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Jorge Semprún:
Mal et Modernité: Le travail de l'histoire (IX)
2-02-029140-1 © Éditions Climats 1995

Ce texte a été lu à la Sorbonne le 19 juin 1990 dans le cadre des Conférences Marc-Bloch

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IX

La démocratie... Il n'est question de rien d'autre dans L'Étrange Défaite, le livre posthume que Bloch a écrit dans la hâte et la colère, mais avec une extrême lucidité, de juillet à septembre 1940, il y aura bientôt cinquante ans.

Je l'ai déjà dit, le texte de Marc Bloch me semble poser avec une acuité très actuelle les questions de la modernité démocratique, de ses exigences et de ses possibilités.

Pourtant, à première et dans ce cas-ci courte vue, la réflexion de Marc Bloch s'articule tout d'abord sur une critique rigoureuse des archaïsmes de la démocratie française. Sur un constat de la « modernité » nazie.

« Au vrai, écrit Marc Bloch, ce furent deux adversaires appartenant chacun à un âge différent de l'humanité qui se heurtèrent sur les champs de bataille. Nous avons en somme renouvelé les combats, familiers à notre histoire coloniale de la sagaie contre le fusil. Mais c'est nous, cette fois, qui jouions les primitifs... »

On peut trouver pratiquement la même idée dans l'essai de George Orwell, The Lion and the Unicorn, que j'ai déjà mentionné. Souvent exprimée dans les mêmes termes. Ainsi, lorsque Orwell parle de « l'archaïsme » des dirigeants anglais par rapport à la « modernité » des nazis, il dit des premiers « qu'ils ont traité le fascisme comme les généraux de cavalerie de 1914 ont traité les mitrailleuses: par l'ignorance. »

Adaptation, donc, du nazisme à l'âge de la technique planétaire (« Depuis le début du XXe siècle, dit Marc Bloch, la notion de distance a radicalement changé de valeur »). Capacité d'improvisation des chefs militaires nazis, fondée sur ladite adaptation aux techniques révolutionnaires (« Ils croyaient à l'action et à l'imprévu, constate l'historien. Nous avions donné notre foi à l'immobilité et au déjà fait »).

Tout cela a conduit au renouvellement des cadres de la nation allemande, à la primauté de la jeunesse, d'esprit autant que d'âge (« Les révolutions nous paraissent tantôt souhaitables, tantôt odieuses, selon que leurs principes sont ou non les nôtres, dit Marc Bloch. Elles ont cependant toutes une vertu, inhérente à leur élan: elles poussent en avant les vrais jeunes. J'abhorre le nazisme. Mais comme la Révolution française, à laquelle on rougit de la comparer, la révolution nazie a mis aux commandes, que ce soit à la tête des troupes ou à la tête de l'État, des hommes qui, parce qu'ils avaient un cerveau frais et n'avaient pas été formés aux routines scolaires, étaient capables de comprendre le surprenant et le nouveau. Nous ne leur opposions guère que des messieurs chenus ou de jeunes vieillards »).

Il est rare de trouver une pensée qui, comme celle de Marc Bloch dans ces lignes, assume avec autant de courage les risques de sa propre lucidité. Nous en arrivons ici à un point de l'analyse où les lumières de la raison peuvent devenir aveuglantes. Où l'on risque de basculer du côté du « mal radical » historiquement objectivé. Souvenons-nous de Drieu La Rochelle; du Montherlant de Solstice de juin, de sa jubilation solaire devant les « divisions-panthères » nazies.

Nous voici devant la rencontre, la correspondance, entre la technique planétairement déterminée et l'homme moderne. Ou plutôt l'homme allemand, appartenant au peuple métaphysique, selon les dires de Martin Heidegger. Nous voici devant le sursaut de l'être allemand contre le déclin, sursaut spirituellement matérialisé par la force militaire nazie, pétrie de jeunesse d'esprit et d'invention technique.

Quelles sont les raisons fondamentales qui font que la pensée démocratique - celle qui s'exprime, à cette époque-là, par les voix de Marc Bloch, de George Orwell, de Jacques Maritain, par exemple - ne succombe pas devant l'éclatante modernité de la machine militaire et politique nazie?

Deux ordres de raisons, me semble-t-il.

Tout d'abord, la pensée démocratique, pour critique qu'elle doive être des effets pervers, aliénants, de la technique moderne, principalement dans l'espace de la communication, ne pourra jamais considérer de prime abord et métaphysiquement néfastes les processus à l'oeuvre dans nos sociétés de masse et de marché.

