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Gilles Smadja:
Des archives allemandes inédites
La France a produit pour les nazis des quantités massives de Zyklon B

in l'Humanité (11 mars 1997) © L'Humanité 1997
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Ce n'était qu'un soupçon. C'est en passe de devenir l'une des découvertes les plus accusatrices pour le régime de Vichy. De 1941 à 1944, dans son usine chimique de l'Oise, l'ancien groupe français Ugine a produit des quantités massives de Zyklon B. Cette production, qui a atteint jusqu'à 37 tonnes par mois en 1944, était destinée à l'Allemagne à des fins exclusivement militaires. C'est le Zyklon B qui a été utilisé dans les chambres à gaz des camps de concentration pour exterminer plusieurs millions de juifs.

L'existence d'une fabrication française de ce qui est devenu le gaz de l'Holocauste n'était jusqu'à présent qu'une hypothèse. Annie Lacroix-Riz l'avançait avec prudence. Professeur d'histoire contemporaine à l'université de Toulouse, cette spécialiste de la collaboration économique avec l'Allemagne nazie n'affirme rien sans preuve. Il fallait donc de nouveaux éléments. Elle vient de les découvrir en dépouillant les archives dites 'du Majestic'.

Le grand hôtel parisien abritait le commandement de l'administration militaire allemande. Une bonne part de la mémoire de l'Occupation, côté occupant, est écrite dans cette série de plusieurs milliers de volumes. Ces archives n'ont jamais quitté la France. Certaines restent interdites. D'autres sont consultables. 'J'ai fait des découvertes extraordinaires', confie l'universitaire, réputée pour son obstination à ne pas céder à la thèse d'une histoire officielle qui, sur cette période, n'aurait plus rien à apprendre.

Alors elle cherche. Et elle découvre les rapports Kolb. Au commandement militaire du Majestic, chaque branche de l'activité économique allemande a son représentant. Kolb est le 'Referat' de la chimie. Il dirige Degussa et Degesch, deux entreprises spécialisées dans les cyanures. Chacune a son créneau. Traitement des métaux pour Degussa. Fabrication exclusive de cyanure d'hydrogène, commercialisé sous le nom de Zyklon B, par Degesch. Degesch est une filiale de Degussa. Elle-même filiale de IG Farben, le géant allemand de la chimie, un des premiers soutiens financiers de Hitler.

Les révélations du rapport Kolb

Document inédit, le rapport Kolb du 24 février 1941 dresse un bilan des accords entre entreprises françaises et allemandes de la chimie. Accord conclu entre l'allemand IG Farben et le français Kuhlmann, qui 'a été présenté au gouvernement français, à Vichy'. Accord conclu entre IG Farben et Rhône-Poulenc 'dans le domaine pharmaceutique, qui doit encore subir un nouvel approfondissement'. Accord entre De Beuel am Rhein et Rhône-Poulenc 'sur l'exploitation commune du gisement de lépidolite d'Alvarroes, Portugal'.

Enfin, et surtout, dans ce même rapport du 24 février 1941, Kolb indique que sa propre entreprise, Degussa, 'a passé accord avec la société de l'Electro-Chimie, de l'Electro-Métallurgie, et des Aciéries électriques d'Ugine de Paris, pour la création de deux sociétés communes en France, qui seront fondées avec une participation mutuelle de cinquante-cinquante'.

C'est la 'seconde société' qui retient l'attention. Précision de Kolb: elle sera spécialisée dans 'la fabrication et la réalisation de moyens de gazage, et de base d'acide cyanhydrique pour gazage'. Toujours dans les archives du Majestic, une note allemande, également inédite, confirme 'la fondation d'une société pour la fabrication de produits de gazage à l'acide cyanhydrique'.

Le choix de ce montage industriel et financier entre Degussa et Ugine ne relève d'aucun hasard. Quand l'Occupation se met en place, Degussa est présent en France. A Villers-Saint-Sépulcre, les aciéries électrochimiques d'Ugine produisent déjà du Zyklon B sous licence allemande. Mais en faible quantité. A peine une tonne par an en septembre 1940, selon un relevé établi par la direction de l'usine, et découvert par Françoise Rosenzweig, professeur d'histoire à Beauvais, en préparant une thèse sur les conséquences de l'Occupation dans l'Oise.

La bonne affaire financière

La production est faible, mais l'outil est là. Disponible et performant pour peu que l'on y injecte de l'argent. La direction du groupe Ugine, dont les cadres juifs ont été chassés, entrevoit le marché considérable que l'économie de guerre ouvre au Zyklon. Dans la marine ou à terre, l'armée allemande est un gros utilisateur de ce désinfectant puissant. 'Pour l'industrie chimique française, commente Annie Lacroix-Riz, il s'agissait de transformer une défaite militaire en bonne affaire financière.'

Les actes suivent. Dans une lettre datée du 8 mai 1941, le bureau des devises de Francfort demande au ministère de l'économie du Reich un transfert de 1,2 million de francs pour augmenter la part du capital allemand dans la société mixte créée avec Ugine. Le 21 mai 1941, une lettre émanant du ministère allemand de l'Economie accorde un nouveau virement de 183.500 francs effectué par la banque du Reich. Dans un document daté du 8 juillet 1942, le bureau des devises de Francfort accorde un nouveau transfert de 1,764 million de francs.

En moins de deux ans, le capital initial est multiplié par dix. 'Les recettes de la société de vente française sont en forte croissance', se félicite le bureau de Francfort. Et ce n'est encore rien à côté des deux années qui suivent.

Le 18 août 1944, une information diffusée par les services de renseignements des Alliés indique que la production de Zyklon B de l'usine de Villers-Saint-Sépulcre a été de 37 tonnes pour le seul mois de mai 1944. Le chiffre figure dans une 'statistique mensuelle des produits chimiques surveillés', en vue d'un bombardement ou d'un acte de sabotage. Ce qui ne laisse pas le moindre doute sur l'usage exclusivement militaire de cette production.

Une tonne annuelle en 1940, 37 tonnes mensuelles en 1944: cette explosion de la production de Zyklon B en France s'explique-t-elle par l'utilisation de ce produit, de plus en plus massive à partir de 1942, dans les camps nazis? 'Nous n'avons pas encore de documents prouvant formellement que le Zyklon fabriqué dans l'Oise était destiné aux camps, répond Annie Lacroix-Riz. Mais ce que l'on peut dire avec certitude, c'est que le Zyklon produit en France était entièrement destiné à l'Allemagne, et à des fins exclusivement militaires.'

Le zèle extrême des industriels français

Il existe une certitude, en revanche, sur le zèle extrême dont ont fait preuve la plupart des dirigeants français de l'industrie chimique pour ne pas compromettre leurs affaires avec l'Allemagne nazie. Les rapports Kolb révèlent notamment que l'aryanisation des biens juifs était une condition obligatoire à la bonne entente économique. Peu importait la taille de l'entreprise. Le 'Referat' chimie Kolb attache autant d'importance à la spoliation de Cybo, une petite entreprise de Vitry-sur-Seine qui comptait sept ouvriers en 1939 et que dirigeait Harry Cohl, qu'à l'éviction des membres juifs d'Ugine.

La France de Vichy et des puissances financières s'est soumise à l'ignominie sans le moindre état d'âme. Vice-PDG de Kuhlmann, Raymond Berr fut chassé de son poste dès le 14 octobre 1940. Déporté, il fut assassiné à Auschwitz, probablement gazé au Zyklon B.

GILLES SMADJA

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