Vichy : bonne ou mauvaise conscience des juristes ? Point aveugle, en tous cas, pour la génération de juristes la plus directement concernée, mais aussi pour les suivantes, qui n'ont guère cherché à soulever le voile de silence dont cette période a été pudiquement recouverte. Un silence que seule "l'affaire" Duverger, avec ses multiples rebondissements, est venue inopportunément troubler.
On se rappelle que Maurice Duverger, alors jeune agrégatif, avait fait paraître en 1941, dans la Revue du droit public, un long article sur "La situation des fonctionnaires depuis la Révolution de 1940", dans lequel il évoquait, sans états d'âme apparents, les mesures d'épuration prises à l'encontre des Juifs. La notoriété et le parcours politique ultérieurs de l'auteur expliquent que cet article, semblable à tant d'autres écrits à la même époque, ait été exhumé après la guerre et commenté en des termes sévères. A deux reprises, l'affaire a débouché sur des procès - contre Minute, en 1968, et en 1988 contre Actuel -, mais le fait d'avoir obtenu dans les deux cas la condamnation des journalistes pour diffamation ne suffit évidemment pas à trancher le débat théorique sous-jacent. Deux thèses, en gros, se sont affrontées lors de ces procès : d'un côté, il y avait ceux pour qui le simple fait de commenter des textes de cette nature sans les critiquer était inacceptable et impliquait une adhésion au moins implicite à leur contenu (d'autant qu'ils croyaient pouvoir déceler au détour de telle ou telle phrase une approbation feutrée des mesures d'épuration teintée d'un antisémitisme larvé) ; de l'autre, il y avait ceux qui ne voyaient dans cet article, selon la formule de la Cour d'appel de Paris dans son arrêt condamnant Minute, que le commentaire neutre d'une loi, qui, comme toutes les lois, avait de bonnes raisons d'être explicitée1.
Tels sont bien, en effet, les termes de l'alternative. Au-delà du cas Duverger et des controverses qu'ont pu susciter ses engagements politiques avant et pendant la guerre, le mérite essentiel de cette affaire aura été de poser, sinon de résoudre, le problème du rôle et de la responsabilité des juristes. Car elle soulève toute une série de questions.
La première de ces questions a trait à l'attitude des juristes, et des professeurs de droit en particulier, sous Vichy. Certains se sont mis au service du régime en acceptant des postes ministériels, tel Georges Ripert, doyen de la Faculté de Droit de Paris, qui fut un éphémère secrétaire d'Etat à l'Instruction publique et à la jeunesse en 1940, ou plus nettement encore Joseph Barthélémy, professeur à la Faculté de Droit de Paris, qui fut le second Garde des Sceaux de Pétain. Roger Bonnard, doyen de la Faculté de Droit de Bordeaux et co-directeur de la Revue du droit public, sans exercer de fonctions officielles, a proclamé son adhésion sans réserve au régime et à son chef en des termes dont la démesure atterre tant elle traduit une démission de l'intelligence. Dans l'allocution qu'il prononce lors de la séance solennelle de rentrée de la Faculté de Droit de Bordeaux, le 4 octobre 1940, Bonnard ne craint pas d'affirmer : "Les allocutions et messages adressés aux Français par le Maréchal Pétain depuis son arrivée au pouvoir (...) contiennent les plus pleines, les plus vigoureuses, les plus admirables leçons de politique que jamais peut-être homme politique ait formulé. Ces pages (...) affirment des vérités scientifiques incontestables. Leur auteur s'apparente aux plus grands esprits de tous les temps". Dans l'avertissement qui précède la reparution de la Revue du Droit public, en octobre 1941, il écrit encore : "Notre Revue se doit de prendre part à cet effort de restauration nationale (...). Elle restera sur le terrain proprement scientifique qu'elle n'a jamais quitté. Mais sa science ne devra pas être neutre, indifférente à la vérité et à l'erreur et s'interdisant tout jugement de valeur. Car actuellement il faut prendre parti et "s'embarquer" (...). D'ailleurs, avec notre "chef", M. le Maréchal Pétain, la France a maintenant un guide d'une sagesse et d'une maîtrise de pensée incomparables et quasi-surhumaines, qui l'empêchera d'errer et qui la conduira sur le chemin de la vérité (...). A cette oeuvre de restauration, nous devons, particulièrement, nous les juristes de droit public (...), apporter une collaboration ardente et passionnée. Revenant sur ce faux esprit critique qui avait créé chez beaucoup une véritable manie de contradiction et de divergence et, par suite, causé tant de décompositions et de destructions, efforçons-nous au contraire maintenant de contribuer ensemble et d'une âme commune à la construction politique et sociale que le Maréchal nous demande de réaliser (...)"2.
En face, il y eut aussi, parmi les juristes et les professeurs de droit, des opposants à Vichy, dont un certain nombre prirent une part active à la Résistance3. Mais ici, ce ne sont pas les juristes "engagés" qui nous intéressent, qu'ils se soient mis au service du régime ou qu'ils l'aient combattu ; ce sont au contraire les autres, de loin les plus nombreux, ceux qui sont restés "neutres", et parmi ceux-ci, plus spécialement encore, les juristes qui ont fait ou cru faire (simplement ?) leur métier et rester fidèles aux principes positivistes en commentant "objectivement", sur le ton du détachement scientifique, les lois antijuives de Vichy et la jurisprudence des tribunaux. Au-delà de l'expérience de Vichy, c'est en effet toute la question des limites et des ambiguïtés du positivisme qui se trouve posée : sous couvert d'objectivité et de neutralité, le juriste positiviste qui prétend se cantonner dans un rôle de technicien du droit et évacuer tout jugement critique ne participe-t-il pas à la sacralisation du droit posé et à la légitimation des règles en vigueur4 ? En l'occurrence, commenter les lois antisémites de Vichy, se livrer à l'exégèse des textes ou à la critique des arrêts, n'était-ce pas entériner le processus d'exclusion des Juifs de la société française et faciliter l'acceptation des persécutions à venir ? La question, en tout cas, mérite d'être posée.
Accessoirement, l'affaire Duverger est venue confirmer, s'il en était besoin, le conformisme régnant dans les Facultés de Droit. La faculté d'indignation n'est pas la chose la mieux partagée chez les juristes, qui, par tempérament, par profession, ou les deux à la fois, sont plutôt portés à l'acceptation de l'ordre établi et au respect des institutions. Sans doute ont-ils longuement disserté sur la nature du changement constitutionnel intervenu en 1940 (révolution ? révision constitutionnelle ? fin légale d'un régime ?)5 ; mais pas un seul de ceux qui écrivaient à l'époque dans les revues juridiques n'a émis de réserve sur la légalité ou sur la légitimité de mesures qui rompaient pourtant aussi manifestement avec une tradition juridique remontant à la Révolution : elles émanaient de l'autorité détentrice du pouvoir, et cela suffisait, semble-t-il, à les soustraire à toute contestation. De ce conformisme, teinté cette fois de corporatisme, on trouve encore le signe dans la réaction - ou plutôt l'absence de réaction - du milieu après la guerre. Il y a eu depuis la Libération, comme on l'a rappelé plus haut, un véritable black out sur toute la période de Vichy, au point que beaucoup d'ouvrages ont disparu des rayonnages de la bibliothèque Cujas (à commencer par la Revue du droit public de 1942...)6. A ce silence, il est sans doute de nombreuses raisons, parmi lesquelles la part respective de la bonne et de la mauvaise conscience est difficile à démêler ; mais il traduit sans doute aussi un réflexe de solidarité corporative dans la mesure où la critique de certains comportements passés eût risqué de mettre à mal la cohésion du milieu, et même, en attirant l'attention sur la responsabilité propre des juristes, de rejaillir sur l'ensemble de la profession7.
Quarante cinq ans plus tard, le problème n'est pas de savoir jusqu'à quel point et dans quelle proportion les juristes ont adhéré à la Révolution nationale et à la politique antisémite de Vichy (encore qu'on peut risquer l'hypothèse qu'à l'instar de l'immense majorité de la population ils n'y étaient pas farouchement opposés...), mais de s'interroger sur la fonction objective qu'une partie de la doctrine a remplie en commentant consciencieusement, (i.e. en toute bonne conscience) lois et arrêts. Ce qui mérite réflexion et analyse, c'est, pour reprendre une formule de Jean Marcou dans la thèse qu'il a consacrée au Conseil d'Etat sous Vichy, le fait que "des juristes, sous l'Occupation, se sont mis à faire du droit antisémite, comme l'on fait du droit civil ou du droit administratif", classifiant, distinguant, et interprétant des normes en faisant totalement abstraction de leur contenu8.
Lorsqu'on relit aujourd'hui la littérature juridique de l'époque sur ces questions, l'absence de toute trace d'antisémitisme virulent contraste avec ce qui pouvait s'écrire et se dire par ailleurs dans la presse ou les discours officiels. Mais une certaine façon d'aborder les problèmes montre que les juristes, comme l'ensemble de la société, s'étaient mis "à agir et à penser selon une logique antijuive"9. Il y a quelque chose d'irréel, de surréaliste, et presque de comique, dans cette façon d'éplucher les textes, de les confronter, de les interpréter en vue de déterminer dans quels cas le "métis juif" doit être considéré comme "aryen" ou au contraire comme "juif", en appliquant la même démarche intellectuelle que lorsqu'on s'interroge sur le critère de l'ouvrage public ou sur l'appartenance d'un bien au domaine public. Tout cela prêterait à rire si on ne savait que, derrière ces élucubrations, c'est le sort - et, à terme, la vie et la mort - de milliers de personnes qui se jouait.
Car la banalisation du droit antisémite n'était pas innocente : en participant, par leurs commentaires "neutres et objectifs", à cette banalisation, les juristes ont contribué à la légitimation de l'antisémitisme d'Etat et ont rendu plus aisé l'accomplissement de ses objectifs, dans la mesure où ceux-ci avaient précisément besoin du droit pour se réaliser10.
La politique de Vichy à l'égard des Juifs reposait pour une large part sur la police, mais elle reposait tout autant, comme le rappellent Marrus et Paxton, sur l'appareil juridictionnel : en effet, c'est aux tribunaux - tribunaux judiciaires, mais aussi, dans une moindre mesure, Conseil d'Etat 11 - qu'incombait le soin de veiller à l'application des lois antijuives, qui constituaient, jusqu'à ce que commencent les déportations, l'élément essentiel de cette politique. On peut dire que dans l'ensemble les magistrats ont appliqué la législation antisémite sans problème de conscience visible, mais sans faire montre non plus d'une hostilité particulière vis-à-vis des Juifs : l'examen de la jurisprudence fait apparaître des solutions nuancées, reposant sur une interprétation des textes qui est loin d'être systématiquement favorable aux thèses de l'administration et du Commissariat général aux questions juives. Reste que la "conscience professionnelle" avec laquelle les magistrats ont accompli la tâche que le régime leur confiait ne laisse pas d'être troublante lorsqu'on considère les contorsions juridiques, les subtilités grotesques et parfois effarantes auxquelles contraignait la nécessité de donner une solution, et même une solution "libérale", aux litiges12.
