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Jorge Semprún:
Mal et Modernité: Le travail de l'histoire (V)
2-02-029140-1 © Éditions Climats 1995

Ce texte a été lu à la Sorbonne le 19 juin 1990 dans le cadre des Conférences Marc-Bloch

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V

Une traduction française de La Religion dans les limites de la simple raison a paru en 1943. C'est le dernier texte philosophique que j'aie lu avant mon arrestation. Le volume a traîné dans mon sac à dos, dans les maquis de Semur et du Châtillonnais. Il y tenait compagnie au Mythe de Sysiphe, de Camus, à un exemplaire des Noyers de l'Altenburg, de Malraux, parvenu de Suisse, et à une édition de Don Quichotte en allemand, dans la collection de poche de Tauschnitz.

Les circonstances de la vie et de l'exil m'ont amené en effet à lire le roman de Cervantès d'abord en langue allemande. Elles m'ont amené, en quelque sorte, à une situation comparable à celle du Pierre Ménard de Jorge-Luis Borges: si je n'ai pas récrit le Don Quichotte, mot à mot, comme lui, j'en ai du moins retraduit le début dans sa langue originale.

Mais c'est une autre histoire. Pardonnez-moi la digression.

Un dimanche, à Buchenwald, donc, n'importe lequel des dimanches après-midi de Buchenwald, autour du châlit de Maurice Halbwachs et d'Henri Maspero, le « mal radical » selon Emmanuel Kant est apparu dans notre discussion.

Ou plutôt, plus précisément: Dieu est apparu dans notre discussion. Dieu et le problème de la permission du mal: c'était inévitable.

« Comment peut-on affirmer ensemble, sans contradiction, les trois propositions suivantes: Dieu est tout-puissant; Dieu est absolument bon; pourtant le mal existe. » C'est en ces termes que Paul Ricoeur, dans la conférence que j'ai citée, définit le problème qui se pose à toute théodicée, à toute onto-théologie, quand celles-ci s'efforcent d'oublier, du moins, que la critique kantienne a détruit les certitudes béates de la doctrine de Leibniz.

Telle est, en effet, la question. Et il n'y a pas, il n'y aura jamais, de réponse cohérente, qui parvienne à maintenir la compatibilité des trois propositions. C'est pour cette raison, sans doute, que Ricoeur se prémunit, dès les premières lignes de son texte, « contre le caractère limité et relatif de la position du problème dans le cadre argumentatif de la théodicée ». Il change de terrain d'emblée, choisissant celui d'une phénoménologie de l'expérience du mal. « La tâche de penser, écrit Paul Ricoeur - oui de penser Dieu et de penser le mal devant Dieu - peut ne pas être épuisée par nos raisonnements conformes à la non-contradiction et à notre penchant pour la totalisation systématique. »

Jacques Maritain, pour sa part, dans son traité de 1963, Dieu et la permission du mal, s'efforce de tenir bien ajustées les pièces de la machine argumentative de la tradition thomiste. Il serre les boulons de l'herméneutique, pas un bouton ne manque aux uniformes de son régiment de syllogismes.

« En réalité, proclame Maritain, tout ce que je fais de bien vient de Dieu et tout ce que je fais de mal vient de moi, parce que Dieu a la première initiative dans la ligne de l'être et que j'ai la première initiative dans la ligne du non-être. »

Voilà, c'est tout simple. C'est une question de ligne.

L'argumentation de Maritain, quelle que soit l'ingéniosité dialectique, la richesse savante de ses commentaires, est extrêmement pauvre. Délibérément pauvre, sans doute. Premier point ou prémisse: « La certitude fondamentale, le roc auquel nous devons nous cramponner dans cette question du mal moral c'est l'innocence absolue de Dieu. »

Démonstration en deux temps ou deux axiomes de Thomas d'Aquin pour ce qui concerne cette innocence absolue:

Premier axiome: Dieu n'est en aucune façon et sous aucun rapport cause du mal moral, ni directement, ni indirectement. Ça peut se dire en latin, bien sûr: Deus nullo modo est causa peccati, neque directe, neque indirecte.

