© Michel Fingerhut 1995-9 ^  

 

Alexandre Szombati:
Des Nazis parlent.
La mémoire sans défaillance des bourreaux

in Le Monde diplomatique (mars 1988) © Le Monde diplomatique 1988
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Nous remercions Le Monde diplomatique de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
L'article 47 du code pénal militaire allemand, édition du 10 octobre 1940, édicte notamment que "le subordonné qui a obéi est passible d'une sanction à titre de participation: (...) s'il savait que l'ordre de son supérieur impliquait un acte criminel ou délictieux, dans le sens général ou dans le sens militaire du terme". Voir dans le Monde Dimanche du 8 mai 1983 "Klaus Hornig et l'article 47", par Alexandre Szombati.
Dans une longue enquête sur le génocide des juifs durant la seconde guerre mondiale, Alexandre Szombati a consulté les archives et recherché les témoins en Autriche et en Allemagne. Il a rencontré les magistrats qui avaient instruit les procès des criminels de guerre. Surtout, il a retrouvé, non sans difficultés, de hauts responsables nazis et d'anciens bourreaux des camps. Beaucoup ont refusé toute entrevue. Mais d'autres, en toute liberté de choix, ont accepté de lui parler. Il a aussi reçu le témoignage d'hommes courageux - un médecin d'Auschwitz, un policier, - qui devant l'horreur de ce qu'ils voyaient ont, au péril de leur vie - et pour l'honneur du peuple allemand, - refusé de participer au génocide. Pour eux, comme pour les magistrats et, plus nettement encore, pour les responsables nazis, condamnés ou non, nier l'existence des chambres à gaz est une pure et simple aberration.

La lèvre supérieure gauche balafrée, chauve, les yeux perçants et scrutateurs, de taille moyenne, l'homme qui est assis en face de moi, dans ce restaurant de la rue Weiburg à Vienne, est une ancienne « étoile » de la Gestapo: Othmar Trenker fut Hauptsturmführer (lieutenant-colonel SS) dans l'armée du Reich. Dans l'Autriche de l'après-guerre, « première victime de l'agression nazie », il porte le titre de conseiller principal du gouvernement, qui fut aussi en Allemagne celui du comte Yorck Von Wartenburg, torturé par les soins de Trenker puis pendu pour sa participation à l'attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler.

Fils d'un policier autrichien, docteur en droit, Trenker, nazi « historique », fut commandant adjoint de la Gestapo à Munich, puis envoyé en Pologne en 1940.

En mars 1944, devenu une sorte d'ambassadeur itinérant de la Gestapo, quand l'Allemagne envahit la Hongrie, il utilisa les listes établies par le lieutenant-colonel Wilhelm Höttl, du contre-espionnage, dirigea l'arrestation de tous les hommes connus pour leur hostilité à Hitler et les déporta en Allemagne.

En juillet 1944, Kaltenbrunner, chef suprême de la Gestapo, le fit venir à Berlin pour participer à la recherche et aux interrogatoires des conjurés de l'attentat du 20 juillet.

Les mains qui manient devant moi couteau et fourchette ont peut-être infligé d'horribles souffrances. Je pose la question.

« Que dites-vous là? s'exclame-t-il. Moi, torturer quelqu'un de mes propres mains? J'étais trop haut placé pour me livrer à de tels travaux manuels. D'autant plus que, sur l'ordre du Führer, il fallait aller très vite. On trimait jour et nuit. Vous ne vous rendez pas compte de ce que cela représente comme responsabilité et comme tension nerveuse... J'aurais voulu vous voir à ma place...

- Je ne pense pas que torturer des gens aurait pu être mon ambition.

- Ce sont des « gens » pour vous? Des criminels qui ont tenté d'assassiner le chef de l'Etat! Ils n'ont eu que ce qu'ils méritaient.

- Depuis 1940 vous vous trouviez en Pologne. Vous avez donc tout vu. Ainsi avez-vous assisté au traitement infligé à la population juive. Avez-vous vu fonctionner les chambres à gaz à Treblinka ou à Auschwitz?

- Non. Pourquoi cette question?

- Parce que certains « historiens » mettent en doute l'existence des chambres à gaz...

- J'en ai en effet entendu parler. C'est pure débilité mentale. En ce qui me concerne, je n'ai rien eu à rechercher dans les camps d'extermination, j'ai constamment vu fonctionner les camions que nous appelions les « chambres à gaz roulantes ». Je n'ose pas mentionner de chiffres, mais il ne fait aucun doute que des dizaines de milliers de personnes sont passées de vie à trépas par ces camions. Hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux étaient entassés dans ces véhicules hermétiquement fermés. Lorsqu'ils roulaient, le gaz introduit infligeait à ces gens une mort atroce.

- En mars 1944, quand votre organisation procéda à la déportation en masse des juifs hongrois, vous n'aviez donc aucun doute quant à la destination de ces gens, c'est-à-dire les chambres à gaz?