La remarque vaut plus encore pour la doctrine. Car, sauf à démissionner - ce que peu d'entre eux ont fait, mais on ne saurait ériger l'héroïsme en impératif catégorique -, les magistrats étaient bien obligés de statuer sur les affaires dont ils étaient saisis. Tandis que rien n'obligeait les membres éminents ou moins éminents du barreau et des facultés de droit à analyser les textes et commenter la jurisprudence des tribunaux13. Or un certain nombre l'ont fait : la doctrine sous Vichy semble avoir accompli sa tâche avec la même absence d'états d'âme que les juges, avec la même conscience professionnelle, et vraisemblablement avec la même conviction de faire tout simplement son travail.
Nous reviendrons plus loin sur l'explication de cette bonne conscience qui, avec le recul, paraît surprenante. Bornons-nous pour l'instant à constater l'importance de la production juridique consacrée à l'oeuvre antisémite de Vichy, dont le commentaire devint, comme l'écrivent Marrus et Paxton, "une activité aussi savante que florissante"14. Les revues juridiques de l'époque - le Recueil Dalloz, la Gazette du Palais, la Semaine juridique notamment - sont remplies de ces analyses, parfois subtiles, quoique toujours consternantes pour le lecteur d'aujourd'hui. Il s'est même trouvé trois professeurs de renom - Achille Mestre, Georges Scelle et Pierre Lampué - pour faire soutenir en décembre 1942, à la faculté de droit de Paris, une thèse de doctorat intitulée La qualification juive 15. Rappellera-t-on à leur décharge que, selon la formule réglementaire reproduite sur la page de garde de la thèse, "la Faculté n'entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs« ? Ce n'est même pas utile : la thèse n'a rien d'un brûlot antisémite, on y retrouve le même ton neutre, mesuré et détaché que dans le reste de la littérature juridique de l'époque. Et si le sujet de thèse a pu être facilement accepté, comme on peut le supposer, c'est parce que la législation antisémite était, aux yeux des universitaires, une législation comme les autres, méritant au même titre qu'une autre d'être étudiée et approfondie.
Le droit antisémite devient donc une discipline officiellement consacrée, avec ses spécialistes, ses controverses doctrinales, son répertoire de problèmes et de solutions jurisprudentielles. Et il est vrai que la matière est immense et complexe, aussi complexe que la réglementation est foisonnante. Dans la rubrique "Juifs" des tables du Recueil Dalloz, on ne dénombre pas moins de 28 lois et 19 décrets (sans compter les textes non publiés) destinés à régir les multiples aspects de la condition des Juifs : loi du 3 octobre 1940 "portant statut des juifs", qui énumère notamment les fonctions publiques et les professions interdites aux juifs, et sera remplacée par la loi du 2 juin 1941 qui élargit encore la liste des incapacités frappant les Juifs, loi du 4 octobre 1940 "sur les ressortissants étrangers de race juive", loi du 29 mars 1941 "créant un commissariat général aux questions juives", modifiée elle aussi à plusieurs reprises, loi du 2 juin 1941 "prescrivant le recensement des juifs", loi du 21 juin 1941 "réglant les conditions d'admission des étudiants juifs dans les établissements d'enseignement supérieur", loi du 22 juillet 1941 "relative aux entreprises, biens et valeurs appartenant aux juifs", loi du 2 novembre 1941 "interdisant toute acquisition de fonds de commerce par les juifs sans autorisation", loi du 17 novembre 1941 "réglementant l'accès des juifs à la propriété foncière", loi du 11 décembre 1942 "relative à l'apposition de la mention "juif" sur les titres d'identité délivrés aux israélites français et étrangers", décrets du 16 juillet 1941 "réglementant, en ce qui concerne les juifs, la profession d'avocat" et "les fonctions d'officier public ou ministériel", décret du 11 août 1941 "réglementant, en ce qui concerne les juifs, la profession de médecin", décret du 24 septembre 1941 "réglementant, en ce qui concerne les juifs, la profession d'architecte", décrets du 26 décembre 1941 "réglementant, en ce qui concerne les juifs, la profession de pharmacien" et "la profession de sage-femme", décret du 5 juin 1942 "réglementant, en ce qui concerne les juifs, la profession dentaire", décret du 6 juin 1942 "réglementant, en ce qui concerne les juifs, les professions d'artiste dramatique, cinématographique et lyrique"... Cette énumération, on s'en doute, n'est pas exhaustive. Mais, en même temps qu'elle dessine les étapes de l'exclusion progressive et méthodique des Juifs de la société française, elle montre bien l'immensité des tâches nouvelles imparties à la bureaucratie, à la police et aux tribunaux, chargés de mettre en oeuvre la politique antisémite du régime, ainsi que l'immensité du champ d'analyse ouvert de ce fait même aux commentateurs, amenés à rendre compte des nouveaux textes et de leurs modalités d'application.
Deux aspects de la législation antisémite se révèleront être plus particulièrement source de litiges et de débats juridiques : la détermination de la qualité de juif, d'une part, la confiscation des biens juifs et la politique d'"aryanisation" des entreprises, de l'autre.
L'identification juridique des Juifs posait un problème, ou plutôt un ensemble de problèmes particulièrement délicats à résoudre, et d'autant plus importants que leur solution conditionnait l'application de l'ensemble de la législation antisémite16. Or cette solution était loin d'être contenue toute entière dans les textes. La loi du 3 octobre 1940 portant premier statut des Juifs disait : "Est regardé comme juif pour l'application de la présente loi, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif". Elle laissait donc en suspens le point de savoir comment on déterminerait que les ascendants étaient "de race juive". Lacune (!) qui sera partiellement comblée par la loi du 2 juin 1941 remplaçant la précédente et qui dispose, de façon plus précise : "Est regardé comme juif : 1. Celui ou celle appartenant ou non à une confession quelconque, qui est issu d'au moins trois grands-parents de race juive, ou de deux seulement si son conjoint est lui-même issu de deux grands-parents de race juive. Est regardé comme étant de race juive le grand-parent ayant appartenu à la religion juive ; 2. Celui ou celle qui appartient à la religion juive, ou y appartenait le 25 juin 1940, et qui est issu de deux grands-parents de race juive. La non-appartenance à la religion juive est établie par la preuve de l'adhésion à l'une des autres confessions reconnues par l'Etat avant la loi du 9 décembre 1905".
La loi ne lève pas pour autant toutes les incertitudes, dans la mesure où elle conserve, pour des raisons idéologiques évidentes, une définition à base raciale, sans être néanmoins en mesure, pour des raisons tout aussi évidentes, de donner un critère sûr permettant de reconnaître la race juive : d'où la référence à des éléments de présomption fondés sur la religion. La race juive se transmet par les ascendants : à partir de trois ascendants juifs, on est juif, en deçà de deux, on n'est pas juif. Soit. Encore faut-il déterminer si les grands-parents étaient juifs ou non, et pour cela la loi propose - de façon illogique mais inévitable - de recourir à la détermination par la religion : l'appartenance à la religion juive fait présumer l'appartenance à la race juive. Les choses se compliquent encore un peu plus si deux des grands-parents sont juifs : dans ce cas, on est juif si on a un conjoint juif ou si on est de religion juive, on n'est pas juif si on a épousé un non-juif et si on n'appartient pas à la religion juive, cette non-appartenance étant tenue pour acquise si on a adhéré au culte catholique ou protestant.
Les problèmes d'interprétation posés par le seul article 1er de la loi vont se révéler nombreux ; or il s'agit d'un article capital puisqu'il conditionne l'application de l'ensemble de la législation antisémite. Au tout premier rang des préoccupations figurent les problèmes de preuve : comment faire la preuve que quelqu'un est ou n'est pas de religion juive ? y a-t-il d'autres moyens de faire cette preuve que par l'adhésion à la religion protestante ou catholique ? le baptême est-il une condition nécessaire et suffisante pour prouver l'adhésion à la religion catholique ? Et encore : à qui incombe la preuve de l'appartenance ou de la non-appartenance à la race juive ? A quoi viennent s'ajouter des problèmes de compétence : quelle juridiction est compétente pour connaître des contestations relatives à la qualité de juif ? les tribunaux civils, s'agissant d'une question qui touche à l'état des personnes, ou le juge administratif, s'agissant de l'application d'une loi de police ?
L'expropriation des biens juifs va donner lieu elle aussi à de nombreux litiges et soulever des points de droit complexes, touchant au sort des biens appartenant à des couple "mixtes" ou détenus à la fois par des Juifs et des non-Juifs, à la détermination du caractère "juif" d'une entreprise conditionnant son placement sous administration provisoire, ou encore aux droits des créanciers en cas de dissolution d'une entreprise juive.
Autant de questions que les tribunaux sont amenés à trancher. Car - et cela aussi a quelque chose de surréaliste dans le contexte de persécution de l'époque - la mise en oeuvre des mesures antijuives donne naissance à un contentieux abondant, alimenté par les recours des personnes lésées à un titre ou à un autre par leur application. Et la doctrine emboîte le pas aux juges, se livrant - avec délice ? - à ce minutieux travail d'exégèse, d'interprétation des textes, de recherche de la volonté du législateur, d'analyse critique de la jurisprudence, dans lequel elle excelle et dont elle est friande : comment, en effet, ces problèmes, par leur nouveauté et leur complexité même, n'auraient-ils pas excité la sagacité des juristes ?
Mais l'intérêt porté à ces questions va de pair avec leur banalisation : loin d'être considéré comme un droit d'exception, le droit antisémite vient tout naturellement prendre place parmi les autres branches du droit et se trouve consacré comme discipline à part entière. De cette consécration et de cette banalisation, on trouve un indice très concret dans la présentation matérielle des revues juridiques : ainsi, les tables du Recueil Dalloz comportent désormais une rubrique "Juifs", qui vient s'insérer, selon les années, entre "jugement sur requête" et "jument de course" ou entre "jugement préparatoire" et "juré". Le comble de la banalisation - a posteriori - est atteint dans les tables quinquennales recouvrant les années 1942-1946 et éditées par conséquent après la Libération, qui, sous la rubrique "Juifs", organisent un voisinage étrange entre les références à la législation de Vichy et à la jurisprudence qui s'y rapporte - simplement précédées du rappel de l'ordonnance du 9 août 1944 portant rétablissement de la légalité républicaine et constatant la nullité de tous les actes établissant des discriminations fondées sur la qualité de juif - et les références aux problèmes contentieux liés à la réintégration des Juifs dans leurs droits.
