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Elisabeth Fleury:
Janvier 1944: deux policiers se souviennent
in l'Humanité (7 février 1998) © L'Humanité 1998
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Nous remercions l'Humanité de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
Aux assises de la Gironde, cinq témoins ont évoqué, hier, la rafle du 10 janvier 1944. On y a notamment appris que deux bureaux triaient les juifs sur le parvis de la synagogue, l'allemand et le français.
De l'une de nos envoyés spéciaux.

Souffrance et courage. Lâchetés et non-dits. Hier, la cour d'assises de la Gironde s'est faite le réceptacle de tous ces contrastes. Pour évoquer la rafle du 10 janvier 1944, le ministère public avait cité cinq témoins.

Arrivée dans un fauteuil roulant, la première n'a pas dit un mot. Tout juste a-t-elle pu prononcer son nom: Berthe Murate. Et un mot: Auschwitz. Arrêtée avec son mari, parquée dans la Synagogue de Bordeaux avant d'être envoyée à Drancy, elle a survécu à l'enfer. Ses lèvres tremblantes n'ont pu en dire plus. Emue jusqu'au malaise, elle a dû quitter le prétoire aussitôt.

Yvette Moch, qui lui fait suite, est tout sourire. La cour souffle devant cette alerte femme de soixante-quinze ans. Sa mère, ses frères et soeurs étaient, comme elle, catholiques. Mais son père, juif, ancien combattant médaillé, a été raflé le 10 janvier au soir. Constatant, à Drancy, qu'il n'entrait pas dans les 'critères de la déportation', les autorités du camp le renverront finalement à Bordeaux.

Le témoignage d'Yvette Moch est précieux. Bénévole à la Croix-Rouge, elle s'est immédiatement rendue à la synagogue pour y réconforter son père. Elle se souvient de vagues matelas, posés 'à-la-va-comme-je-te-pousse' au milieu de baluchons. De ces nourrissons qui n'avaient 'ni couvertures ni oranges'. De ce garçonnet, dissimulé sous la cape d'une infirmière, qui sera sauvé sous ses yeux: il s'appelait Boris Cyrulnik. Surtout, elle apporte une précision de taille: sur le parvis de la synagogue, il y avait deux barrages. Le premier était allemand. Le second, français. Deux 'bureaux' devant lesquels chaque visiteur devait montrer patte blanche. La défense de Maurice Papon, elle, a toujours prétendu que l'opération était 'allemande de A à Z'...

René Tauzin est resté le meilleur ami de René Jacob, partie civile au procès. Ses parents, résidant dans une banlieue rurale de Bordeaux, avaient 'adopté' le jeune juif. Tous les soirs, il venait écouter Radio-Londres chez eux. 'Chaque jour, il me disait où il allait travailler. Il sentait que quelque chose allait se passer.' Le '10 ou le 11 janvier' au matin, la mère de René Jacob débarque, affolée. Une rafle est en cours. René Tauzin enfourche un vélo et, dépassant les gendarmes sur la route, fonce prévenir son ami. La mère de ce dernier, arrêtée, sera déportée deux jours plus tard.

Qui étaient ces fonctionnaires, policiers ou gendarmes, chargés de ces 'opérations'? Robert Lacoste, soixante-seize ans, était inspecteur à la sûreté de Bordeaux à partir de 1942. Il ne se souvient de rien. N'était au courant de rien. Surtout pas des rafles. 'J'en ai seulement entendu parler, dit-il. Le lendemain de ces opérations, ceux qui y avaient participé étaient de repos. On parlait peu.'

Celle du 10 janvier 1944? Il était justement de repos ce jour-là. Mais intrigué par la présence d'un Feldgendarme posté devant son commissariat, il est entré. Il était 18 h 30. 'Ce soir, on rafle des juifs', lui apprend un collègue. Sur un bureau, des listes. Le jeune policier s'en empare, y jette un oeil. 'Je connaissais des familles juives. Je leur avais dit qu'elles pouvaient compter sur moi.' Leurs noms y figurent, il court les prévenir. Un 'juste', en quelque sorte... Qui répète: 'Je n'ai jamais participé à rien.' 'On ne savait rien.'

Dans la salle, des voix grondent. Michel Slitinsky connaît le policier pour l'avoir fait comparaître, en 1947, lors d'une procédure contre les responsables de l'arrestation de son père. A cette époque, Robert Lacoste se souvenait. Confronté à ses déclarations passées, il finit par reconnaître avoir 'accompagné' le convoi du 26 août 1942 à Drancy. 'Une juive a sauté du train. Un cheminot a eu le bras écrasé', précise-t-il, brusquement en verve. En octobre de la même année, il avait assisté, avec ses collègues, à la remise par Pierre Garat des listes destinées à une rafle d'envergure. 'Je suis parti avant les débuts de l'opération. Je ne me souvenais même pas qu'elle avait eu lieu', lâche-t-il, agacé.

Le retraité qui lui succède est d'une autre trempe. Léon Saufrignon, entré dans la police en mars 1943, a été arrêté en 1944 pour 'faits de résistance' et déporté. Le 10 janvier, venu 'au rapport' à 17 heures, il est 'consigné' avec ses camarades dans le commissariat. Il ignore ce qui se trame. Mais les listes sont déjà prêtes: un de ses supérieurs, résistant lui aussi, s'est même chargé de donner l'alerte. Papon, lui, a toujours affirmé qu'elles n'avaient été fournies que dans la soirée... Saufrignon, qui frémit encore en évoquant la 'brigade Poinsot', chargée de la chasse aux communistes et aux résistants à Bordeaux, ajoute: 'Il y en avait parmi nous.'

ELISABETH FLEURY

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