© Michel Fingerhut 1996-8 ^  

 

Patrick Le Tréhondat:
Femmes du cercle noir
in Mauvais Temps n° 3, janvier 1999 © Les Éditions Syllepse 1999
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BLEE (Kathleen M.) : Women of the Klan, Racism and Gender in the 1920s (Femmes du Klan, Racisme et genre dans les années 20), University of California Press, 1991, 228 p. Proposition d'amendement à la constitution américaine pour la reconnaissance de légalité des droits entre hommes et femmes. KOONZ (Claudia): Les mères‑patries du 3e Reich, les femmes et le nazisme, traduction française, Paris, Lieu Commun, 1989, 554 p. Sans vouloir procéder par analogie, citons l'étrange capacité des mouvements de la nouvelle droite religieuse américaine à enrôler de nombreuses femmes dans son projet de subordination autour des valeurs familiales.

Plusieurs études se sont intéressées à la représentation des femmes dans les idéologies fascistes ou aux politiques menées contre les droits des femmes par les États bruns. De la même façon, la part des femmes dans la lutte antifasciste a fait l'objet de quelques contributions. Cependant, ces études, trop peu nombreuses, ont trop souvent esquivé l'engagement de femmes dans les mouvements fascistes. Il est vrai que l'univers fasciste est d'abord masculin et que celui‑ci entend rejeter violemment les femmes hors de la sphère publique pour les enfermer dans l'enclos ménager et maternel. Nous traiterons ici de deux ouvrages qui ont abordé différents aspects de cet engagement particulier de mouvements féminins. Le premier ne traite pas à proprement parler d'un mouvement fasciste: il s'agit des femmes du Ku Klux Klan au début du siècle. Le second s'intéresse, dans ses deux premiers chapitres, à l'engagement des femmes nazies avant la prise du pouvoir.

Femmes du Klan, racisme et genre dans les années 20

Kathleen M. Blee1 ouvre un nouveau champ de réflexion sur le Ku Klux Klan, notamment dans sa période étudiée dite de la seconde période qui couvre les années 1920 à 1929 et où il était un réel mouvement de masse comptant près de 5 millions de membres. Cette étude soulève plusieurs paradoxes: comment et pourquoi des milliers de femmes se sont organisées sur une base raciste, antisémite et réactionnaire pour la défense de leurs droits en tant que femmes? De quelles adaptions le Klan mâle a‑t‑il été capable pour accueillir ces femmes? Le discours fondateur du premier Klan des années 1860 s'organisait autour de l'idée de la protection de la femme blanche et de sa pureté. Mais les femmes blanches étaient exclues de l'organisation qui se vivait comme une véritable fraternité mâle et blanche. La symbolique du Klan était basée sur une masculinité violente et la vulnérabilité de la femme blanche était un thème récurrent dans la propagande du Klan. La haine des Noirs, des républicains, et des Nordistes en général, se traduisait par des méthodes violentes et notamment par des violences sexuelles contre des femmes noires ou blanches. Le symbolisme complexe du genre et du sexuel dans le premier Klan était visible également dans la propagande circulant parmi les hommes du Klan. Ceux‑ci considéraient que l'abolition de l'esclavage avait conduit à rompre leur accès sexuel aux femmes noires et leur accès sexuel exclusif aux femmes blanches, souligne Blee. La thématique du viol de la femme par le Noir était en réalité le véhicule d'une volonté de maintien du pouvoir de domination sexuelle aussi bien contre les femmes noires que blanches. Une approche féministe permet de dévoiler les véritables racines de cette thématique du viol, si présente, comme étant en réalité celle du pouvoir. Dans son discours, la peur sociale organisée par le Klan autour des possibles menaces de viols de femmes blanches par des Noirs masquait fondamentalement la frustration de la perte de pouvoir des hommes blancs. La question de race et de genre trouvant ici un noeud diabolique dont les effets joueront à plein lors de la renaissance du KKK dans les années 1910 après avoir disparu dans les années 1870.