Deuxième axiome: La cause première du défaut de grâce vient de nous. (Defectus gratiae prima causa est ex nobis.)

Et Maritain de commenter cet axiome: « C'est en nous, écrit-il, c'est dans la créature qu'est la cause première du mal moral (cause première dans l'ordre du non-être ou du néant), la créature a l'initiative première du mal moral, c'est à elle que remontent l'initiative et l'invention du péché. »

On ne peut qu'être admiratif devant les risques métaphysiques que prend Jacques Maritain dans cette affaire. Et tout d'abord, pourquoi identifier le Bien à la ligne de l'être et le Mal à celle du non-être? N'est-ce pas là l'un des plus vieux préjugés de la philosophie dogmatique? Même si l'on écarte, par souci de méthode, les métaphysiques de la négativité dialectique; même si l'on reste à l'intérieur d'une pensée religieuse, est-il vraiment évident d'identifier le Bien à l'être? Il ne semble pas. Il suffirait pour se convaincre de cette non-évidence de suivre l'argumentation de Catherine Chalier dans La Persévérance du mal, commentaire rigoureux et développement original de la philosophie d'Emmanuel Levinas.

Quelle que soit la distance que j'aimerais prendre avec une pensée aussi transie de transcendance, ne respirant que par celle-ci et pour celle-ci, je ne peux que souscrire à cette formulation de Catherine Chalier: « À identifier le bien à l'être, à récuser l'idée d'un au-delà de la pure positivité de l'essence qui viendrait en questionner le droit, en retenir l'élan, n'est-ce pas ce spectacle des forces vitales rivalisant de dynamisme et d'insolence pour s'imposer et pour être, pour gagner l'hégémonie, que l'on prend pour modèle et pour norme? Comme si l'effort de la nature pour persévérer dans son être et l'accroître était le signe de la divinité même de l'être et qu'en conséquence nulle axiologie n'était pensable... »

Il est certain qu'il faut souvent savoir réduire l'être à néant, effacer sa persistance, son épaisseur, l'oublier, se délivrer de son enfermement, pour tout simplement le rendre habitable. Provisoirement, du moins. Par intermittences du coeur ou de l'esprit. Dans l'angoisse vivifiante d'un savoir qui investit le monde comme délitement de l'être, justement. Mais n'est-ce pas là le sens de la liberté de l'être au monde de l'homme?

D'autre part, Jacques Maritain - et pas lui seulement, les théologiens, en général - ont-ils réfléchi aux conséquences de leur machinerie dialectique destinée à assurer l'innocence de Dieu, à le préserver de toute contagion du mal: axiomes de Thomas d'Aquin, dans le cas de Maritain; mystères de la théologie « brisée », dans le cas de Karl Barth, qui admet dangereusement que Dieu règne aussi à main gauche, qu'il est la cause et le maître du néant lui-même?

Car si le mal est affaire de l'homme, si c'est à l'homme que reviennent l'initiative et l'invention du péché, si le mal est même le seul espace concret d'historicité où l'homme puisse agir de façon autonome, totalement libre, en tant que pour soi, sans dette d'aucune sorte avec nulle transcendance, sans autres limites que celles de son choix, de ses propres critères et maximes, n'est-ce pas là faire du mal l'affirmation suprême de l'humanisme de l'homme, de son humanité?

N'est-ce pas là faire de l'innocence absolue de Dieu le signe, ou le symptôme, de sa disparition possible, par évanouissement de ses fonctions cosmologiques; Dieu ne serait-il innocent que parce qu'il risque d'être inexistant? Non pas mort, bien entendu: la pensée de la mort de Dieu demeure encore prisonnière de la pensée théologique. Ou bien encore: l'innocence absolue de Dieu ne serait-elle qu'une invention de la créature, au même titre que le péché? Dieu ne serait-il qu'une initiative de la liberté humaine, au même titre que le mal? Aussi radicale que le mal, par ailleurs?

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