L'effet de banalisation se manifeste également dans la façon naturelle, presque candide, avec laquelle les auteurs entreprennent d'analyser les textes nouveaux et de commenter la jurisprudence : à peine perçoit-on, chez certains d'entre eux, une légère gêne, qui s'estompera d'ailleurs au fil du temps, à mesure, précisément, que les persécutions antisémites paraîtront de plus en plus "naturelles" (on reviendra plus loin sur ce point). "Les lois des 2 juin et 17 novembre 1941 sur les juifs" sont analysées dans La Gazette du palais par un certain Maurice Caillez, docteur en droit17. "Le nouveau statut des juifs en France", puis "Les mesures complémentaires concernant le statut des juifs" font l'objet, dans La Semaine juridique, en 1941 et 1942, de deux longues études signées d'un professeur honoraire à la Faculté de droit de Toulouse, E.H. Perreau, qui rédige également plusieurs notes de jurisprudence et apparaît ainsi comme un véritable spécialiste de la matière. La même revue publie en 1942 un article de doctrine d'un président de chambre à la Cour d'appel d'Alger intitulé doctement : "Du statut des juifs indigènes d'Algérie", puis, en 1943, celui d'un dénommé Edmond Bertrand, chargé de cours à la Faculté de droit d'Aix-Marseille : "Du contrôle judiciaire du dessaisissement des juifs et de la liquidation de leurs biens (Etude critique (sic) de jurisprudence)". Même si l'on ignore de quelle notoriété jouissaient à l'époque les auteurs de ces articles, la qualité des signataires atteste que les questions abordées ne semblaient pas indignes de retenir l'attention. Gaston Jèze lui-même ne s'est-il pas laissé aller à faire paraître dans la Revue du droit public de 1944 (!) une chronique sur "La définition légale du juif (souligné par nous) au sens des incapacités légales« ?
On est plus frappé encore de la façon dont les auteurs, lorsqu'ils commentent les textes ou discutent savamment du bien-fondé des solutions jurisprudentielles, utilisent sans la moindre distance- et donc reprennent au moins apparemment à leur compte - les catégories du législateur, voire tout simplement les catégories de l'antisémitisme officiel. "Quels moyens de preuve peuvent être fournis par le métis juif pour établir sa non-appartenance à la race juive ?" s'interroge très sérieusement un avocat à la Cour d'appel de Paris, dans une chronique parue à La Gazette du Palais en 1943 (et qui s'insère - signe supplémentaire de banalisation - entre deux autres chroniques consacrées respectivement aux "Fondement et limite de l'autonomie du droit administratif" et à "La fixation du prix des loyers au 1er juillet 1943"...). Le même avocat s'était penché précédemment sur "L'incidence de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat sur la définition du métis juif", dans un article paru en 1942 dans la même revue et qui précède une autre étude, signée d'un de ses confrères, sur "La propriété commerciale et les (sic) questions juives". De même, "L'aryanisation des entreprises" fournit la matière d'un long article qui paraît, sous la plume d'un avocat encore une fois, dans La Gazette du Palais de 1943. On peut, dans le même sens, citer les intitulés des chapitres de la thèse de doctorat à laquelle il a été fait allusion plus haut, sur La qualification juive : "La définition du juif de race", "La qualification juive du demi-juif", "Les conflits d'autorités en matière de qualification juive", (etc.). A eux seuls, ces intitulés, dont on pourrait multiplier les exemples à l'envi, montrent comment les catégories du droit antisémite reçoivent une consécration officielle et s'intègrent sans résistance dans les catégories du droit commun. Et le formalisme des raisonnements juridiques qui s'élaborent à partir de ces catégories finit par occulter la logique antisémite qu'elles véhiculent.
La doctrine s'est donc saisie de l'ensemble des questions juridiques posées par l'application de la législation antisémite, analysant les textes, commentant les solutions juridictionnelles et les critiquant le cas échéant, mais en se plaçant toujours du seul point de vue de la technique et de la logique juridiques. A aucun moment ne transparait dans ces analyses la réalité des persécutions, entièrement escamotée par les auteurs qui ne font jamais la moindre référence aux conséquences concrètes que peuvent avoir sur le sort des individus les mesures qu'ils étudient18. Le traitement purement formel et théorique des problèmes opère ainsi un effet de déréalisation, contribuant à banaliser la législation antisémite - et à travers elle la politique antisémite dont elle est à la fois la traduction et l'instrument - , ramenée à un ensemble de normes obligatoires qui demandent, comme toutes les autres, à être appliquées, interprétées et mises en cohérence. Alors même que le discours des juristes adhère au discours antisémite en reprenant à son compte son vocabulaire et en raisonnant à partir de ses catégories, à commencer par la dichotomie "juif"/"aryen", (on y reviendra), il opère néanmoins, en se cantonnant dans une approche strictement juridique des problèmes, une déconnexion d'avec le réel.
Et cette déréalisation des problèmes produit à son tour un effet d'euphémisation. Les choses ne sont pas tues, elles sont dites, mais elles sont exprimées sur le mode de l'euphémisme. Euphémisme : "Expression atténuée d'une notion dont l'expression directe aurait quelque chose de déplaisant", dit le Robert. C'est exactement ce à quoi l'on assiste ici : l'exposé des mesures discriminatoires, vexatoires et spoliatrices prises à l'encontre des Juifs remplit les colonnes des revues juridiques où elles font l'objet de commentaires exhaustifs et détaillés ; mais, retranscrites dans les termes de la logique juridique et appréhendées comme des problèmes de droit pur, elles perdent leur caractère palpable, brutal, et par là-même déplaisant. La dimension tragique des persécutions s'estompe, absorbée dans l'univers abstrait des concepts et des raisonnements juridiques qui contribuent à faire perdre de vue ce que la politique antisémite pourrait - devrait ? - avoir d'incongru, de déplacé, de choquant.
De cette transmutation - consciente ou inconsciente, peu importe - de la logique antisémite en pure logique juridique, on peut donner de nombreux exemples. Pour résoudre les problèmes posés par la mise en oeuvre de la législation antisémite, les auteurs appliquent les méthodes d'analyse et d'interprétation classiques et s'efforcent de raisonner à l'intérieur des cadres juridiques connus. Parfois, d'ailleurs, l'interprétation des textes à la lumière des principes traditionnels conduit à en atténuer la rigueur, ce qui confirme que les auteurs qui commentent ces textes ne sont nullement mus par une hostilité particulière à l'égard des Juifs. Il n'empêche que ces tentatives pour réintégrer les catégories du droit antisémite dans les catégories du droit commun sont aussi une façon d'occulter leur caractère exorbitant, une façon de les banaliser : d'où le malaise qu'on éprouve en relisant aujourd'hui les constructions juridiques élaborées à l'époque, même - et peut-être surtout - les plus subtiles, qui portent à leur comble l'effet de déréalisation et d'euphémisation.
L'étude intitulée "Du contrôle judiciaire du dessaisissement des juifs et de la liquidation de leurs biens" 19, que nous avons déjà citée plus haut, offre un exemple typique de ces "subtilités incongrues" de la doctrine stigmatisées par Jean Marcou 20. Le point litigieux analysé par l'auteur est un problème de compétence : il s'agit de savoir si l'administration des biens juifs et leur liquidation échappent ou non au contrôle du juge judiciaire. Pour le Commissariat général aux questions juives, expose-t-il, les mesures en question ont principalement pour objet d'éliminer l'influence juive dans l'Economie nationale ; prises dans un intérêt public, elles revêtent dès lors le caractère d'actes de puissance publique échappant au contrôle judiciaire. A ce point du raisonnement, l'auteur fait le rapprochement avec l'arrêt Monpeurt : rapprochement inattendu, étrange... et néanmoins logique dès lors qu'on admet le principe de l'analogie entre l'intérêt public qui s'attache à l'élimination de l'influence juive dans l'Economie nationale et l'intérêt public que revêt la mission de répartir les matières premières entre les entreprises. Dans cette perspective, poursuit l'auteur, on pourrait estimer que le CGQJ et ses agents chargés d'administrer les biens juifs participent à la gestion d'un service public touchant à l'économie nationale, de la même façon que les comités d'organisation participent au service public de la production nationale, et que leurs décisions, bien que mettant en jeu des intérêts privés, doivent relever du seul contrôle du juge administratif.
Mais l'auteur, qui n'adhère pas à cette thèse, va proposer une autre construction, fondée cette fois sur le parallèle avec la faillite. L'expropriation, dit-il, quoique fondée sur un motif d'ordre public, n'a aucun rapport avec l'expropriation pour cause d'utilité publique, car les biens juifs entrent non pas dans le domaine de l'Etat mais dans le patrimoine de l'acquéreur, qui est une personne privée. C'est donc une cession forcée, une voie d'exécution, dont la législation connaît d'autres exemples, telle la faillite. La loi sur la faillite, fait remarquer l'auteur, en permettant l'élimination des commerçants qui alourdissent l'économie nationale, fait oeuvre de salubrité économique ; elle prévoit une mesure d'exécution, dans un intérêt d'ordre public, par l'élimination des commerçants en difficulté. La loi du 22 juillet 1941 "se méfie de la prospérité des juifs et ordonne leur exécution (sic), parce que cette prospérité même tend à rompre à leur profit trop exclusif l'équilibre économique. Les deux institutions ont donc le même fondement ; elles ont la même nature". Et l'auteur de conclure à la compétence des tribunaux judiciaires pour contrôler les mesures de dessaisissement des Juifs et la liquidation de leurs biens de la même façon qu'il contrôle les mesures de dessaisissement consécutives à une faillite. Solution conforme, au demeurant, "aux principes de notre droit français", car "les tribunaux judiciaires doivent répondre à leur mission traditionnelle d'être la sauvegarde des patrimoines privés", conclut l'auteur, apparemment ravi et soulagé d'avoir réussi à démontrer que la législation antisémite, loin de remettre en cause les cadres juridiques traditionnels, venait s'y inscrire harmonieusement.
Si l'on peut admettre que la question soulevée n'était pas dépourvue d'intérêt théorique, ses implications pratiques étaient des plus limitées, la décision de confier le contentieux des mesures de spoliation aux tribunaux judiciaires ou aux tribunaux administratifs n'étant à l'évidence guère de nature à modifier fondamentalement le sort des Juifs dessaisis de leurs biens. Mais cette fixation sur les aspects strictement procéduraux est caractéristique d'une démarche qui a pour effet, sinon pour objet, d'occulter le fond des problèmes.