Dans L'Étrange Défaite, après s'être gaussé des discours moralisateurs sur le retour à la terre que l'on commençait à entendre en France dès les premiers jours du régime de Vichy, Marc Bloch écrit: « Ces bucoliques avis, pourtant, ne sont pas exclusivement choses d'aujourd'hui. Toute une littérature de renoncement, bien avant la guerre, nous les avait déjà rendus familiers. Elle stigmatisait l'« américanisme ». Elle dénonçait les dangers de la machine et du progrès ....  »

Il semble bien que Marc Bloch touche ici à un point essentiel. La critique de l'« américanisme », de la machine et du progrès - ce que Heidegger appelle la Machenschaft, dans son livre posthume - qu'elle se présente dans un contexte idéologique ou sémantique de droite ou de gauche, est toujours le symptôme d'une pensée faible. Ou vulgaire. Ou les deux à la fois. D'une pensée pré-critique, en tout cas. C'est-à-dire post-moderne.

Car l'« américanisme » est le miroir, parfois grossissant, déformant aussi, de nos propres réalités: des problèmes, des espoirs, des fantasmes européens aussi. D'où il résulte que la critique de l'« américanisme », quand elle n'est pas au service d'une simple défense, légitime par ailleurs, d'une part de marché menacée, n'est que le signe d'une incapacité à saisir critiquement nos propres réalités européennes.

Dans la belle préface qu'il a écrite pour la récente réédition de L'Etrange Défaite, Stanley Hoffmann met en parallèle les analyses de Marc Bloch et celles de Léon Blum dans À l'échelle humaine. Blum a écrit son livre en prison, avant d'être déporté en Allemagne, dans une villa du quartier des casernes SS de Buchenwald, à quelques centaines de mètres du bloc 56 où je retrouvais, tous les dimanches, jusqu'à sa mort, Maurice Halbwachs.

Léon Blum a vécu deux ans dans cette villa isolée, entourée d'une palissade barbelée, sans savoir exactement où il se trouvait, ignorant tout de l'existence du camp de concentration, si proche pourtant.

« Le premier indice que nous en avons surpris, a écrit Blum à son retour d'Allemagne, est l'étrange odeur qui nous parvenait souvent le soir, par les fenêtres ouvertes, et qui nous obsédait la nuit tout entière quand le vent continuait de souffler dans la même direction: c'était l'odeur des fours crématoires. »

Dans son enfermement, Léon Blum a lu, réfléchi. Quelques extraits de ses notes d'Allemagne ont publiés. Elles concernent presque toujours les problèmes de la liberté et de l'égalité. Dans l'une de ces notes, Blum s'occupe du problème de la « technique planétaire ».

« La machine cyclopéenne qui est la face matérielle du monde, écrit Blum, débite au hasard, sur un rythme sans cesse accéléré, une profusion de richesses que les hommes ne savent plus comment se distribuer entre eux. La production se croit libre, mais le partage n'est ni fraternel ni égal. La gestion de l'univers matériel aurait exigé l'égalité, non pas de tous les hommes, mais de toutes les conditions humaines. Des crises, qui sont devenues la forme la plus apparente du progrès, manifestent la rupture de cet équilibre fondamental. »

Plus loin, Blum conclut cette note ainsi: « La révolution politique, l'héroïque, l'éloquente, en créant l'État moderne, en dressant face à face l'État et l'individu avait rompu les rapports de solidarité qui l'unissaient à l'homme. La révolution industrielle, la fatale, la muette, en créant la technique moderne, en dressant face à face la machine et l'individu rompait les rapports de dépendance qui l'unissaient à la matière. L'individu croyait s'être affranchi par une double effraction, et sa liberté n'était plus qu'un mirage de sa solitude. Cette solitude-là crée l'angoisse, et l'angoisse dramatise l'anarchie du monde mécanique. »

La lucidité de Blum, que je trouve superbe, prouve bien qu'il n'est nul besoin de déconstruire la métaphysique pour comprendre la modernité; nul besoin d'un « sursaut de l'Être » pour essayer de porter remède aux maux de la modernité. Il suffit de l'exercice rigoureux et inlassable de la raison pratique et démocratique.

Le deuxième ordre de raisons qui pousse la démocratie à ne pas capituler devant la ruse de la raison totalitaire, devant la flamboyante modernité du nazisme, est de nature morale.

