Danièle Lochak est professeur de droit public à l'université de Paris X-Nanterre.
La race est-elle une catégorie juridique ? Avant de s'attacher à répondre à la question, il convient de rappeler un certain nombre de données générales concernant les catégories juridiques, qui sont à la base même du fonctionnement du droit.
Les catégories juridiques entretiennent avec les autres catégories, et notamment avec les catégories de l'expérience courante un rapport variable : la part respective du "donné" et du "construit" dans la constitution des catégories juridiques est très inégale. Certaines catégories juridiques sont entièrement "construites" et apparaissent comme de purs concepts juridiques (le "bail emphytéotique", par exemple, ou l'hypothèque, appartiennent exclusivement au lexique juridique et n'ont pas pas d'autre sens que celui qui leur est conféré par le droit). D'autres représentent la formalisation de faits ou de situations qui ont déjà une existence empirique (l'association, le mariage, ou... le vol). D'autres encore sont importées de divers champs disciplinaires : la biologie (distinction homme/femme/enfant), la morale (faute)... D'autres enfin sont la transcription plus ou moins immédiate des catégories du sens commun (la "moralité", le risque, le dommage). Enfin, si certaines catégories juridiques correspondent à un découpage objectif de la réalité empirique (distinction majeur/mineur, homme/femme), d'autres à l'inverse entretiennent avec l'idéologie et les valeurs des rapports plus ou moins étroits (les "bonnes moeurs", les publications licencieuses, les films à caractère pornographique, etc...).
La transformation d'une notion en catégorie juridique n'est donc pas neutre. D'abord parce que cette transformation, qui se réalise par l'introduction de cette notion dans un texte ou une norme juridique, résulte toujours d'un choix, fondé soit sur des considérations pratiques, soit sur des valeurs, soit sur les deux à la fois. Ensuite parce que cette transformation produit à son tour des effets non seulement pratiques mais aussi symboliques : qualifier juridiquement une situation ou une conduite, la prendre en compte pour la réglementer positivement, c'est à dire autrement qu'en l'interdisant purement et simplement, cela revient nécessairement à lui conférer un minimum de reconnaissance officielle, admettre la légitimité de son existence ; en sens inverse, l'incrimination de certains comportements par la loi n'est pas seulement dissuasive par la menace des condamnations qu'elle fait peser sur les éventuels contrevenants, c'est aussi une façon de signifier que la société les considère comme inacceptables.
Il semble que l'on puisse faire remonter la première apparition du terme dans la législation française au décret-loi Marchandeau, du 21 avril 1939, qui réprimait la diffamation commise par voie de presse envers "un groupe de personnes appartenant par leur origine à une race ou à une religion déterminée" dans le but d'exciter à la haine entre les citoyens ou les habitants[1]. Est-ce à dire qu'avant cette date le droit français ignorait les races et que désormais il reconnaît leur existence ? La réalité est plus complexe : d'une part parce que la race peut constituer le référent implicite d'autres catégories juridiques qui font en quelques sorte office d'équivalents fonctionnels du mot absent ; d'autre part parce qu'on ne peut sans arbitraire assimiler les hypothèses où la race constitue le support direct, l'objet même d'une réglementation positive - comme ce fut le cas, de façon implicite, dans les colonies françaises, et de façon ouverte sous le régime de Vichy - et celles où le terme est utilisé sur le mode de la dénégation dans le contexte de la lutte contre les discriminations "raciales", comme le faisait le décret-loi Marchandeau et comme le fait l'ensemble de la législation depuis 1945[2].
Reste que, même dans la dénégation, l'utilisation du terme pourrait bien s'avérer piégée : car en toute rigueur, prohiber et punir les discriminations fondées sur la race revient logiquement à postuler que de telles discriminations sont concevables, et donc, par voie de conséquence, que les races existent. Et cela d'autant plus que les termes que le droit intègre à son lexique et transmue ainsi en catégories juridiques se voient volontiers parés du caractère d'objectivité reconnu au vocabulaire technique.