En 1915, le Ku Klux Klan renaît grâce aux efforts de William J. Simmons. Dans son entreprise, il s'adjoint Edward Clarke et Elisabeth Tyler et leur Southern Public Association. La Southern Public Association organise la promotion de la Croix rouge, de l'Armée du salut et de l'Anti‑Saloon League. Un accord financier conclu entre Clark, Tyler et Simmons permet à l'Agence de prélever un pourcentage sur les cotisations payées par les nouveaux membres recrutés. Très vite, les adhérents affluent. Pour les six premiers mois de cette nouvelle association 85 000 nouveaux klanmembers sont recrutés (ce qui représentait 850 000 dollars en termes de cotisations ... ). Cependant, des tensions internes apparaissent entre les nouveaux dirigeants du Klan, souvent provoquées par des problèmes d'argent (le Klan dans ses meilleurs moments a représenté une énorme machine économiquement très profitable), et conduisent à des ruptures avec le départ de Clark et Tyler. Cependant, le passage d'Elisabeth Tyler à la direction du KKK avait convaincu Simmons que désormais le mouvement devait ouvrir ses portes aux femmes blanches. Le droit de vote avait été reconnu aux femmes. L'engagement actif des femmes dans les ligues pour la tempérance et les mouvements pour le droit de vote marquaient la volonté de ces nouvelles générations de femmes d'être des actrices sociales et politiques à part entière. Fiercy Cross, le journal du Ku Klux Klan, commença à publier, au début de l'année 1922, des lettres de femmes protestant contre le refus du mouvement de les accueillir. L'une d'entre elles souligne qu'une telle exclusion revenait à considérer les femmes blanches comme un groupe inférieur comme les juifs et les Nègres, jusqu'ici les femmes pouvaient appartenir à des groupes informels liés au Klan qui jouaient un rôle auxiliaire lors d'activités du Klan, même si certains de ces groupes s'étaient attribués une identité klan avec l'usage de ses costumes, et de ses pratiques du secret. Ailleurs, sans attendre le bon vouloir du KKK, des organisations réactionnaires de femmes existaient. Dans le Sud, la Grande ligue des femmes protestantes, née en 1922, attirait de nombreuses femmes, et utilisait un discours suprématiste blanc comparable à celui du Klan. Cette organisation fut par exemple très attentive à la situation des femmes non qualifiées venues de la campagne et possédait à Boston un centre de formation professionnelle réservée aux femmes. D'autres organisations de ce type existaient ailleurs. De leur fusion naîtra le Klan des femmes.

L'année 1923 vit la lutte entre deux dirigeants du Klan s'aviver notamment autour de l'enjeu que représentait, aux yeux des deux chefs klanistes, l'organisation des femmes. Au‑delà des péripéties qui appartiennent à l'histoire des hommes du triple K, cette lutte déboucha, en juin 1923, sur la fondation du Women of Ku Klux Klan (WKKK). Dès sa fondation, le WKKK s'affirma comme une organisation de femmes pour les femmes que les hommes, selon ses fondatrices, ne devraient pas exploiter pour les propres intérêts. A sa naissance le WKKK comptait 125 000 membres, possédait sa propre direction composée uniquement de femmes, ses propres réunions non‑mixtes, ses propres ressources et locaux.