C'est encore sur des questions de procédure que porte la discussion lorsqu'il s'agit de déterminer l'ordre de juridiction compétent pour statuer sur les contestations relatives à la qualité de juif. Les tribunaux judiciaires n'ont guère d'hésitation pour reconnaître dans l'appartenance à la race juive une question d'état, relevant par conséquent de leur compétence. Encore faut-il justifier cette affirmation, tâche à laquelle la doctrine s'attelle avec entrain et conviction. "Il nous paraît indiscutable que l'appartenance à la race juive soit une question d'état, écrit l'auteur de l'étude précitée. Elle soulève avant tout une question de filiation, puisqu'elle résulte de la condition des grands-parents à ce point de vue. Elle peut soulever en outre une question de preuve de mariage, dans l'hypothèse où l'appartenance à la race juive dépend de la condition du conjoint. Elle soulève en outre une question de religion, soit celle des grands-parents, soit celle du conjoint, soit celle de l'intéressé ; c'est encore là une qualité de la personne, inséparable de celle-ci, comme la nationalité ou le domicile". La "race juive", assimilée à une banale question de nationalité ou de domicile, vient ainsi trouver sa place parmi les catégories connues du droit civil21, à l'issue d'un raisonnement qui occulte entièrement les conséquences attachées à la qualification de "juif"22.
Autre point de procédure controversé et longuement commenté, mais dont l'incidence sur le sort des intéressés n'est cette fois pas niable : la question de la preuve. A qui, en cas de contestation, doit incomber la preuve de la qualité de juif ? A l'administration, répondent les tribunaux judiciaires, civils ou répressifs, suivis sans peine sur ce terrain par l'ensemble de la doctrine. Dans la mesure où la qualité de juif entraîne une capitis diminutio, fait-on remarquer, il faut, pour qu'elle puisse être infligée à un individu quelconque, que soit prouvé contre lui qu'il réunit toutes les conditions pour y être soumis23. Cette solution est par ailleurs conforme aux principes traditionnels en matière de preuve, que résume l'adage (en latin dans le texte 24) : actori incumbit onus probandi. Devant les tribunaux répressifs en particulier, ajoute-t-on, c'est au ministère public d'établir que toutes les conditions constitutives du délit sont réunies, et en l'occurrence d'établir que la personne poursuivie pour défaut de déclaration imposée par la loi sur le recensement des Juifs y était effectivement astreinte25. "A vouloir renverser le fardeau de la preuve, comme le prétend en l'espèce l'Administration, dit encore un auteur, on aboutit à une extension arbitraire et injuste du texte", contraire au principe de l'interprétation restrictive des lois pénales 26. Au nom du même principe, on conteste vigoureusement la thèse de l'administration qui prétendait considérer comme juif l'individu dont les grands-parents paternels étaient juifs, mais dont la grand-mère maternelle était catholique et le grand-père maternel inconnu : non seulement ceci revenait à présumer que le grand-parent inconnu était juif, et donc à interpréter les textes de façon extensive ; mais accepter une telle présomption eût contraint l'intéressé à faire la preuve que son grand-père maternel n'était pas juif, en contradiction avec les dispositions du code civil qui interdisent la recherche de la paternité naturelle 27. Apparemment, la doctrine n'est pas prête à sacrifier les sacro-saints principes édictés dans l'intérêt supérieur des familles sur l'autel de la politique antisémite...
L'application des principes traditionnels débouche parfois, on le constate, sur des solutions plutôt favorables aux intéressés. Devant le Conseil d'Etat, toutefois, l'application des règles habituelles de la procédure administrative contentieuse en matière de preuve a produit l'effet inverse : dès lors que l'appréciation de l'administration se fondait sur des présomptions suffisantes, le juge administratif a toujours considéré qu'il appartenait au requérant d'apporter la preuve de leur inexactitude, autrement dit de démontrer qu'il n'était pas juif28.
Tout à la satisfaction de constater que les principes sont sauvegardés sur ces points secondaires, les auteurs sont portés à minimiser, voire à occulter complètement les atteintes portées aux principes les plus fondamentaux. Ainsi Maurice Duverger, après avoir constaté que la révolution de 1940 a multiplié les exceptions au principe de l'égalité d'accès aux fonctions publiques, au point, reconnaît-il, qu'on a pu se demander si le principe d'égalité lui-même n'était pas atteint, arrive néanmoins à la conclusion inverse : "une telle interprétation doit être rejetée, affirme-t-il. Juridiquement, l'égalité demeure le principe et l'inégalité l'exception". On trouve un exemple plus significatif encore de l'aveuglement de la doctrine dans le commentaire que fait Jean Carbonnier d'un arrêt du Conseil d'Etat rendu en 1943, annulant un arrêté préfectoral qui prescrivait aux voyageurs d'indiquer leur religion sur les fiches d'hôtel. Cet arrêt est présenté aujourd'hui encore comme exemplaire de la protection accordée à la liberté de conscience par le Conseil d'Etat ; l'ennui, c'est que dans ce même arrêt le Conseil d'Etat disait de façon on ne peut plus explicite que le préfet n'aurait pas commis d'excès de pouvoir s'il s'était borné à exiger des voyageurs qu'ils fassent connaître s'ils étaient ou non juifs, ou même s'ils pratiquaient la religion juive... Et Jean Carbonnier, dans sa note, adhère sans la moindre réserve à cette thèse : "Si le préfet voulait, pour assurer l'application de la législation relative aux juifs, être à même de suivre leurs déplacements dans les hôtels, l'obligation générale faite aux voyageurs d'indiquer leur religion n'était, à cette fin, ni suffisante, ni nécessaire. Elle n'était pas suffisante car on pouvait être juif (...) sans professer la religion israélite. Surtout, elle n'était pas nécessaire ; sa généralité imposait à la très grande majorité des voyageurs un trouble inutile. C'était assez de la question précise : Etes-vous de race juive ?". Et finalement, le seul regret de l'auteur, c'est que le Conseil d'Etat n'ait pas profité de l'occasion pour réaffirmer plus nettement que le principe de la liberté de conscience demeurait intangible nonobstant les vicissitudes politiques, en rappelant que, lors de l'élaboration de la législation touchant les juifs, ses auteurs avaient pris soin d'affirmer à plusieurs reprises que cette législation avait une portée purement raciale (sic) et qu'elle ne devait aucunement être interprétée comme une atteinte à la liberté religieuse 29.
Cet effort pour rester à l'intérieur des cadres juridiques traditionnels du droit français n'exclut pas que l'on fasse éventuellement référence au droit allemand. Lorsque la Cour d'appel d'Aix et le tribunal correctionnel de Bergerac estiment que, face à une personne qui a deux grands-parents juifs, c'est au ministère public qu'il appartient de faire la preuve qu'elle est de religion juive, et qu'il ne suffit pas, pour faire cette preuve, de constater qu'elle n'a pas adhéré au protestantisme ou au catholicisme, l'annotateur de ces arrêts se plait à souligner que "cette solution est en concordance avec l'ordonnance allemande du 26 avril 1941« : aux termes du texte émanant de l'autorité occupante, l'intéressé qui a deux grands-parents juifs n'a pas à faire la preuve de son adhésion à une autre religion mais doit seulement prouver qu'il n'a pas appartenu à la communauté religieuse juive, remarque l'auteur, qui ajoute que la jurisprudence suivie en Allemagne va dans le même sens, en exigeant "une manifestation positive extérieure de volonté pour conférer à un individu, qui a une ascendance mixte, la qualité de juif"30.
Parfois, les auteurs ne se bornent plus à de simples références ponctuelles, mais proposent de prendre véritablement le droit interne allemand comme guide : "Lorsqu'il y a lieu de procéder à l'interprétation d'une disposition de la loi française en matière raciale, dit l'un d'eux, il est tout de même permis de penser que le recours à la législation et à la jurisprudence allemande n'est pas sans intérêt pour celui qui cherche à voir clair dans un texte un peu obscur", ce qui l'amène à exposer les mesures prises en Allemagne à l'égard des métis juifs et figurant dans l'ordonnance du 14 novembre 1935, dont le but est de "créer une détermination nette par le sang entre les races aryenne et juive"31. Dans cette même chronique, ainsi que dans une chronique ultérieure, il s'attache à rendre compte de la façon dont les tribunaux allemands interprètent les textes et résolvent en particulier les problèmes de preuve. "Cette analyse de la jurisprudence allemande fournit une contribution intéressante à l'étude d'une matière encore peu connue des tribunaux français, écrit-il. Elle leur indique la voie dans laquelle ils peuvent s'engager sans risque de déformer la pensée du législateur et en conformité avec les principes qui régissent les législation et jurisprudence raciale" (souligné par nous)32. Aussi suspecte qu'elle puisse paraître sur le plan idéologique, on remarquera pourtant que cette invitation à regarder du côté de la jurisprudence des tribunaux allemands n'est nullement une façon d'inciter les tribunaux français à plus de rigueur et de sévérité dans l'application des textes : tout au contraire, les exemples cités par l'auteur visent précisément à mettre en évidence l'"esprit large et objectif" dont témoigne la jurisprudence allemande en matière de preuve33.
Ceci confirme la remarque faite plus haut sur l'absence de toute marque d'hostilité virulente à l'égard des Juifs dans la littérature juridique de l'époque. Les auteurs s'appliquent à décrire consciencieusement le contenu des dispositions nouvelles, mettent en évidence le cas échéant certaines contradictions et imperfections de la législation 34, approuvent ou critiquent les décisions juridictionnelles en fonction du seul critère de leur compatibilité avec les principes d'interprétation traditionnels. Et, paradoxalement, cette apparente neutralité est précisément ce qui fait problème. Les auteurs jonglent avec les textes et les concepts antisémites avec une absolue bonne conscience - ou une totale inconscience - sans apercevoir ce qu'il peut y avoir de scabreux dans la subtilité même de leurs constructions juridiques, dans cette application à raisonner de façon strictement abstraite et formelle35 sans jamais dire un mot ni exprimer le moindre état d'âme à propos des retombées concrètes des mesures qu'ils commentent. Au point qu'on en arrive à se demander si, par-delà la responsabilité individuelle des juristes qui se sont livrés à ce type d'exercices, il ne convient pas de mettre en cause une certaine conception du positivisme juridique. Car c'est au nom des principes positivistes que les juristes ont participé à la banalisation du droit antisémite, contribuant ainsi à légitimer la politique antisémite de Vichy.
Pour réaliser ses objectifs et mener à bien l'exclusion progressive des Juifs de la société française, le régime de Vichy s'est appuyé d'abord et avant tout sur le droit et sur les tribunaux. Dans cette perspective, les premiers à se "salir les mains" furent donc les magistrats qui appliquèrent la législation antisémite "avec toute leur conscience professionnelle et sans opposition visible" 36, et d'une façon générale les fonctionnaires, dont, si l'on en croit Marrus et Paxton, aucun ne démissionna en signe de protestation contre les mesures antijuives. Il y eut, bien sûr, des magistrats et des fonctionnaires résistants ; mais dans leur très grande majorité les uns et les autres continuèrent à "faire leur métier", mûs, peut-on penser, plus encore par le désir de restaurer le fonctionnement normal de l'Etat et la conviction que toute loi régulièrement promulguée doit être appliquée, que par une adhésion enthousiaste à la politique antisémite du régime.