Ainsi, jusqu'en 1946, l'Empire colonial français comprend deux catégories d'habitants : les nationaux citoyens et les nationaux sujets. La catégorie des citoyens comprend les habitants de souche métropolitaine, auxquels seront progressivement assimilés les habitants des Antilles, de la Guyane et de la Réunion, les Juifs indigènes d'Algérie bénéficiaires du décret Crémieux en 1870, les habitants de Tahiti en 1880, et les ressortissants de quatre communes du Sénégal (Dakar, Rufisque, Saint-Louis, Gorée) en 1916. De façon significative, les métis sont également citoyens, à condition d'être des enfants légitimes ou d'avoir été reconnus par un parent européen. Les sujets français, c'est à dire les Africains noirs, les malgaches, les Algériens, sont soumis au statut de l'indigénat, qui les prive de la majeure partie des libertés publiques et des droits politiques, et leur conserve sur le plan civil leur statut personnel, d'origine religieuse ou coutumière. Citoyens et sujets sont donc bien deux catégories juridiques antithétiques en fonction desquelles s'opère le partage de la population et qui sont elles-mêmes définies sur la base de critères qui recoupent très largement le partage entre Européens et non-Européens. Après 1946 encore, l'attribution de principe à tous les habitants de l'Algérie et des territoires d'outre-mer de la qualité de citoyens et la suppression du statut de l'indigénat ne mettent pas immédiatement fin à ces discriminations, puisque le double collège subsistera en matière électorale jusqu'en 1956.
Au-delà même du grand partage entre Européens (et assimilés) et non-Européens, le droit d'outre-mer ne peut ignorer le pluralisme ethnique des sociétés locales, de sorte que de fréquentes références à l'origine ou à l'appartenance ethnique apparaissent dans les textes : par exemple lorsque sont évoqués la nécessité de "garantir les droits des collectivités autochtones et [de] tenir compte des coutumes et genres de vie des divers groupements ethniques"[4], l'obligation de prendre en compte dans les territoires d'outre-mer, en vue du recrutement des auxiliaires de gendarmerie, leur connaissance "de chacune des langues et de la coutume des principales régions ethniques"[5] ou encore le souci de constituer en Algérie des unités territoriales "ethniquement plus homogènes"[6]. Mais aussi, à l'inverse, lorsqu'il s'agit de réaffirmer un principe général de non discrimination en rappelant que "tous les citoyens français accèdent, sans considération d'origine ethnique ou de statut personnel, [...] à tous les grades de la hiérarchie militaire"[7].
Aujourd'hui encore, le droit continue à opérer des distinctions parmi les habitants des territoires d'outre-mer. D'abord parce que la tradition constitutionnelle veut que dans ces territoires les populations locales puissent conserver leur statut personnel au lieu d'opter pour le statut civil de droit commun : d'où la distinction opérée par les textes entre la population dite de statut local et la population de statut de droit commun, qui recouvre en gros l'opposition entre autochtones et européens. Ensuite parce que des politiques sociales et économiques qui ne tiendraient pas compte de l'existence des clivages ethniques et des inégalités qui leur sont liées risqueraient d'être vouées à l'échec : ainsi, dans les territoires d'outre-mer, l'origine ou l'appartenance ethnique des personnes fait partie des données dont la collecte est autorisée en vue du recensement de la population, ce qui est à la fois exorbitant par rapport aux principes en vigueur en métropole et dans les départements d'outre-mer (comme on le verra plus loin) mais cohérent avec le fait que les ethnies ont été consacrées par le législateur comme catégories administratives - et donc juridiques - spécifiques, déterminant la mise en place de structures particulières (tels les conseils consultatifs coutumiers institués par la loi du 9 novembre 1988 portant statut de la Nouvelle Calédonie).
Dans aucun des textes que l'on vient de passer en revue, cependant, le mot race n'apparaît : si les colonies ont offert au racisme un terrain propice, les races n'y ont pas et n'y ont jamais eu en tant que telles d'existence juridique officielle.
La démarche du législateur n'est d'ailleurs pas parfaitement cohérente, dans la mesure où il conserve, pour des raisons idéologiques évidentes, une définition à base "raciale", sans être néanmoins en mesure, pour des raisons pratiques tout aussi évidentes, de donner un critère sûr permettant de reconnaître la race juive : d'où la référence à des éléments de présomptions fondés sur la religion qui sont en contradiction avec les prémisses du système.