Sur les principes généraux, le WKKK ne se différenciait pas dans son discours raciste, antisémite, anticatholique du KKK. Le WKKK défendait l'éternelle suprématie de la race blanche, la protection des femmes et la défense du drapeau. La symbolique du Klan mâle, si elle est adoptée dans sa forme par le WKKK, n'en subit pas moins, selon Kathleen M. Blee, une modification de sens. Ainsi, dans le catalogue produit par le WKKK, le fameux costume est présenté comme permettant de montrer une unité entre femmes: le collectif primant sur l'individuel. Les activités du WKKK étaient très diverses. Par son action de propagande générale, le WKKK cherchait à légitimer le Klan lui‑même et ses débordements violents. Cependant, rarement le WKKK fut lui‑même acteur de violences à quelques exceptions près. Dans le domaine social, des secours étaient organisés pour les plus démunies. Un des traits particulier du WKKK fut sa lutte contre l'alcool. De nombreuses femmes qui allaient devenir les cadres du WKKK étaient issus du mouvement pour la tempérance. La lutte contre la vente d'alcool, avec l'organisation de boycott de magasins, s'accompagnait souvent d'un discours antisémite dirigé contre les commerçants visés. Ces campagnes pouvaient prendre un tour très virulent. Ainsi la présidente de la section de Vinton (Iowa) sera assassinée pour avoir faire connaître les noms de présumés bootleggers (trafiquants de whisky). Dans le domaine de l'éducation, ce sont les catholiques qui étaient visés. Une section de Floride du WKKK organisa une nursery gratuite afin de mettre en échec de supposées tentatives des personnels catholiques de détruire les écoles publiques. Des centres d'accueil de jeunes filles pour la protection de leur vertu mais aussi également pour les mettre à l'abri des influences catholiques dans le secteur public furent créés. Ailleurs, la mobilisation des femmes du WKKK pouvait s'organiser pour exiger le retrait des encyclopédies catholiques des bibliothèques d'écoles, ou l'interdiction de mariages inter‑raciaux.

Traditionnellement, les hommes du Klan concevaient que la place de la femme était au foyer, lieu de travail de la gestionnaire de la famille. Le WKKK développera une autre conception où la glorieuse mission d'élever des enfants est qualifiée de charge. Kathleen M. Blee donne l'exemple d'une responsable du WKKK qui proposera une campagne en faveur de la limitation à 8 heures de travail pour les femmes à la maison.

Le mouvement anti‑Klan s'opposera, le plus souvent, au WKKK sur des bases sexistes, attaquant ces femmes qui abandonnent maris et enfants pour la politique. Selon Kathleen M. Blee, il balancera entre l'explication de manipulation des femmes du Klan par les hommes ou celle de la manipulation des hommes du KKK par les femmes du WKKK, récusant dans les deux cas aux femmes du WKKK tout statut d'actrices politiques autonomes.

L'étude du développement du WKKK de Kathleen M. Blee s'appuie sur un minutieux travail concernant les activités de cette organisation dans l'Indiana où elle a pu retrouver des femmes ayant appartenu à cette organisation.

Dès 1928, les effectifs des deux Klans s'effondrent. Deux années plus tard, seuls 50 000 hommes et femmes sont encore membres de l'Empire invisible. Les causes de cet évanouissement des Mans restent encore en discussion. Depuis, audelà de brèves renaissances que connaîtra le KKK dans les années 50, notamment contre le mouvement des droits civiques, les femmes disparaîtront des différents Klans qui se succéderont. La poignée de femmes, qui poursuivra, aux côtés des klanistes, cette terrifiante quête d'un monde blanc dominateur ne se verra assigner qu'un rôle subalterne.

Kathleen M. Blee souligne:

« L'histoire du WKKK nous conduit à repenser nos modèles d'idéologies politiques, La conception classique ‑ les femmesdes mouvements réactionnaires soutiennent un programme antiféministe ‑ ne nous rend pas intelligible les relations com­plexes qui nouent comportements et attitudes vis‑à‑vis des ques­tions ayant trait au genre, à la race, à l'économie et au natio­nalisme. Plus précisément, s'il est vraï que ces attitudes ne sont pas sans relations, elles ne sont pas pour autant historique­ment cohérentes entre elles. Soutenir l'égalité de genre, en particulier, ne conduit pas à une relation automatique et facile avec l'ensemble des autres convictions progressistes. »

Dans l'épilogue, elle observe également:

« De nombreuses femmes, quoique déçues par les organisations féministes modernes, continuent de soutenir fortement l'égalité de genre et les droits des femmes à la maison, au travail et sur la scène électorale. Une minorité de femmes, cependant particulièrement celles qui s'identifient plus comme femmes au foyer, mères, et épouses que comme femmes travailleuses soutient ouvertement les causes antiféministes comme les mouvements anti‑avortement et anti‑ERA2, considérant qu'ainsi elles défendent en tant que femmes leurs intérêts. En un sens, les difficultés des mouvements féministes à promouvoir l'individualité des femmes sans implicitement dénigrer le rôle de la femme dans la famille et au foyer a ouvert le chemin à ces femmes à une adhésion massive à la nouvelle droite dans les années 70 et 80. »