Dans ces conditions, peut-on faire grief à la doctrine d'avoir elle aussi continué à faire son métier, en se livrant à une activité purement intellectuelle qui prêtait, en apparence en tout cas, à infiniment moins de conséquences ? En commentant textes et arrêts, les auteurs ont-ils fait autre chose que se comporter en "juristes consciencieux"37 ? Mais un tel raisonnement néglige le fait que, même en restant sur le terrain de la pure technique juridique et en respectant strictement les postulats positivistes de neutralité et d'objectivité, les commentateurs contribuaient, en banalisant la législation antisémite, à légitimer la politique dont elle était à la fois l'expression et l'instrument, et par conséquent à en faciliter la mise en oeuvre. On peut même aller plus loin et faire l'hypothèse que, si le discours des juristes a pu remplir efficacement sa fonction de légitimation, c'est précisément parce qu'il se voulait neutre et présentait toutes les apparences de l'objectivité, parce qu'il n'était pas ouvertement militant et idéologique : l'exclusion des Juifs n'apparaît pas, dans leurs écrits, comme un objectif dicté par la haine raciale ou la vindicte politique, mais comme une chose naturelle, évidente, non problématique, dont le bien-fondé se situe, dans un sens comme dans l'autre, au-delà de toute discussion. La neutralité du commentaire neutralise le contenu de ce qui est commenté et, anesthésiant du même coup le sens critique de l'auteur comme du lecteur, concourt à rendre concevable l'inconcevable en élevant progressivement le seuil de tolérance à l'intolérable. Même en admettant qu'il y a eu plus d'aveuglement que de complicité consciente dans l'attitude des juristes, dont certains pouvaient même, en leur for intérieur, être hostiles aux mesures qu'ils commentaient, il reste que le positivisme, discours neutre et objectif, a fonctionné en l'occurrence comme un piège.
Précisons qu'il ne s'agit pas, ici, de faire le procès du positivisme en général, mais de montrer comment des juristes, enfermés dans une vision strictement positiviste des problèmes, ont cru qu'on pouvait parler innocemment, dès lors qu'on en parlait de façon "neutre et objective", de choses aussi peu innocentes que les lois raciales de Vichy.
Le positivisme rejette catégoriquement toute référence à un prétendu droit naturel et refuse corrélativement de subordonner la validité d'un ordre juridique à un jugement porté sur sa valeur morale. Du point de vue méthodologique, il conçoit la science du droit comme une science empirique et non normative, qui doit se borner à la connaissance descriptive ou explicative de son objet - le droit effectivement en vigueur dans un pays donné et à une époque donnée - en s'abstenant de tout jugement éthique38.
Dans l'ensemble, la doctrine sous Vichy est restée fidèle à ces deux principes. La plupart des juristes ont considéré que l'ordre juridique issu de la "Révolution nationale" était un ordre juridique valide, et que le droit antisémite, en particulier, dès lors qu'il était effectivement en vigueur, pouvait et devait être étudié avec les mêmes concepts et la même technique que d'autres branches plus "classiques" du droit. Ils se sont par ailleurs efforcés au maximum d'éviter de porter des jugements de valeur - positifs ou négatifs - sur les textes qu'ils commentaient, même si l'on peut relever, ici ou là, un signe discret d'approbation, ou plus rarement de désapprobation consciente ou inconsciente.
La volonté de rester neutre est particulièrement nette, au point de s'afficher parfois de façon ostentatoire, lorsqu'il s'agit d'analyser la législation sur les Juifs. Et ceci mérite d'être relevé, dans la mesure où cette neutralité, cette "objectivité" dont les auteurs se revendiquent ici haut et fort, ne leur est pas aussi naturelle qu'il y paraît. Car en réalité, comme le font remarquer François Ost et Michel Van De Kerchove, la doctrine a bien du mal, en règle générale, et en dépit de ses professions de foi positivistes, à se défaire d'un jusnaturalisme latent, et s'affranchit fréquemment des principes dont elle se réclame en passant sans cesse d'un discours de lege lata à un discours de lege ferenda 39. De fait, sur les questions qui leur tiennent à coeur, il arrive souvent aux juristes, gens foncièrement normatifs, de sortir de leur réserve et de prendre position. Pour s'en tenir à la période qui nous intéresse, l'attitude prudente qu'ils observent face à la législation antisémite tranche avec certaines de leurs prises de position sur d'autres questions. Ainsi, la loi qui autorise la légitimation des enfants adultérins, édictée intuitu personae, en contradiction totale avec la remise à l'honneur par Vichy de la conception de la famille la plus traditionnelle qui soit, est vivement contestée par la doctrine 40. En sens inverse, elle applaudit la nouvelle loi sur le divorce, véritable loi contre le divorce, qui devrait, en rendant le divorce plus difficile, le rendre beaucoup plus rare 41.
Or - curieusement ou paradoxalement - les juristes qui commentent la législation raciale de Vichy succombent rarement à ce "péché" contre le positivisme qui consiste à mêler des jugements de valeur à la description du droit tel qu'il est. Tout au contraire, ils évitent soigneusement de prendre position sur les mesures antisémites : ils ne les critiquent pas, ils ne s'en félicitent pas non plus. Comme s'ils sentaient malgré tout confusément que "ces mesures-là" ne sont pas tout à fait de la même nature que les autres. Ainsi les auteurs adoptent-ils souvent un "profil bas", insistant sur leur neutralité et le caractère purement objectif de leurs développements, ou encore - les deux ne sont pas incompatibles - se cantonnant dans une description très prosaïque des dispositions législatives et se gardant d'élargir leurs développements à toute considération extra-juridique.
L'article de E.H. Perreau, professeur honoraire à la Faculté de Droit de Toulouse, sur "Le nouveau statut des juifs en France", paru en 1941 à La Semaine Juridique, illustre de façon exemplaire cette attitude. L'auteur commence par une entrée en matière sur la prudence qu'il convient d'observer dans le commentaire des lois nouvelles, en se réfugiant derrière une citation d'auteurs anciens : "Il faut (...) se défier de soi-même, noter surtout ce qui est concret, objectif, le plus souvent s'abstenir de juger". Après de rapides considérations historiques sur la situation des Juifs dans l'ancienne France et jusqu'à aujourd'hui, il entame une description volontairement terre à terre, sans ajouter un mot de commentaire, de la législation, avant de conclure en ces termes : "Nous avons envisagé ces lois comme faits juridiques, dont l'ignorance n'est pas possible et qu'il est utile de commenter pour en préciser l'importance. Dans cette étude purement objective, sans espérer trancher toutes les difficultés que soulèveront ces lois toutes neuves, nous souhaitons en faciliter l'application en dissipant les malentendus et contribuer, dans notre modeste sphère, à l'intelligence des textes nouveaux". N'est-ce pas, en effet, ce que l'on attend du juriste, qui doit rester un pur technicien du droit ? De la même façon, l'auteur de la thèse déjà citée sur La qualification juive conclut son introduction par la phrase suivante : "C'est à cette double étude (la qualité juive des individus et la qualité juive des biens, des personnes morales et des entreprises économiques) de pure technique juridique qu'est consacré le présent essai, à l'exclusion de toute autre considération".
On notera que cette "objectivité" n'est pas revendiquée uniquement sur les questions liées à la politique antisémite. On retrouve le même discours (justificatif ?) lorsqu'il s'agit d'étudier le droit national-socialiste. Ainsi, Maurice Duverger, dans l'article qu'il consacre à l'oeuvre de Bonnard, au moment de sa mort, écrit notamment ceci : "Ses descriptions conservent toujours une impartialité rigoureuse (...). A cet égard, Le Droit et l'Etat dans le régime national-socialiste est sans doute un chef d'oeuvre : Bonnard s'y efforce d'oublier totalement sa propre personnalité, en déployant un effort de compréhension intellectuelle exclusif de toute sympathie affective"42. De même, dans sa préface à l'ouvrage collectif publié en 1943 à la Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Etudes de droit allemand, qui est l'oeuvre de jeunes agrégatifs français prisonniers de guerre en Allemagne 43, Georges Ripert insiste sur l'importance d'étudier "objectivement" le droit national-socialiste : "L'homme de science a le droit de se désintéresser des conséquences pratiques de ses études", écrit-il. Un ouvrage "d'une objectivité scientifique parfaite", dit également Bonnard dans le compte-rendu qu'il en fait à la Revue de Droit Public, qui nous montre "comment certaines institutions du droit allemand ont été transformées du fait que le national-socialisme a remplacé le régime individualiste et libéral de Weimar par un régime communautaire et autoritaire à base de Führung"44.
Au-delà de l'ambiguïté véhiculée par le mot lui-même45, l'insistance mise sur l'objectivité du juriste traduit manifestement un besoin de se justifier devant les lecteurs ou devant soi-même. On peut donc l'interpréter comme le signe d'un certain malaise - un malaise de la même nature que celui que nous éprouvons aujourd'hui à relire ces textes écrits sans aucune distance critique ni la moindre prise en compte des conséquences politiques, sociales, ou tout simplement humaines du droit. Mais après tout, le droit national-socialiste était du droit, comme l'était la législation antisémite de Vichy, et il n'y avait pas de raison, dans une perspective positiviste "pure", de ne pas les étudier avec le même sérieux que d'autres droits ou d'autres législations. On notera d'ailleurs que, si malaise il y a, il semble se dissiper à mesure que les mois s'écoulent et que la politique antisémite entre dans les moeurs, puisque les périphrases souvent embarrassées que l'on relèvait parfois dans les écrits du début disparaissent par la suite : signe que l'on s'habitue à traiter ces questions, ou, pire encore, que la logique antisémite ayant fait son oeuvre en imprégnant les esprits après avoir imprégné la législation, on ne perçoit même plus le caractère choquant des mesures prises à l'encontre des Juifs ; manifestation de cet effet d'anesthésie que nous évoquions plus haut. Dans la grande majorité des cas, au demeurant, les auteurs, qui n'éprouvent pas ou plus le besoin de s'expliquer, entament directement leurs développements juridiques, et l'évacuation de toute autre considération se traduit alors par l'absence d'introduction et de conclusion46.
Mais on trouve aussi une version "savante" du même discours "objectif", où l'entrée en matière sert à resituer la nouvelle législation dans son contexte, notamment historique. Ainsi, dans une chronique à La Semaine Juridique consacrée au statut des juifs indigènes d'Algérie47, l'auteur commence par tenter de définir le "juif", en se reportant au Littré : est juif celui qui, appartenant au peuple hébreu qui habitait jadis la Palestine, professe la religion judaïque ; par conséquent, en déduit l'auteur, "lorsque l'on parle de "race juive" il faut comprendre par ces mots l'ensemble des individus originaires du même pays, professant la religion hébraïque qui leur est réservée". Après quoi il rappelle en quelques lignes comment les Juifs, dans la dispersion, ont généralement abandonné leurs lois politiques et leurs coutumes familiales pour se soumettre aux lois civiles des pays où ils avaient fixé leur résidence, avant d'en venir à l'examen du statut des juifs en Algérie jusqu'à l'intervention du décret Crémieux de 1870, puis à l'exposé de la nouvelle législation.