Quoi qu'il en soit, la race apparaît bien ici, de façon incontestable, comme une catégorie juridique, puisqu'elle commande l'application de règles spécifiques - en l'occurrence vexatoires, discriminatoires et spoliatrices. Une catégorie juridique dont les tribunaux et la doctrine, interprétant le texte législatif, vont s'attacher à fixer les contours : "Quels moyens de preuve peuvent être fournis par le métis juif pour établir sa non-appartenance à la race juive ?", "L'incidence de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat sur la définition du métis juif", "L'aryanisation des entreprises", "La définition du juif de race", tels sont quelques uns des titres significatifs des chroniques publiées à cette époque dans les revues juridiques sérieuses. Tout un lexique nouveau se forge sur ces bases : à la race juive s'oppose la race aryenne, la confiscation des biens juifs s'opère sous couvert d'aryanisation économique, l'enfant issu d'un parent juif et d'un parent "aryen" est un métis, etc...
Mais si la prohibition des discriminations raciales est une façon de signifier solennellement à tous que certains actes sont inacceptables, car contraires aux valeurs fondamentales de notre société, cette fonction de la loi n'est-elle pas contrecarrée par le phénomène de reconnaissance que produit l'inscription dans les textes du mot race ? Mot qui devrait rester tabou, s'il est vrai que les races n'existent pas, qu'elles sont l'invention des racistes. Lorsque le législateur, en effet, proscrit les discriminations fondées sur la race, n'entérine-t-il pas en même temps leur existence, ne leur confère-t-il pas une objectivité ambiguë ? C'est sans doute la prise de conscience de cette ambiguïté qui explique la tendance perceptible dans les textes les plus récents à substituer aux mots race ou origine raciale des termes dont on pense, à tort ou à raison, qu'ils sentent moins le soufre, comme ethnie ou origine ethnique.
Plusieurs textes sont venus concrétiser ces proclamations générales dans des domaines particuliers, avec une accélération du processus à partir des années 80. Ainsi, les lois Auroux ont introduit en 1982 dans le Code du travail une disposition interdisant de sanctionner ou licencier un salarié "en raison de son origine, [...], de son appartenance à une ethnie, une nation ou une race" (art. L. 122-45). La loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires rappelle l'interdiction de faire des distinctions entre les fonctionnaires "en raison de leurs opinions [...] ou de leur appartenance ethnique". Les codes de déontologie des professions de santé les plus récents contiennent également des dispositions rappelant que leurs membres doivent soigner avec la même conscience tout patient, "quels que soient son origine, son appartenance ou sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminées"[9].
Aucun de ces textes, notons-le, ne s'aventure à définir le contenu des termes utilisés[10]. Leur application pourrait donc poser des problèmes d'interprétation, s'agissant de vérifier si une discrimination tombe bien sous le coup de la loi, si en réalité le législateur n'avait pas recherché ici l'effet symbolique plus que l'efficacité pratique, la prohibition des discriminations raciales étant déjà implicitement mais nécessairement incluse dans le principe général de non discrimination qui sous-tend l'ensemble du droit positif.
On relève que le législateur a opté pour une énumération volontairement large, partiellement redondante ("l'origine", à elle seule, semble recouvrir la plupart des autres hypothèses). Du point de vue conceptuel, la méthode peut paraître contestable, car il est clair que sous le terme générique de "discrimination raciale" on réprime des comportements qui sont dictés par d'autres motifs ou pulsions que le "racisme" au sens strict ; mais le droit ne fait ici que refléter l'impossibilité de définir de façon rigoureuse le "racisme". D'un point de vue pratique, en revanche, ce choix a montré son efficacité : il évite au juge la tâche - semée d'embûches - d'avoir à vérifier, avant de prononcer une condamnation, si la victime, du fait qu'elle est Noire, Arabe, Juive, musulmane, ou de nationalité étrangère, appartient bien à une race déterminée ; il lui suffit de constater que les actes ou les propos poursuivis correspondent à l'une quelconque des catégories énumérées par la loi.