Elle conclut:

« La courte vie du KKK et WKKK dans les années 20 démontre la fragilité des mouvements de masse porteurs d'un racisme extrémiste et nativiste. Encore qu'il suggère également la puissance d'attraction multiforme des politiques réactionnaires. Il est certain que les femmes, qui ont rejoint l'un des mouvements les plus pervers de l'histoire des États‑ Unis, partageaient avec les hommes du Klan les mêmes aspirations à la suprématie blanche. Il est cependant important de noter que l'appel du Ku Klux Klan aux femmes des années 20 créa un espace hors du royaume du racisme et du nativisme traditionnel: celui de la quête sensée des droits des femmes fait de soutien mutuel, d'amitié et de sociabilité parmi des femmes qui partageaient une même conception des choses. »

Les mères‑patrie du 3e Reich

Dans son ouvrage, Claudia Koonz3 traite de l'histoire des organisations de femmes nazies. A l'instar des transformations connues dans d'autres pays engagés dans le premier conflit mondial, les femmes allemandes connaissent des changements importants de leur statut durant la première guerre mondiale. Elles entrent dans l'appareil de production pour remplacer les hommes qui sont au front, mais également créent leurs propres organisations pour soutenir le moral des soldats, se constituent en auxiliaires médicales, organisent des ventes de charité aux profits des orphelins de guerre. Après la guerre, les femmes sont appelées à retourner à leurs fourneaux. Mais les transformations sociales durant les quatre années de guerre ne peuvent être effacées aussi facilement. Dans le domaine de la représentation politique, les femmes doivent acquérir une place nouvelle. Claudia Koonz rappelle ainsi que si 95 femmes ont siégé au Congrès américain entre 1917 et 1976, de 1919 à 1932, 112 Allemandes sont élues au Reichstag représentant 7 à 10 % de la population électorale.

Dans le parti nazi lui‑même dès les années 20, des femmes apparaissent dans les diverses manifestations qu'il organise; cependant, la misogynie des hommes conduit celles‑ci à créer leurs propres structures, une sorte de mouvement parallèle comme devait le dire l'une d'entre elles. Deux dirigeantes de ces structures informelles et non rattachées au parti sont emblématiques de l'engagement de femmes nazies: Elisabeth Zander et Guida Diehl.

La première s'active en faveur de la maternité et de la figure de Hitler. Elle publie avec ses compagnes un journal Service et sacrifice de la femme allemande, organise des séances de lecture collective de textes de Hitler et collecte des fonds pour des maisons de repos pour les SA. Son engagement politique date de l'après‑guerre alors qu'elle a dépassé la quarantaine.

Hitler lui‑même n'est pas ignorant du phénomène. Il remarque qu'en 1924, il y a un soudain mouvement de femmes qui sont attirées par la politique mais il refuse catégoriquement la reconnaissance de cet engagement politique nouveau. Les fondements politiques de l'organisation de Zander, outre l'adoration de Hitler, consiste certes en une répudiation des femmes socialistes, mais d'abord des femmes bourgeoises dont les organisations dominaient la scène féminine. Les nazies rejetaient ces femmes éduquées qui les méprisaient et formaient ce qu'elles appelaient une véritable communauté de travail, de vie et de combat, réunissant riches et pauvres, jeunes et plus âgées, catholiques et protestantes de tous les coins du Vatertand, constate Koonz. Les conceptions de Zander, dont l'engagement publique contredisait les idées de soumission des femmes aux hommes, peuvent sembler étranges. Elles reposaient sur une surprenante « utopie séparatiste » qui consistait à penser que laisser aux hommes la gestion des affaires publiques permettrait aux femmes de créer leur propre monde qu'elles seraient en mesure de gérer librement. L'organisation de Zander, la Swastika rouge, comptait, selon elle, à la fin des années 20, 13 000 membres, la police estimant ce chiffre à 4 000. Le nom de la Swastika rouge faisait référence à la Croix rouge. Les militantes de cette organisation restaient cependant au contact des hommes nazis: elles leur servaient d'auxiliaires dans les nombreuses tâches que ceux‑ci considéraient comme réservées aux femmes.