- A question précise, réponse précise. Je n'ai jamais nié le rôle que j'avais joué dans la Gestapo. Chargé de l'élimination de l'ennemi politique, je ne me suis pas occupé de la question juive. Celle-ci était du ressort d'Adolf Eichmann. Cela dit, je n'avais aucune raison de douter de la parole de ce collègue qui, tout en nous révélant la destination des transports, nous rappela l'ordre strict de camouflage. A toute question nous devions répondre que « les évacués allaient travailler » et ainsi « contribuer à l'effort de guerre allemand ». Notre devoir était de démentir catégoriquement les fausses rumeurs de la radio anglaise concernant les prétendus camps de la mort....

- Etait-il possible de berner tout le monde? Je pourrais vous citer une douzaine de phrases dans lesquelles il est clairement dit quel sort Hitler réservait aux juifs...

- Moi aussi; pourtant il y avait des cas absolument ahurissants. Le général SS Winskelmann, notre supérieur à Budapest, était chargé des contacts avec l'amiral Horthy, régent de Hongrie. Ce dernier voulait absolument savoir ce qui arriverait à ses concitoyens hongrois déportés. Ne sachant que répondre, le général appela Eichmann, qui rassura son supérieur et, par son truchement, le régent: on les ammène travailler. Tout le reste est propagande ennemie... Vous auriez dû voir le visage hilare d'Eichmann quand il nous rapporta cette histoire.

- Eichmann vous a-t-il dit quel était le nombre de juifs exterminés?

- Pas à moi, mais à mon ami Wilhelm Höttl, qui me l'a rapporté un ou deux jours plus tard. Posez-lui la question (voir plus loin la déclaration de Wilhelm Höttl). Il vous répondra peut-être...

- Vous n'aviez donc aucun doute quant au sort réservé aux prétendus « évacués »?

- Parlons clairement, il y avait des millions de juifs en Pologne et ils ont disparu à vue d'oeil. D'autres millions y ont été amenés dans des wagons à bestiaux en provenance de nombreux pays et ils se sont volatilisés. Où voulez-vous qu'ils soient allés? »

Du doigt, il montre le plafond, et il rit.

« Vous avez été un des grands chefs de la Gestapo de 1939 à 1945. Avez-vous jamais été inquiété de ce fait?

- Jamais, je n'ai fait que mon devoir.

- N'aviez-vous jamais pitié de l'une ou l'autre de vos victimes?

- Pitié? Qu'est-ce que c'est?

- Quel souvenir gardez-vous de ces sept années de votre vie?

- Das waren Zeiten! » (Quelle époque merveilleuse!)

« Il fallait inventer un système moins sanglant »

Dans cette même Autriche, un autre lieutenant-colonel n'est pas du même avis. Né en Silésie, il vit actuellement dans un chalet au Tyrol. Policier, juriste et catholique, comme il se décrit, Klaus Hornig fut, dès le début de la guerre, versé dans la police militaire chargée de massacrer les civils derrière le front.

Au risque de sa vie, le lieutenant Hornig, se référant à l'article 47 du code militaire, refusa de participer à ces tueries1.

Himmler le fit enfermer au camp de Buchenwald où il devait rester jusqu'à sa libération à la fin de la guerre. Après quoi, pendant des années, il dut lutter avec les autorités de Francfort pour faire reconnaître ses droits tout en gagnant sa vie comme chauffeur de taxi. Il fut enfin pensionné avec le grade de lieutenant-colonel.

« L'isolation des chambres à gaz roulantes était faite avec de la tôle fixée par des rivets, dit-il. La tôle brillait sous le soleil. On aurait dit des cercueils d'argent. Cela se passait derrière le front de Pologne, et j'ai vu de mes propres yeux des membres du Service de sécurité (SD), en uniforme SS avec le triangle SD sur le bras, pousser les malheureux à coups de crosse et de baïonnette dans les camions. Je n'ai pas assisté au déchargement des cadavres, mais certains de mes hommes l'ont vu et en ont fait le récit. C'était horrible. Des mères serraient si fort leur bébé dans leurs bras qu'ils étaient comme soudés. C'est ainsi que l'on a brûlé leurs cadavres... Mais, du point de vue de Himmler, l'emploi des chambres à gaz roulantes était préférable aux massacres par fusillades, cette méthode exigeant moins d'effectifs. Quelques « durs » suffisaient pour le chargement, le déchargement étant exécuté, de force bien entendu, par les futures victimes qui, jusqu'à la dernière minute, espéraient un miracle.

- Même si vous et votre bataillon n'y avez pas participé, vous étiez témoins de fusillades. Quels en furent les effets sur les exécutants?

- Le bataillon de police voisin a été pendant des semaines occupé à l'extermination de le population juive. Celle-ci fut amenée dans les champs de blé et fauchée par des salves de pistolet mitrailleur. C'étaient des journées de douze à quatorze heures. A la nuit tombée, la troupe rentrait à la caserne de Zamosz. Elle était si démoralisée qu'il fut impossible de la renvoyer en permission en Allemagne. Le général de police Winkler, qui siégeait à Cracovie, a envoyé ces hommes pendant quatre semaines dans les villes de cure de Krynica et Zakopane.