Il reste vrai, cependant, que la loi du 1er juillet 1972, tout en interdisant de prendre en compte l'appartenance d'une personne à une race déterminée, peut donner l'impression, par sa formulation, de considérer cette appartenance comme une donnée objective, aussi objective que l'appartenance à un sexe ou à une religion. A cet égard, la rédaction de la loi du 7 juin 1977 semble plus judicieuse : en évoquant "l'appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une race ou une religion déteminée", elle marque plus clairement la distance prise par le législateur par rapport aux motivations subjectives des personnes dont les actes tombent sous le coup de la loi.
L'"origine raciale" s'est ainsi trouvée érigée en catégorie juridique, et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a été amenée à plusieurs reprises, dans le cadre de sa mission, à interpréter cette disposition de la loi en s'interrogeant sur la nature des données susceptibles de faire apparaître directement ou indirectement les origines raciales des personnes. Elle a par exemple considéré que la nationalité constituait une de ces données et n'a par conséquent autorisé les détenteurs de fichiers à la conserver en mémoire que dans les hypothèses où la finalité du traitement l'exigeait impérativement.
La loi prévoyant des exceptions à l'interdiction de collecter des données sensibles, pour des motifs d'intérêt public, la CNIL a également eu à se prononcer sur ce point. Elle a ainsi admis, comme on l'a rappelé plus haut, que l'origine ethnique des personnes puisse figurer parmi les informations recueillies en vue du recensement de la population dans les territoires d'outre-mer : elle a estimé en effet que "la question sur l'origine ethnique, compte tenu des caractéristiques socio-démographiques propres aux territoires d'outre-mer, [était] utile à la finalité du recensement dans ces territoires", notamment en vue de définir les politiques sociales et économiques à y mener, et que sa mise en mémoire répondait par conséquent à un motif d'intérêt public[13].
Mais l'ambiguïté de la référence aux "origines raciales" est surtout apparue en pleine lumière lors de la publication au Journal Officiel de deux décrets : le premier, en date du 2 février 1990, autorisant les juridictions à mettre en mémoire les données nominatives nécessaires à l'accomplissement de leur mission et faisant notamment apparaître les origines raciales des parties au litige ; le second, en date du 27 février 1990, autorisant le service des renseignements généraux à collecter des informations nominatives faisant apparaître "l'origine ethnique [des personnes fichées] en tant qu'élément de signalement"[14]. Ces textes, qui ont soulevé une certaine émotion dans une partie de l'opinion publique, se bornaient pourtant à faire application de la législation en vigueur. Le premier d'entre eux ne visait à rien d'autre qu'à permettre l'informatisation des procédures nées de l'application de la loi du 1er juillet 1972, dans lesquelles figurent par la force des choses des données relatives à ce que la loi de 1978 appelle "l'origine raciale" des victimes. Le second se situait également dans la logique même de la loi, si l'on admet que faire exception à une interdiction équivaut logiquement à autoriser la chose interdite.
Mais si les mots utilisés sont les mêmes, il est clair qu'ils n'ont pas la même portée, le même poids symbolique, lorsqu'il s'agit d'autoriser, de façon positive, la collecte des informations relatives aux "origines raciales" des personnes, et lorsqu'il s'agit de l'interdire. La rédaction du décret du 14 octobre 1991 qui a remplacé le décret du 27 février 1990, a mis fin à la controverse en autorisant la collecte des seules informations faisant apparaître "les signes physiques particuliers, objectifs et inaltérables, comme éléments de signalement" ; elle ne règle pas pour autant la question de fond.
Il n'est pas sûr au demeurant qu'on puisse la régler en substituant systématiquement au mot race le mot ethnie, comme la tendance s'en fait actuellement sentir[15]. Car ou bien l'ethnie est seulement un substitut euphémisé de la race, auquel cas le problème reste intact, ou bien à l'inverse on donne à ce mot un contenu positif - puisque aussi bien l'existence des ethnies est moins controversée que celle des races -, mais avec le risque, précisément, de paraître redonner un fondement objectif et donc une crédibilité à des distinctions dont l'illégitimité ne fait en revanche aucun doute aux yeux du plus grand nombre lorsqu'elles prétendent se fonder sur la race.
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