Hermann Broch écrivait à New York, en 1940: « Les dictatures sous leur forme actuelle sont tournées vers le mal radical... »

C'était façon de parler, certes, de se faire comprendre à l'emporte-pièce. Car les dictatures, toutes celles qui ont une visée totalitaire, du moins, sont tournées vers le bien absolu: bonheur du peuple, avenir radieux, communauté nationale ou mystique. Les dictatures produisent le « mal radical » d'aujourd'hui sous le couvert ou la justification du « bien absolu » de demain.

De même qu'une société démocratique admet le conflit interne, social, culturel ou politique, comme principe de fonctionnement; qu'elle instaure le respect du pluralisme qui en découle comme loi fondamentale de la gestion de ses propres conflits, de même doit-elle comprendre et assumer le « mal radical » au sens de Kant, comme l'une des possibilités de la liberté constitutive de l'homme.

Les sociétés totalitaires, par contre ne peuvent pas admettre la liberté de l'homme, y compris dans ses possibilités transcendantes de bien et de mal.

(Remarquons que le totalitarisme ne peut, par définition, jamais être totalement accompli, réalisé: cela signifierait la fin du processus social, sa rigidité cadavérique. Il est donc absurde, sur le plan théorique, de tirer argument de l'actuel effondrement du système totalitaire h l'Est pour prétendre à sa non-existence dans le passé.)

Les sociétés à visée totalitaire, donc, veulent un homme nouveau, refondé à leur image et ressemblance; un homme absolument bon, puisqu'il refléterait dans sa conduite les principes de bonté absolue établis par le pouvoir selon ses besoins relatifs, et par là empreints de malignité morale. Toute déviance ou dissidence sera ainsi traitée comme une maladie de l'âme, dans les asiles psychiatriques et les camps de rééducation.

Et c'est dans les périodes où le totalitarisme parvient à obtenir le plus haut degré d'intériorisation individuelle du fantasme collectif de l'homme nouveau, qu'il obtient aussi le plus haut degré de stabilité. La fin historique du système totalitaire est liée, dans des circonstances stratégiques et socio-économiques déterminées, à la reprise, individuelle d'abord, massive bientôt par contagion communicative, des possibilités transcendantes de la liberté: pour le meilleur et pour le pire.

 

L'allusion de Hermann Broch au « mal radical » vers lequel se tournent les dictatures n'est qu'une façon frappante de souligner la nécessité d'introduire une dimension morale dans la pratique sociale. Si le mal a son fondement dans le fond constitutif de la liberté humaine, le bien l'a tout autant. Le mal n'est ni le résultat ni le résidu de l'animalité de l'homme: il est un phénomène spirituel, consubstantiel de l'humanité de l'homme. Mais le bien l'est tout autant. Et s'il n'est pas question d'extirper de l'être de l'homme sa libre disposition spirituelle au mal; s'il est impossible, heureusement dirais-je, de façonner l'homme nouveau autrement que sous la forme de cadavre, il est tout aussi impossible d'interdire à l'homme, dans son irréductible liberté, l'expression concrète de sa volonté de bien, qui se nomme selon les circonstances: courage civique, solidarité, compassion religieuse, dissidence, sacrifice de soi. Rien, jamais, n'empêchera l'homme de décider de résister au Mal, quelles que soient les couleurs dont il se pare, même s'il se déguise avec les oripeaux du Bien et du Bonheur pour tous.

C'est cette certitude qu'exprime admirablement Marc Bloch, dans une page de L'Étrange Défaite.

Écoutons-là, cette voix française de 1940:

« Je ne sais quand l'heure sonnera où, grâce à nos Alliés, nous pourrons reprendre en main nos propres destinées. Verrons-nous alors des fractions du territoire se libérer les unes après les autres? Se former, vague après vague, des armées de volontaires, empressées à suivre le nouvel appel de la Patrie en danger? Un gouvernement autonome poindre quelque part, puis faire tache d'huile? Ou bien un élan total nous soulèvera-t-il soudain? Un vieil historien roule ces images dans sa tête. Entre elles, sa pauvre science ne lui permet pas de choisir. Je le dis franchement: je souhaite, en tout cas, que nous ayons encore du sang à verser... Car il n'est pas de salut sans une part de sacrifice; ni de liberté nationale qui puisse être pleine, si on n'a travaillé à la conquérir soi-même. »

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