir, on ne parlait que de cela à la radio ou à l'école. J'étais sur les genoux de ma mère, il était derrière une fenêtre. Il a dit: " Alors Niki, dans deux mois on fêtera Noël tous ensemble à la maison!" Je me disais: " Comment peux-tu encore me mentir? On ne se verra plus et tu me mens?" Si seulement il avait avoué: "Niklas, je suis un criminel et c'est normal que je meure. Je suis impliqué dans tout cela. Et je regrette." Mais non. Il ne regrettait rien... Je le hais, ce salaud qui grille en enfer et m'obsède. Il n'est pas de jour où je ne pense à lui avec l'affreuse impression d'être une marionnette dont il manipule encore les fils...

" Me croirez-vous? Même enfant, j'avais la conviction d'appartenir à une famille criminelle. C'était confus, mais je savais, à la différence de mes frères et soeurs aînés qui ont toujours refusé l'évidence. Très vite j'ai vu les photos des camps, à la Une des journaux: des montagnes de corps nus, des squelettes en haillons; et puis, vous savez, cette image d'enfants qui tendent leurs petits poignets pour montrer leur numéro... Ils avaient mon âge, ils avaient été enfermés tout près du château de Pologne où mon père accumulait son or et où je jouais au petit prince avec ma voiture à pédales. La connexion était horrifiante.

" J'essayais comme un fou de me projeter dans ces photos; j'essayais de ressentir dans mon corps la souffrance, l'angoisse des Juifs qui allaient mourir. J'essayais d'être eux. Ils m'obsèdent encore. Et puis je "travaillais" sur la mort de mon père. Je revivais ses dernières minutes comme si c'était moi qui étais à sa place: l'attente dans la cellule, le corridor avec le prêtre, les treize marches d'escalier, la corde, le claquement du cou... Je n'en finis pas de réécrire dans ma tête sa biographie avec ces mêmes questions: Pourquoi? Pourquoi as-tu fait cela? J'ai étudié ses lettres, son journal, interviewé des témoins. Je ne trouve rien. Rien qu'une cupidité et un arrivisme forcené. " Brigitte, tu seras reine de Pologne! ", avait-il dit à ma mère quand Hitler l'avait fait gouverneur de Pologne. Pauvre type! Tout ce qui l'intéressait, c'étaient les bijoux, les châteaux, les beaux uniformes. Une vie humaine n'avait aucune valeur. Et malgré les déclarations atroces qu'il a faites sur les Juifs, je crois qu'il s'en fichait et n'était pas un vrai antisémite. Si Hitler avait appelé à faire la même chose avec les Français ou les Chinois, il aurait fabriqué contre eux des discours enflammés en appelant Nietzsche, Schiller, Goethe, Corneille à la rescousse.

" Ma mère était aussi cynique et veule. Elle était folle des fourrures et partait en Mercedes dans le ghetto, accompagnée d'une escorte de SS, acheter pour une misère ces camisoles " que, décidément, ces Juifs savaient merveilleusement travailler". Elle se moquait bien qu'ils crèvent. J'aurais dû lui demander des comptes après la guerre. Mais tout le monde se taisait. Adenauer n'avait-il pas répété: " Ne posez pas de question. Construisons un nouveau pays! " Cela les arrangeait bien, tous ces lâches et anciens criminels qui, sans avoir changé d'un pouce et pleins de nostalgie, retrouvaient leurs postes en attendant de toucher une retraite comme juges, gardiens de camps ou organisateurs de trains de la mort! Je les vois me caresser les cheveux: " Pauvre petit garçon dont le papa héroïque a été injustement assassiné! " Je n'étais pas dupe. Mais cette version me procurait des avantages.

" Si vous croyez que la nostalgie du Reich a disparu! On a tout fait pour empêcher que le régime soit jugé, que les fils questionnent leurs pères, qu'on procède à une sincère introspection. On en paiera les frais! Heureusement que les médias du monde entier nous tiennent en étroite surveillance et s'émeuvent dès qu'un Turc est attaqué ou un cimetière juif profané. Sinon, tout pourrait recommencer. J'aime le peuple allemand. Mais je n'ai en lui aucune confiance..."

Née en 1943, Helga M. a vécu son enfance en pleine Forêt noire, loin de la ville, presque coupée du monde. Son père y faisait de menus travaux d'ouvrier forestier. En fait, il se cachait. Mais elle ne le savait pas. A la maison, il faisait régner la terreur. Il était grossier, violent, sadique. Il la violait. Il lui a fallu quarante-six ans et beaucoup de souffrance pour comprendre que c'était un nazi.

Helga M. " J'ai passé une partie de ma vie en aveugle et en sourde. Comme dans un songe. Sans révolte, sans curiosité mais dans un état de détresse absolue. Il n'était jamais question de la guerre. Ni à la maison ni à l'école. Silence. Comme un grand trou. Je ne m'en étonnais pas plus que mes quatre frères et soeurs. C'était ma vie. C'était normal. Mais je me suis mise à aller très mal, à essayer de mourir, à faire des rêves atroces. Dans l'un d'eux, je voyais cinq maisons alignées, comme les cinq enfants de ma famille. Mais les fondations de celle du milieu je suis aussi l'enfant du milieu n'étaient constituées que d'un amas de crânes humains.

" Devenue adulte, je suis allée si mal, qu'en désespoir de cause, un thérapeute hors du commun m'a suggéré d'enquêter sur le passé de mon père, mort en 1954. Des ombres, des cadavres me hantaient, il fallait trouver d'où cela venait. J'ai commencé par aller à l'Institut d'Histoire de Munich et ai découvert que mon père figurait parmi les membres des SS. Et puis je suis allée consulter d'autres archives à Ludwigsburg. Un employé embarrassé m'y a remis un rapport effroyable où il était question de massacres de Juifs, d'enfants notamment, orchestrés par mon père en Russie occidentale. C'était... J'ai tant pleuré. J'étais anéantie. Je ne pouvais plus survivre.