Les références historiques et "sociologiques" sont plus développées encore - par la force des choses - dans la thèse de Broc. L'auteur s'attarde longuement, dans son premier chapitre, sur ce qu'est un juif. La qualité de juif étant, selon ses propres termes, une "catégorie sociologique qu'il s'agit de consacrer juridiquement", cela l'amène à passer en revue les différents critères objectifs qui peuvent servir à cerner cette qualité - la race, la religion, la langue, ... - et lui fournit ainsi l'occasion de longues considérations sur le judaïsme où les remarques "savantes" côtoient les préoccupations les plus terre à terre. La prétention savante, voire "scientifique", du propos est attestée par une annexe chronologique sur l'histoire politique et juridique des Juifs qui ne compte pas moins de neuf pages et par une bibliographie de plus de cent titres portant sur les divers aspects de la question juive. Mais le but visé reste avant tout pragmatique : il s'agit de savoir à l'aide de quels éléments il est possible d'identifier les juifs, comme le montrent par exemple les développements très techniques consacrés à la circoncision (peut-on reconnaître la circoncision faite à la naissance selon le rite juif de la circoncision pratiquée à la puberté par les musulmans ou de la "posthectomie" (sic) pratiquée dans un but thérapeutique ? se demande l'auteur, qui conclut, après avoir consulté des praticiens, par la négative), ou encore les remarques sur "l'anthroponymie juive", où se reflète le souci de l'auteur de savoir dans quelle mesure le patronyme peut constituer une présomption de l'origine raciale.
On voit par conséquent apparaître par moments, dans les écrits des juristes, un discours sur les Juifs, dont la fonction, tantôt explicite, tantôt implicite, est d'expliquer les mesures prises à leur égard. Lorsqu'il existe, ce discours s'efforce lui aussi à la neutralité et à la modération : on l'a dit, on ne trouve jamais dans les articles de doctrine de manifestation avouée, a fortiori virulente, d'antisémitisme ; mais, en dépit de la prétention d'objectivité, voire de "scientificité" du propos (qui n'exclut pas les affirmations fantaisistes, éventuellement reproduites de seconde main), le discours sur les Juifs reproduit bien souvent les stéréotypes traditionnels et laisse apercevoir l'adhésion des auteurs, sinon à la politique antisémite de Vichy, du moins à cette sorte d'antisémitisme feutré et de bon aloi si répandu avant la guerre dans les milieux conservateurs.
La première étude, déjà citée, de E.H. Perreau sur "Le nouveau statut des juifs en France" offre un curieux mélange de bienveillance dans le ton adopté (indice significatif : dans tout le texte, le mot "Juif" est écrit avec une majuscule...) et de présentation tronquée des données historiques. L'auteur commence par dresser un tableau de la situation des Juifs depuis l'Ancien Régime : en dépit de références bibliographiques abondantes, le tableau est d'autant plus optimiste qu'il occulte complètement l'existence des persécutions pour ne retenir que les évolutions positives. "Dans notre ancienne France, écrit-il, les Juifs étaient traités comme des étrangers, d'ailleurs privilégiés (sic) à divers égards. Au cours des siècles, divers édits accordèrent à plusieurs de leurs communautés une situation se rapprochant beaucoup de celles des régnicoles. Leur assimilation était complète, dans toute la France, au XIXe siècle (on notera que l'auteur réussit le tour de force de ne pas faire la plus petite allusion à l'oeuvre de la Révolution française). Cette condition était beaucoup plus avantageuse que celle de leurs coréligionnaires dans un grand nombre d'Etats européens (suivent dix lignes de références sur la situation des Juifs dans les pays étrangers). Elle conduisit en France beaucoup d'Israélites étrangers, et cette immigration devint plus intense à mesure que s'aggravait à leur égard la sévérité des lois étrangères. Quand, dans ces dernières années, certains Etats les expulsèrent en masse, ils se réfugièrent chez nous en grand nombre". Le propos, on le voit, ne traduit aucune hostilité à l'égard des Juifs, que l'auteur présente plus comme des victimes que comme des envahisseurs. Suivent alors quelques considérations "sociologiques" qui visent, implicitement, à expliquer plus qu'à justifier les mesures récemment adoptées : "Bien des Israélites vivant groupés, gardant toujours contact entre eux, ne se mariant guère qu'avec des conjoints de même origine, scrupuleux observateurs de leurs traditions propres (religieuses, sociales ou même familiales ou mondaines), formaient des communautés homogènes d'étendue souvent notable, et possédant des conceptions souvent sensiblement distinctes de celles des autres habitants. Il en résultait des suspicions, fondées ou non (là encore, l'auteur garde ses distances et évite de prendre personnellement position), surtout au cours de la crise économique, politique et sociale de ces dernières années, encore accrues, nonobstant les efforts tentés de part et d'autre par des individualités généreuses" (les "parties" sont prudemment renvoyées dos à dos). Prudence et timidité, donc, dans lesquelles se reflète le malaise de l'auteur, et qui le conduisent à passer ensuite sans transition à la présentation des textes : "Au bout de la première année de la présente guerre, il en sortit une première série de lois et décrets (etc.)".
Un an plus tard, pourtant, lorsqu'il examine "Les mesures complémentaires concernant le statut des juifs" 48 l'auteur semble avoir perdu une bonne partie de sa timidité. Premier constat : le mot "juif" ne comporte plus de majuscule ; l'auteur (ou l'éditeur...) s'aligne désormais sur les normes typographiques - et idéologiques - en vigueur. Second constat : alors qu'il s'efforçait de garder une certaine distance par rapport à la justification des mesures antisémites, l'adhésion au discours officiel est cette fois plus affirmée. Examinant les mesures économiques prises à l'égard des Juifs, il les justifie en ces termes : "Aussi est-il naturel qu'en temps de crise profonde, comme notre crise actuelle, l'autorité publique en écarte les personnes dont elle redoute l'influence, tels les juifs à l'heure présente. Leur génie commercial est légendaire depuis des siècles ; avec le temps, leurs placements en biens fonds étaient devenus très importants. Une série de lois récentes se propose d'enrayer ce mouvement".
Les deux pages que Broc, dans sa thèse, consacre au sort des juifs dans l'histoire fourmillent elles aussi de stéréotypes et d'idées reçues, en dépit de la prétention savante des développements que l'on a soulignée plus haut. Pas plus que le précédent, pourtant, l'auteur ne manifeste d'hostilité visible à l'égard des Juifs : le ton n'est pas celui de la dénonciation, mais celui du "constat". Et ce que l'auteur constate, "objectivement", en se fondant sur l'expérience historique, c'est que les juifs sont inassimilables et demeureront, quoi qu'on fasse ou qu'on tente, des étrangers. Dès la première phrase le problème est clairement posé par le biais de ce raccourci historique saisissant : "La dissémination du peuple juif parmi les nations constitue pour celles-ci un problème pour la solution duquel les mesures les plus contradictoires ont été proposées et tour à tour essayées. Deux fois, au cours de l'histoire de la Diaspora, l'Europe a cru avoir résolu définitivement ce problème par la naturalisation en bloc des juifs et leur assimilation juridique aux citoyens : une première fois en 212, sous Caracalla (!), une seconde fois à la suite de la Révolution française. Ce fut chaque fois en vain". Même si l'on a supprimé du langage officiel le terme de "nation juive" pour parler de citoyens professant le culte "israélite", dans la réalité les juifs ne se sont jamais assimilés. Aujourd'hui, "des phénomènes aussi concordants dans leur signification qu'opposés dans leurs manifestations, tels que l'influence juive dans la politique, l'économie, et la civilisation même des pays d'Occident ; les revendications nationalistes des juifs d'Europe orientale ; l'antisémitisme et le sionisme, attestent la persistance de la spécificité juive, donc de la question juive". Et si en Occident "un certain nombre d'israélites, surtout au début du XIXè siècle, ont été absorbés dans la population générale", "il est non moins certain que la majorité d'entre eux a conservé l'antique solidarité qui explique son succès universel, et au nom de laquelle ils ont favorisé l'immigration de leurs frères de Pologne, de Roumanie ou du Proche-Orient. En France, notamment, l'afflux des juifs étrangers et leur propension à jouer dans notre politique intérieure et internationale un rôle inspiré par leurs propres intérêts ont redonné au problème juif dans son ensemble une actualité qu'il avait perdue"49.
Doit-on déduire de la lecture de ces phrases aux résonnances douteuses que les juristes trahissent les postulats positivistes en s'écartant du devoir de neutralité et d'objectivité qui s'impose à eux ? Ce n'est même pas sûr : le propos reste neutre, si l'on admet qu'il vise non pas à justifier l'oeuvre du législateur mais à mettre en lumière les raisons de son intervention ; et, du point de vue de ceux qui le tiennent, le propos est objectif, dans la mesure où les considérations prétendûment historiques ou sociologiques auxquelles ils se livrent constituent à leurs yeux, comme aux yeux de l'écrasante majorité de leurs contemporains, autant d'évidences "objectives", sinon de vérités démontrées. Le plus souvent, d'ailleurs, les auteurs évitent les généralités (la thèse de Broc représente un cas un peu à part, justement parce que c'est une thèse), et lorsqu'ils s'aventurent, en parlant des Juifs, hors du champ strictement juridique, c'est plutôt par une allusion furtive, généralement empruntée aux thèses du discours officiel. Mais la forme de ces emprunts varie, et l'analyse de leurs "stratégies discursives", qu'elles soient conscientes ou inconscientes, peut donner une indication sur le degré d'adhésion des auteurs au discours et à la politique antisémites du régime.
La plupart du temps les auteurs semblent se couler sans effort dans le système de pensée du législateur et la logique antisémite qui le sous-tend. Ceci se traduit d'abord dans la terminologie utilisée : on parle ainsi, sans le moindre guillemet, non seulement des juifs mais "du" juif, de la "race juive", de la "race aryenne"... et même de la "race française"50, d'"influence atavique" 51 ou de "servitude raciale juive", d'"individu hybride"52 et de "métis juif", des "aryens" et de l'"aryanisation" des entreprises, etc.