Guida Diehl, l'autre figure marquante des femmes nazies, s'était constituée un réseau qui recrutait dans un autre milieu que celui de Zander. Issue d'une famille nationaliste et antisémite, Diehl s'adressait d'abord aux femmes protestantes, conservatrices, et jouissant d'un certain niveau d'éducation. Elle fonda le Mouvement de la nouvelle terre qui acquit de la sympathie parmi des célébrités du monde du spectacle, Son profil aurait dû en faire une dirigeante de la puissante Fédération des associations des femmes (BDF) mais son penchant pour la pureté de la race et son refus de l'humilité chrétienne l'empêchaient de rejoindre des associations de femmes conservatrices classiques. Koonz remarque que son expérience d'organisatrice pendant la guerre lui avait donné le goût de l'indépendance, et elle n'avait aucune envie d'abandonner sa position pour tomber sous la coupe d'une organisation d'hommes. Adepte des idées de Hitler, son organisation comptait selon elle, 200000 membres à la fin des années 20. Diehl développait l'idéologie hitlérienne classique et en concluait que les femmes n'avaient rien à voir avec la gestion des affaires publiques puisque leur rôle était ailleurs. De la fonction de nature qu'elle attribuait aux femmes, Diehl en déduisait, elle aussi, un séparatisme radical et proposait l'élection d'une chambre de femmes non‑mixte élue par des femmes; de la même façon le parti devait compter deux branches non‑mixtes et autonomes l'une de l'autre. Pour Koonz, ces femmes, en d'autre termes, accepteraient une forme de patriarcat en échange du pouvoir qu'elles seraient en mesure d'exercer sur leur propre sphère. Cette sphère serait constituée de la famille, de la santé, de l'éducation et de la moralité publique. Parmi les autres figures de dirigeantes de femmes nazies, Koonz nous propose également deux autres portraits qui illustrent l'engagement de ces femmes du cercle noir. Elisabeth Polster, proche de Diehl, mélangeait volontiers christianisme et nazisme. Elle travaillait en étroite collaboration avec les dirigeants masculins du parti dans la Ruhr où elle sévissait. Ses principales activités étaient d'ordre social, mêlant charité et assistanat. Son activité favorite était la lutte contre la débauche sexuelle parmi les ouvriers. Puisqu'elle n'avait aucun moyen d'offrir des appartements plus grands pour les foyers modestes, elle proposait des lits supplémentaires afin, pensait‑elle, de lutter contre l'inceste provoqué par des literies communes aux enfants et aux parents. Dans la même région, une autre femme, Irène Seydel, était également très active. Issue de la classe moyenne, son engagement politique date de la mort de son mari au front. La lecture de Mein Kampf la transforma en adepte du nazisme. Elle développa également une « utopie séparatiste ». Pour elle, les femmes devaient constituer les fondements du système collectif de valeurs, et tout comme Zander et Diehl, elle recrutait des femmes, pour le compte de ses propres idées hors du parti nazi.