" Ma mère savait bien sûr. Elle le protégeait! C'était cela le système! Tous complices. On cautionnait de crainte de devenir cible. Je suis donc allée en Russie, j'ai vu l'endroit, l'arbre qui servait de potence... (Elle pleure) Je veux tout savoir, je veux affronter la vérité. Je veux sortir de la vase.

" Quand un cadavre est caché sous un tapis, cela empeste. C'est cela l'Allemagne. Des cadavres sous une moquette que personne n'ose soulever. Une odeur putride que personne, sous peine de traîtrise, feint de remarquer. On se tait, on calfeutre, on étouffe. On fait comme si tout était réglé, neuf et beau, sans comprendre qu'un drame non débattu ressurgit tôt ou tard. Je suis bannie dans ma famille, ma mère ne veut plus me voir. "Pourquoi ne peux-tu oublier?" Mais comment oublier ce que je n'ai même pas le droit d'apprendre? L'âme allemande est souillée. Dans le train, je scrute les visages d'anciens: était-il criminel? Etait-il témoin?... Il n'y a plus aucune raison d'être fier d'être Allemand. "

C'est à Munich que l'on peut rencontrer Wolf Rüdiger Hess, fils unique de Rudolf Hess, vice-chancelier nazi, confident d'Hitler et artisan des lois de Nuremberg de 1935 discriminant les Juifs. Il avait trois ans et demi, la 10 mai 1941, lorsque son père prit l'initiative personnelle de s'envoler vers l'Angleterre pour proposer à Churchill une " paix séparée ". Il en avait trente et un ans lorsqu'il le revit à la prison de Spandau où le tribunal de Nuremberg l'avait condamné à finir ses jours et d'où fut annoncé son suicide le 17 août 1987. Un choc terrible pour le jeune Hess qui avait remué ciel et terre pour le sortir de prison avant terme. Les mains dans les poches de son pardessus noir, le pas lent, Wolf Rüdiger Hess n'en finit pas de ruminer le verdict de Nuremberg, imprégné des propos et milliers de lettres écrites par un père idéalisé. La voix calme cache une rage douloureuse et haineuse. Le discours, lui, est sans équivoque, qui n'est pas loin de reprendre le credo nazi et nie, avec cynisme, les faits les plus avérés concernant la Solution finale.

Wolf Rudiger Hess " Niklas Frank est un cas médical. Sa haine de son père est immonde. J'aime le mien, je l'admire, je le défendrai toute ma vie. Il a risqué sa vie pour la paix, mais les alliés ne l'admettront jamais. C'est pour cela que, malgré des demandes exprimées du monde entier, ils n'ont jamais accepté de le faire sortir de prison. C'est pour cela qu'ils ont maquillé en suicide son assassinat en 1987. Je le prouverai.

" Sa défense a été le sens de ma vie. Son courage, un legs de responsabilité. Et d'abord celle de ne pas gober la propagande alliée qui réécrit notre histoire. Je ne suis proche d'aucun parti et je trouve les skinheads abrutis. Mais j'affirme que l'Allemagne n'a commis qu'une erreur: celle de perdre une guerre en germe dans le traité de Versailles. Hitler n'était ni fou ni monstre. On le caricature, comme d'ailleurs toute la réalité du troisième Reich, victime d'une propagande insensée qui colporte les mythes les plus fantaisistes sur les chiffres des victimes et leur extermination. Les témoignages de rescapés? Vous ne trouvez pas étrange qu'il y ait autant de survivants après tout ce qui a été écrit sur l'efficacité nazie? ..."

On ne reproduira guère l'argumentaire fallacieux de l'"ingénieur" Hess sur le fonctionnement "impossible" des chambres à gaz, glacé par la mauvaise foi négationniste d'un héritier du nazisme qui s'inquiétera d'ailleurs quelques jours plus tard de ce que certains de ses propos, ne coïncidant pas "avec la version officielle", tombent sous le coup de la loi. Le récit de cette rencontre désolera nos autres interlocuteurs qui conjurent à leur manière bien différente un héritage réputé infernal.

Heike Mundzezk, dont le père n'admettait pas qu'elle ose porter un jugement sur son passé nazi, n'a de cesse que " de briser le silence " et prépare pour la télévision un documentaire sur la résistance au nazisme: " Pour balayer l'idée trop commode selon laquelle il était impossible d'enrayer la machine! Lorsque les berlinoises sont descendues dans la rue pour exiger qu'on leur rende leurs maris Juifs, la Gestapo fut contrainte de les libérer! " Helmut K., dont le père était chef d'un groupe d'exécution en Pologne, a claqué la porte de la maison pour aller travailler dans un kibboutz en Israël. Il y a épousé une jeune rescapée des camps avant de revenir en Allemagne où ils ont eu deux enfants. " Les petits fils de mon père seront Juifs! ", souligne-t-il avec ironie. Les engagements constants d'Hilde Schramm (fille d'Albert Speer, architecte et ministre de l'Armement d'Hitler) contre le racisme, la discrimination, l'autoritarisme, sont un contre-pied éloquent à l'idéologie nazie. " Chaque personne est un nouveau début ", répétait Hans T. à sa jeune soeur obnubilée par le passé SS de leur père et convaincue d'avoir " des racines empoisonnées ". Le poison l'emporta sur l'espoir puisqu'elle s'est suicidée.

Annick Cojean - Le Monde du 27/04/95

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