On peut également repérer l'indice d'une adhésion au moins implicite au discours officiel dans la façon dont les auteurs reproduisent, sans qu'aucun procédé discursif ne vienne marquer une quelconque distance, et donc en paraissant les reprendre à leur compte53, les motifs invoqués pour justifier les mesures antisémites,. "Il s'agit principalement d'éliminer l'influence juive dans l'économie nationale... La loi du 22 juillet 1941 est inspirée par un intérêt public... Elle se méfie de la prospérité des juifs parce que cette prospérité même tend à rompre à leur profit trop exclusif l'équilibre économique", écrit par exemple l'auteur d'une chronique consacrée à la confiscation des biens juifs54. Evoquant l'exclusion des naturalisés de la fonction publique et les mesures d'épuration, un autre auteur résume ainsi la situation : "A la suite des événements de juin 1940, on s'est avisé qu'un grand nombre de postes administratifs étaient tenus par des éléments ethniques étrangers à notre race, n'ayant avec le sol de France que des attaches de hasard (...). L'intention du législateur, très nette à cet égard, fut d'éliminer de l'administration ces éléments ethniquement étrangers"55.
Maurice Duverger entre lui aussi dans le système de pensée du législateur, dont il semble reprendre à son compte le raisonnement lorsqu'il écrit par exemple : "Si l'on adopte le critère religieux, il est à craindre que la plupart des Juifs ne feignent une conversion apparente et ne parviennent ainsi à éluder l'application de la loi« ; ou lorsqu'il note, à propos de la fixation au 25 juin 1940 de la date à laquelle s'apprécie l'appartenance à la religion juive : "Cette dernière disposition s'explique par le fait que de nombreux juifs se sont convertis depuis l'armistice, afin de tenter d'échapper à la législation qui les concerne : ce calcul est déjoué ...« ; ou encore lorsqu'il constate, avec la satisfaction manifeste du juriste soucieux de l'effectivité des normes, qu'alors que "la loi du 3 octobre 1940 ne prévoyait aucune sanction à l'égard des juifs qui auraient contrevenu à ses dispositions", "la loi du 2 juin 1941 a comblé cette lacune et édicté des sanctions sérieuses".
Dans le Cours de droit constitutionnel qu'il fait paraître en 1942, Georges Burdeau va, pour sa part, jusqu'à écrire mot pour mot : "Il faut d'abord éliminer ou mettre hors d'état de nuire les éléments étrangers ou douteux qui s'étaient introduits dans la communauté nationale... Etant donné ses caractères ethniques, ses réactions, le juif est inassimilable. Le régime considère donc qu'il doit être tenu à l'écart de la communauté française"56. Même si, dans la dernière phrase, la formule "le régime considère" introduit in extremis un minimum de distance entre l'auteur et les affirmations qu'il reproduit, on peut penser qu'il a ici bel et bien franchi la frontière qui sépare l'exposé "neutre et objectif" de la doctrine gouvernementale de l'adhésion pure et simple aux objectifs de l'antisémitisme d'Etat.
Il arrive toutefois, à l'inverse, que les auteurs fassent preuve d'une prudence dans la formulation qui marque leur volonté de conserver une certaine distance par rapport à l'énoncé des thèses officielles et de ne pas prendre parti sur leur bien-fondé. L'exclusion des juifs des emplois où ils entreraient en contact avec le public "est motivée par la suspicion d'une fâcheuse influence sur le public"57, écrit par exemple un auteur, qui laisse ainsi planer un doute sur la réalité de cette influence fâcheuse. De même, grâce à l'usage répété du pronom indéfini "on" et de la forme impersonnelle, Maurice Duverger parvient à maintenir l'ambiguïté sur le point de savoir s'il fait ou non siennes les raisons invoquées pour justifier l'exclusion des juifs et des étrangers naturalisés de la fonction publique 58 : "Les incapacités frappant les juifs et les naturalisés sont motivées par la considération de l'intérêt des services publics : on estime que les juifs et les naturalisés sont inaptes, d'une façon générale, à assurer le bon fonctionnement de ces services", écrit-il, avant de poursuivre, à propos des naturalisés : "Dans l'intérêt de la fonction publique elle-même, il convenait donc d'en écarter les étrangers de naturalisation trop récente". Et si "on considère désormais que les naturalisés sont inaptes à faire fonctionner correctement les services publics", c'est parce qu'"on a estimé que les fonctions publiques présentaient toujours un certain caractère politique, à côté de leur caractère purement technique", et parce qu'"on a précisément jugé que les naturalisés ne possédaient pas cette aptitude politique à exercer une fonction publique, à cause de leur origine étrangère". Même chose pour les juifs : "On a estimé que les juifs, comme les naturalisés, ne présentaient pas en général cette aptitude : d'où leur exclusion des fonctions publiques". Et si les mesures prises à l'égard des juifs sont plus rigoureuses, "cela s'explique par le fait qu'on a jugé les juifs plus dangereux politiquement que les naturalisés : l'intérêt public conduisait donc à adopter à leur égard une réglementation plus stricte".
Mais garder ses distances vis-à-vis de la politique gouvernementale est une chose, que ce soit par des artifices rhétoriques ou, plus simplement encore, en renonçant à toute velléité explicative et en se cantonnant dans la description la plus plate du droit positif, marquer sa réprobation en est une autre. Non seulement les indices de désapprobation des mesures antisémites sont rarissimes, mais il faut lire entre les lignes pour en découvrir la trace. Ainsi, lorsqu'on lit, à propos des Juifs d'Algérie, que "les répercussions de cette abrogation (du décret Crémieux) sur la situation des Juifs indigènes sont très complexes et certaines absolument imprévues, les plaçant en état d'infériorité vis-à-vis des indigènes musulmans", on sent bien que l'auteur trouve cela choquant. Et lorsque, après cette remarque, le même auteur écrit : "Plus fâcheuse encore est la condition en France métropolitaine des Juifs étrangers" (que le préfet peut interner dans des camps de concentration ou assigner à résidence), il est probable qu'il y a là une nuance de désapprobation, même si le mot "fâcheuse" doit s'entendre au sens de "désavantageuse" plutôt qu'au sens de "critiquable" 59.
Le commentaire le plus critique que nous ayions trouvé concernant la législation antisémite figure dans une note parue au Sirey en 1944 sous les seules initiales de son auteur, et qui débute par la phrase suivante : "La législation récente en matière juive a donné lieu à des difficultés d'autant plus nombreuses qu'elle est, depuis la Révolution française, le premier grand échec du principe de l'égalité des citoyens devant la loi. La création d'une catégorie spéciale de Français atteints de nombreuses incapacités juridiques, l'appel fait, pour leur détermination, à des critères de race, et parfois même de religion (sic) , sont autant d'atteintes aux principes traditionnels du droit français"60. Si le propos ne traduit pas d'indignation véritable, du moins montre-t-il que l'auteur a clairement conscience des enjeux idéologiques et des conséquences concrètes de la législation raciale.
Mais la plupart du temps, la critique, lorsqu'elle s'exprime, porte sur des questions secondaires ou sans rapport direct avec la législation antisémite : les auteurs, on l'a dit, commentent et le cas échéant critiquent les solutions jurisprudentielles en se plaçant sur le seul terrain de la technique juridique ; Jean Carbonnier regrette que le Conseil n'ait pas, dans l'arrêt Ferrand, réaffirmé plus énergiquement le principe de la liberté de conscience... pour les non-juifs 61 ; Maurice Duverger émet des réserves sur les mesures prises antérieurement à 1940 pour protéger les Français contre la concurrence des étrangers naturalisés ou encore sur l'exclusion des femmes de la fonction publique. Mais lorsqu'il s'agit des Juifs, ils semblent n'avoir plus rien à dire : comme si, à force de s'astreindre à la neutralité et à l'objectivité, leur sens critique avait fini par s'anesthésier.
Au point qu'il paraît difficile d'écarter complètement l'hypothèse selon laquelle les juristes auraient été d'autant moins enclins à exprimer leur désaccord avec la législation raciale de Vichy - et d'autant plus portés à respecter ici la "neutralité posiiviste« - que cette législation ne heurtait pas fondamentalement leurs convictions. L'hypothèse est d'autant plus vraisemblable que l'antisémitisme, entre les deux guerres, faisait partie intégrante de l'idéologie conservatrice dominante à laquelle adhérait la grande majorité des juristes 62. Mais, en réalité, peu importe : l'essentiel, comme on l'a indiqué plus haut, n'est pas de supputer les états d'âme personnels et les sentiments subjectifs des auteurs, tâche parfaitement vaine au demeurant, alors que plus de quarante ans se sont écoulés, mais d'essayer de réfléchir à la fonction objective que leurs écrits ont pu remplir.
On ne peut reprocher aux juristes de s'être comportés, dans leurs écrits doctrinaux, en défenseurs zélés de la politique antisémite du régime : la lecture de ces écrits témoigne au contraire d'une relative modération et du souci de faire prévaloir un principe d'interprétation stricte des textes, plutôt favorable aux intéressés, face à l'application extensive que tentait d'imposer le Commissariat général au questions juives.
On ne peut pas non plus faire entièrement grief à la doctrine de s'être laissée aller à reproduire les stéréotypes antisémites traditionnels. Le grief ne vaudrait en tout état de cause que pour une minorité d'auteurs, la plupart s'étant abstenus de toute remarque sur les Juifs ; et, même en ce qui concerne cette minorité, il faut être attentif à ne pas raisonner dans ce domaine avec nos critères et notre sensibilité d'aujourd'hui : ce que nous considérons aujourd'hui comme des généralisations abusives, choquantes, et surtout dangereuses - compte tenu de l'expérience que nous avons accumulée en matière de racisme - pouvait passer à l'époque pour l'expression anodine d'évidences couramment admises. Tout au plus pourrait-on faire valoir que les juristes (mais faut-il s'en étonner...?) n'ont pas fait beaucoup d'efforts pour se démarquer du conformisme ambiant.
Enfin, on ne saurait non plus affirmer de façon absolue que le seul fait de commenter des textes de cette nature sans les critiquer supposait de la part des auteurs une adhésion au moins implicite à leur contenu, dans la mesure où cette abstention pouvait tout aussi bien refléter le souci de s'en tenir à une stricte neutralité positiviste.
On peut en revanche avancer avec quelque vraisemblance l'idée qu'en prenant au sérieux la législation raciale, en traitant le droit antisémite comme une banale branche du droit, la doctrine a participé à la légitimation de la politique antisémite de Vichy et contribué à sa façon à en faciliter tant l'acceptation que l'application. Le fait de s'être abstenu de toute approbation bruyante, d'avoir conservé, dans l'exégèse des lois antijuives et l'analyse de la jurisprudence, le ton du détachement scientifique, n'est pas de nature à supprimer cette responsabilité propre des juristes : car, en dissertant doctement et sans passion de ces questions, ils leur conféraient une sorte de respectabilité, ils concouraient à faire oublier ce qu'elles avaient d'incongru et de déplacé. Et cela d'autant mieux que la technicité du propos et le formalisme abstrait du raisonnement masquaient les implications concrètes et les conséquences dramatiques des mesures analysées.