Les effectifs du parti nazi qui passèrent de 100 000 (1928) à un million et demi de membres à la fin de 1932, ne comptaient que 50000 femmes organisées dans les rangs bruns proprement dits. L'audience des nazis parmi les femmes était plus importante que ses effectifs puisque parmi ses 4 millions d'électeurs, 50 % étaient des femmes. En 1931, Diehl prit contact avec Gregor Strasser, responsable nazi, pour lui proposer des liens plus étroits entre son organisation et le parti de Hitler. Dans la branche féminine du parti lui‑même, émergeaient également de nouvelles dirigeantes telle l'anthropologue Pia Sophie Rogge‑Börner qui considérait que la race était un facteur dominant, alors que Diehl et Zander avaient plutôt tendance à donner ce rôle premier au sexe. Autre différence avec ces dirigeantes, Rogge‑Bürner était plutôt intégrationniste; elle percevait clairement le danger de voir les femmes transformées en instruments de procréation à l'usage exclusif d'une élite masculine et considérait que les femmes devaient participer à cette élite, pour mieux se défendre, analyse Claudia Koonz. Elle publia un journal, La Combattante allemande, où elle expliquait que la femme devait rester maîtresse de son corps à tout moment car, dès qu'un autre corps existe dans le corps de la femme, la mère remplace la femme qui perd sa liberté. Ces conceptions hétérodoxes s'appuyaient sur des conceptions raciales extrêmement dures. Signalons enfin une autre figure évoquée par Koonz : Lydia Gottschewski. Née au début du siècle, c'était une oratrice et une organisatrice de premier plan. Elle se distingue des autres militantes en prenant pour cible les liens communautaires unissant, selon elle, les hommes nazis au dépens des femmes. Malgré cette défiance, elle prit les rênes de l'organisation des jeunes filles de jeunesses hitlériennes, où elle défendra la maternité, non seulement d'un point de vue biologique, mais également parce que celle‑ci participait de la protection des faibles, qui, selon elle, ne pouvait être assumée pleinement par les hommes.

Toutes ces femmes agissaient selon leurs conceptions, sans encadrement particulier des dirigeants du parti nazi. Cependant les potentats locaux ou régionaux du parti commencèrent à se plaindre des activités de ces femmes. Hitler confia alors à Gregor Strasser une mission de réorganisation du champ féminin que son sexisme profond avait empêché de prendre en considération. Zander fut alors la cible de nombreuses critiques. Cependant son organisation se développait et Goebbels décida de la dissoudre tout en lui ménageant un poste honorifique dans la toute nouvelle Organisation nationale‑socialiste des femmes (1931‑1932).