La banalisation du droit antisémite à laquelle a participé la doctrine n'était donc pas innocente. Car quelle impression pouvait-on retirer de la lecture de ces notes et de ces chroniques, sinon que l'ostracisme légal frappant les Juifs était une chose normale, naturelle, aussi normale et naturelle que toute autre mesure édictée par le législateur ? Et qu'à partir du moment où le législateur en avait décidé ainsi, il était tout aussi normal et naturel que les juristes se livrent à l'analyse des nouveaux textes pour - selon les termes de l'un d'eux - contribuer à leur intelligence et en faciliter l'application ?
Ce faisant, la doctrine ne pouvait que renforcer la crédibilité de la législation antisémite, en redoublant en quelque sorte l'effet de "naturalisation" grâce auquel le droit agit sur les représentations collectives et contribue à inculquer une certaine idée de la normalité63. Le droit, en effet, ne se résume pas dans un ensemble de règles contraignantes ; il est aussi un discours, un discours sur le monde environnant qu'il découpe et reconstruit selon ses propres notions et critères, mais en occultant ce que ce découpage a d'arbitraire et en le présentant comme inhérent à l'ordre naturel des choses. Et le capital d'autorité dont jouit le texte juridique, sous la forme de la loi écrite, confère une crédibilité particulière à ce discours et au message implicite qu'il véhicule : la réalité légale se donnant pour la réalité naturelle, chacun apprend à voir le monde à travers le prisme (déformant) des catégories et des propositions juridiques, et l'image de l'ordre social qui s'en dégage s'impose imperceptiblement à la conscience des individus comme évidente et nécessaire. Le droit positif produit ainsi un effet de reconnaissance : définissant au départ des situations et des comportements légaux, il en arrive à déterminer la sphère d'acceptabilité des actes et des conduites, à indiquer ce qu'il est normal de faire ou de penser et ce qui ne l'est pas.
Il ne fait aucun doute que la législation de Vichy remplissait parfaitement cette fonction de naturalisation et de reconnaissance. La légalisation de l'antisémitisme, son inscription dans la loi, officialisait l'idée que les Juifs n'étaient pas des Français comme les autres, ni même des hommes comme les autres. Les lois raciales, au-delà de leur contenu concret, du nouvel ordre juridique qu'elles tendaient à instaurer, imposaient une vision du monde fondée sur le partage de la société en deux catégories, en deux "races" distinctes et inégales : les Juifs et les aryens ; et, en même temps qu'elles organisaient l'exclusion des Juifs de la société, elles présentaient cette exclusion comme normale, nécessaire, conforme à l'ordre naturel des choses. Or la doctrine, en acceptant - fût-ce de façon purement formelle - d'entrer dans le système de pensée du législateur, en acceptant de raisonner à l'intérieur du cadre conceptuel ainsi tracé, en reprenant à son compte des catégories juridiques qui n'étaient autre que les catégories idéologiques de l'antisémitisme d'Etat, entérinait implicitement mais nécessairement la vision du monde sous-jacente à la législation nouvelle.
Et cela de façon d'autant plus subreptice et efficace que le droit neutralise le contenu polémique des termes qu'il intègre à son lexique et leur confère une authenticité nouvelle : transmués en catégories juridiques, les mots se voient parés de l'"objectivité" qu'on reconnaît au vocabulaire technique ; inscrits dans la loi, ils acquièrent un poids, une "vérité" supplémentaires. Ainsi le langage raciste est-il "naturalisé", authentifié, par sa conversion en concepts juridiques : le juif, la race juive, le métis juif, l'aryen n'apparaissent plus comme des concepts polémiques ou des catégories idéologiques mais accèdent à une existence désormais incontestable puisqu'entérinée par le droit et consignée dans les textes. Et lorsque, à l'époque, on lit les lois et les décrets de Vichy, ou mieux encore l'analyse qu'en font des juristes sérieux et compétents, qui reprennent mot pour mot les termes du législateur, voire même en créent de nouveaux dérivés grammaticalement ou logiquement des premiers (tels qu'"aryanisation" ou "métis"), on ne peut douter un instant de l'existence d'une race juive, pas plus que de la nécessité d'aryaniser les entreprises64.
En banalisant le droit antisémite, la doctrine a contribué à assurer l'efficacité de sa fonction mythologique, au sens que Barthes donnait à ce terme65. La fonction du mythe, écrivait-il, est d'évacuer le réel de façon à fournir du monde environnant une image simple, évidente, sans contradictions. Pour autant, le mythe ne nie pas les choses ; "simplement il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n'est pas celle de l'explication, mais celle du constat"66. N'est-ce pas précisément ce à quoi tendait le discours antisémite, y compris sous la forme spécifique qu'il a revêtu dans la France de Vichy : le droit, et ce à quoi la doctrine, en prenant au mot le discours du législateur, a prêté la main ?
Il ne faut pas non plus sous-estimer l'effet d'accoutumance qui vient se greffer sur l'effet de naturalisation et contribue à faire reconnaître comme légitime la politique antisémite. Car l'utilisation, même "savante", de la terminologie antisémite et le maniement - fût-il subtil - des concepts racistes ne sont pas innocents : on s'habitue d'abord aux mots, puis aux représentations qu'ils véhiculent, et on finit par trouver normales les situations qu'ils proposent d'instaurer. D'autant qu'il existe un pouvoir propre des mots, qui définissent le champ de possibilité des discours et des actions, et au-delà leur acceptabilité. C'est par le biais et par le pouvoir des mots, qui permettent de nommer les choses, que l'inconcevable devient concevable, que l'inacceptable devient acceptable, et finit parfois par se concrétiser : telle l'extermination des Juifs, que l'expression "solution finale" a fait entrer dans le champ du dicible, donc du possible, puis de l'acceptable67.
Ainsi la doctrine, dès lors qu'elle acceptait de suivre le législateur sur son terrain et de raisonner avec les concepts et à l'intérieur du cadre logique définis par lui, entérinait par là-même, quels que fussent par ailleurs ses sentiments profonds, la désignation des Juifs comme catégorie à part et leur exclusion de la société française. Elle a donc facilité à sa façon la mise en oeuvre de la politique antisémite de Vichy et l'acceptation des persécutions à venir. Car, même s'il n'y avait pas de commune mesure entre l'anéantissement physique des Juifs et les premières persécutions juridiques, même si l'on ne peut raisonnablement affirmer qu'Auschwitz était déjà tout entier contenu dans les lois raciales de Vichy, il est non moins vrai que la définition du Juif, qui a suscité tant d'intérêt de la part de la doctrine, et les mesures d'exclusion prises dès 1940, ont constitué les premières étapes d'un processus d'ensemble et le préalable nécessaire de l'entreprise ultérieure d'extermination.
Nous ne pouvons mieux faire que de citer ici longuement Raul Hilberg, qui, dans La destruction des Juifs d'Europe, montre l'importance capitale que revêtait le travail préalable de définition du Juif, en même temps qu'il analyse l'enchaînement logique et inexorable des différentes étapes du processus de destruction.
"A première vue, écrit-il, la destruction des Juifs peut apparaître comme un fait global, indivisible, monolithique et rebelle à toute explication. A l'examiner de plus près, elle se révèle avoir été un processus mené par étapes échelonnées, dont chacune résulta de décisions prises par d'innombrables bureaucrates au sein d'une vaste machine administrative. (...) On commença par élaborer la définition du Juif ; puis on engagea les procédures d'expropriation, puis la concentration dans les ghettos ; enfin, la décision fut prise d'anéantir tous les Juifs d'Europe. (...) En comparaison des sanglantes émeutes de 1938, la définition du Juif peut faire figure de mesure relativement anodine. En réalité, elle était de beaucoup plus grande portée, car la définition de la victime constituait la condition préliminaire, indispensable à l'action ultérieure. (...) Une mesure prise dans le cadre d'un processus de destruction, si elle ne cause pas toujours de dommages directs, a toujours des conséquences. Chaque étape contient en germe la suivante" 68.
" (...) Dans son premier stade, le processus de destruction n'avait fait qu'établir une série de définitions. Ce stade n'en était pas moins d'une extrême importance. Il avait eu pour résultat de délimiter une cible que l'adversaire pouvait désormais atteindre à volonté (...). Pendant les quelques années qui suivirent l'appareil de destruction prit pour objectif la "richesse" juive (...). Les Juifs perdirent leurs métiers, leurs entreprises, leur épargne et leurs fonds, leurs salaires, leurs droits à la nourriture et au logement, pour finir leurs dernières possessions personnelles (...). Nous dénommerons ce processus "expropriation""69. "(...) Le troisième stade du processus de destruction fut celui de la concentration de la communauté juive. En Allemagne, la concentration comporta deux aspects complémentaires : l'entassement des Juifs dans les grandes villes, et la séparation des Juifs de la population allemande"70. "(...) Quand la bureaucratie eut mis en application cet ensemble de mesures, quand elle eut achevé de définir les Juifs, de saisir leurs biens et de les concentrer dans les ghettos, elle avait atteint une limite au-delà de laquelle toute nouvelle étape signifiait forcément que les Juifs cesseraient d'exister dans l'Europe nazie. Le vocabulaire officiel allemand dénomma le passage à ce dernier stade de "solution finale de la question juive""71.
Même si cette analyse ne peut être transposée telle quelle à la France, dans la mesure où la responsabilité principale de la déportation des Juifs n'a pas incombé aux autorités de Vichy, il reste que l'entreprise d'anéantissement physique conduite par les nazis a été facilitée par le fait qu'on avait préalablement obligé les Juifs à se déclarer, qu'on les avait isolés, privés de tous leurs droits, exclus de la société, et également par le fait qu'on avait habitué l'ensemble de la population à considérer les Juifs comme différents des autres, appartenant à une race inférieure, et à considérer par conséquent comme normales les mesures vexatoires et discriminatoires prises à leur encontre. Sans aller, encore une fois, jusqu'à prétendre que les premières lois antisémites de Vichy portaient en germe les rafles, les déportations et les chambres à gaz, force est d'admettre qu'elles les ont rendues possibles. Les juristes, quant à eux, n'ont certainement pas "voulu" l'extermination des Juifs : il est probable qu'à l'instar de bien des Français qui avaient accepté sans indignation, voire avec satisfaction, les premières mesures antisémites, ils ont été tout autant qu'eux choqués par les rafles et les déportations. Mais, en décortiquant de cette façon "neutre et objective" dont ils avaient le secret la législation raciale, ils ont contribué à son application sereine ; en banalisant les mesures antisémites, ils ont contribué à en asseoir la légitimité ; et en fin de compte, fût-ce à leur corps défendant, ils ont contribué à faire admettre comme évidente l'idée que les Juifs n'étaient pas des citoyens comme les autres, pas des sujets de droit comme les autres, et finalement pas des hommes comme les autres, qu'on pouvait par conséquent dépouiller de tous leurs droits. Et une fois fichés, isolés, dépouillés de leurs biens et de leurs droits, ils n'avaient plus aucun moyen d'échapper aux rafles et aux déportations.
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