Au seuil du pouvoir, fort de ses 11 millions d'électeurs, 850 000 membres et 400 000 SA, le parti nazi commença donc à s'intéresser sérieusement aux femmes. Paradoxalement, aucune des animatrices des mouvements féminins nazis ne prévoyait de renvoyer les femmes, et elles‑mêmes pour commencer, aux fourneaux, après la prise du pouvoir. Elles escomptaient elles aussi exercer, à leur façon, le pouvoir et agir sur le réel. La reprise en main des mâles nazis se fit sentir au cours de l'été 1932, puisque chaque organisation régionale se retrouva sous la direction d'un gauleiter homme. Mais plus important, Diehl, Zander et leurs compagnes virent le nouveau pouvoir brun se tourner vers les organisations conservatrices de femmes qui étaient des organisations rivales à leurs yeux, et leur proposer une coopération. Ces organisations, comme la Fédération protestante ou l'Union des ménagères, comptaient plusieurs millions d'adhérentes. Une à une, les militantes les plus en vue, qui s'étaient dévouées sans compter pour la cause de leur Führer depuis les années 20, furent écartées. La propagande du parti était sans nuance : « À vos balais, à vos faitouts, vous trouverez vite un époux » proclamaient les affiches. En réalité, le parti nazi ne s'était pas doté, durant toutes ces années, de réel programme concernant les femmes si ce n'est de vulgaires conceptions machistes de la femme qui ne pouvaient, on l'a vu, satisfaire ses militantes ou ses électrices. La contradiction entre les aspirations des femmes, même acquises au modèle nazi, est illustrée par la déclaration de Leonore Kölhn, militante de mouvement féminin bourgeois et ralliée à Hitler, qui soulignait que si elle applaudissait le traditionnel Kinder, Küche, Kirsche (enfants, cuisine, église), elle en revendiquait deux autres : Krakenhaus und Kultur (hôpitaux et culture). Les nazis entreprirent de dissoudre les associations de femmes pro‑hitlériennes en créant à l'intérieur de chaque organisation nazie, dominées par les hommes, des branches féminines. Ainsi le Front du travail créa un Front des femmes. Gottschewski organisa cette grande soumission. Elle s'adressa aux organisations de femmes non‑nazies dont l'essentiel étaient de nature conservatrices, les associations de femmes de gauche étant depuis longtemps interdites. Les uns après les autres, ces mouvements, qui avaient souvent méprisé Hitler ‑ plus pour des raisons sociales que véritablement idéologiques ‑ acceptèrent le diktat du nouveau pouvoir. Les regroupements professionnels de femmes suivirent le même chemin et l'ensemble des associations de femmes, qui n'avaient pas été encore interdites, durent se soumettre aux règles du pouvoir nazi. La mise au pas des femmes présentes dans la sphère publique s'accéléra. Toutes les femmes mariées furent exclues de la fonction publique, les femmes médecin perdirent le droit de pratiquer. La liste des exclusions sociales et professionnelles que durent subir alors les femmes serait longue à établir. Cet écart par rapport à certains de leurs projets conduisirent des femmes comme Sophie Rogge‑Börner à condamner cette exclusion des femmes du travail dans les colonnes de son périodique La Guerrière allemande. Ce devenir en impasse des dirigeantes de femmes nazies de la première heure est également illustré par le destin d’Irène Seydel, participante du rassemblement de Nuremberg de 1933, qui devait constater que durant les sept jours de manifestation, pas une seconde n'était consacrée aux femmes. Elle écrivit en vain à la soeur de Hitler pour lui faire part de sa déception. Cependant l'absorption des mouvements de femmes non‑nazies n'allait pas sans poser des problèmes. L'Association des femmes ménagères du Reich, citée par Claudia Koonz, en offre un exemple. Organisation foncièrement réactionnaire et anticommuniste ‑ quoique non-nazie jusqu'en 1933 ‑ sa dirigeante choisit de coopérer avec le nouveau pouvoir, encourageant les lectrices de La Ménagère allemande (la revue de l'association) à suivre la campagne polinataliste dont le but était de stériliser tous les indignes et faisait la promotion du pamphlet nazi « Mères, luttez pour vos enfants », explique Koonz. L'association devait se soumettre à toutes les demandes des nazis, notamment l'expulsion de ses membres juives. Cette expulsion, selon des critères raciaux précis, devait toucher une partie importante de la direction de l'association. Mais la question la plus importante pour ses dirigeantes aryennes était la dissolution des syndicats d'employés de maison qu'elles combattaient depuis l'origine. A l'automne 1933, l'association apprit, avec stupéfaction, que les employées de maisons étaient affiliées au Front des travailleurs, organisation dans laquelle se retrouvait l'Association des ménagères. Des envoyées de l'Association constatèrent que des nuées de femmes sous‑payées affluaient aux meetings nazis. Alertées, les dirigeantes négocièrent, puisqu'il était trop tard pour revendiquer une nouvelle indépendance, leur soumission complète aux nazis contre l'abandon de la sécurité sociale pour les domestiques. En décembre 1933 arriva à Berlin, Gertrud Schlotz‑Klink qui devait devenir la responsable nationale de toutes les femmes du 3e Reich. Avant d'arriver à Berlin, elle avait milité, comme de nombreuses autres femmes, dans l'action sociale en faveur des familles nazies pauvres et en 1933, elle avait réussi à unifier à Baden les organisations de femmes catholiques. Une nouvelle page de cette terrifiante relation entre certaines femmes et le régime nazi s'ouvre alors où désormais c'est l'État nazi qui dicte sa loi aux femmes, à toutes les femmes.

Ces deux ouvrages ont le mérite d'aborder des aspects particuliers de dynamiques sociales à l'oeuvre dans la construction de mouvements fascistes ou racistes à base sociale élargie. Il nous rappelle, en dépit des paradoxes qu'ils peuvent décrire, que des mouvements de ce type, à la fois d'ordre et de rupture peuvent pervertir des aspirations à l'autonomie. Bien entendu, il ne s'agit pas là d'excuser ou de présenter comme victimes celles qui ont été des soutiens zélés d'idéologies de haine et d'exclusion, mais plutôt d'éclairer comment le fascisme contre les femmes a pu aussi se construire avec des femmes, ce qui évidemment a posé et pose encore aujourd'hui4 de redoutables questions tant aux mouvements féministes qu'aux mouvements antifascistes.

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