« Il fallait inventer un système moins sanglant et moins voyant, si l'on peut dire. Même Leni Riefenstahl, metteur en scène et artiste favorite du Führer, avait éclaté en sanglots (une photo en témoigne) en voyant massacrer des femmes, des hommes et des enfants en Pologne. Et quand Himmler lui-même faillit s'évanouir en voyant la tuerie, il accepta l'idée de passer à l'assassinat par le gaz. »

Visite aux juges des procès de Treblinka...

A Düsseldorf, se sont déroulés plusieurs procès ayant pour objet l'« action Reinhard », ainsi nommée à cause du grand maître de la « solution finale », Reinhard Heydrich. Entre autres, celui du camp d'extermination de Treblinka.

Pour le chef du parquet, le procureur général Norbert Blazi, l'existence des chambres à gaz est une réalité, au. même titre que les assassinats perpétrés par les. terroristes d'après-guerre qu'il poursuit aujourd'hui. La mettre en. doute relève de la fantaisie pure. « Il y aura toujours des gogos pour croire à n'importe quelle énormité », dit-il.

Je lui exprime mon désir d'interroger Kurt Franz. Le tribunal du Land de Düsseldorf a condamné à la prison à vie le principal accusé de Treblinka, le cuisinier Kurt Hubert Franz, né le 17 janvier 1914. pour meurtre d'« au moins » trois cent mille personnes, et pour meurtre d'« au moins » cent trente-neuf personnes, ainsi que pour tentatives de meurtre.

« Les cent trente-neuf meurtres, il les a commis en dehors des meurtres par le gaz; par excès de zèle... », explique le procureur général.

Il m'autorise à parler au prisonnier, mais il est très sceptique sur le résultat de ma démarche. Jusqu'à présent, Kurt Franz a, en effet, strictement décliné toute tentative de rencontre... Il se méfie de tout le monde.

Le procureur général appelle M. Wermke, directeur de la prison de Rheimscheid-Lüttringhausen. Je demande à ce dernier de transmettre le message suivant: « Je n'ignore pas que vous avez jusqu'à présent toujours refusé d'accorder le moindre entretien à qui que ce soit. Mais il s'agit cette fois de rétablir une vérité historique. Jusqu'à maintenant, des personnalités aussi importantes du troisième Reich que le Hauptsturmführer Dr Othmar Trenker, l'un des chefs de la Geheime Staatspolizei, et le Sturmbahnführer SD Dr Wilhelm Höttl, l'un des chefs du contre-espionnage pendant la guerre, m'ont fait confiance. »

Une demi-heure plus tard, j'ai Kurt Franz au téléphone. D'abord, il veut savoir si j'ai des preuves écrites de ce que j'affirme. Je les montre au procureur général Blazi, qui confirme.

« Que voulez-vous savoir? demande Franz.

- Il y a des gens qui mettent en doute l'existence des chambres à gaz... »

Silence, puis:

« Ce sont des bêtises. Les chambres à gaz ont fonctionné alors que j'étais en service aussi bien à Belsec qu'à Treblinka., ça ne se discute même pas. Je voudrais plutôt vous parler du fait que j'ai été condamné illégalement par un tribunal allemand pour des faits que j'aurais commis en dehors des frontières du Troisième Reich... Si vous êtes disposé à imprimer cela, je veux bien vous parler des chambres à gaz aussi longtemps que vous le désirez. Au revoir. »

Le procureur général a un geste désabusé « Kurt Franz a tort. Selon la loi allemande, tout citoyen allemand ayant son domicile sur le territoire allemand peut être poursuivi pour des faits commis à l'étranger. »

Mais, avant même d'aller voir Franz dans sa prison, je voulais entendre le témoignage des magistrats qui ont instruit les procès des bourreaux du camp d'extermination de Treblinka.

Treblinka... Un terrain entouré de barbelés, de dimensions étonnamment réduites: 600 mètres de long et 400 mètres de large. En un an et demi, « pas moins d'un million de personnes y terminèrent leur vie d'une manière violente », ont constaté les autorités judiciaires allemandes.

Kurt Rainisch Schwedersky, ancien juge d'instruction des procès de Treblinka, vit en retraite en Rhénanie. Il sourit des tentatives révisionnistes des « blanchisseurs des mains ensanglantées » .

« C'est moi qui ai conduit l'enquête préliminaire contre les deux commandants successifs de Treblinka, Franz Stangl et Kurt Franz. A aucun moment ils n'ont songé à nier l'existence des chambres à gaz et des meurtres en masse, ni à tenter de mettre en doute ces étouffoirs alimentés par le gaz d'un moteur Diesel d'origine soviétique...

« L'attitude des accusés?... Le commandant de Treblinka, Franz Stangl, avec son accent et son charme typiquement viennois, voulait me faire croire que le fait d'avoir porté le titre de commandant du camp n'avait été qu'une simple formalité. Il n'aurait été responsable que de la récupération des dents en or arrachées aux cadavres et des valeurs que l'on pouvait découvrir sur eux; or, pierres précieuses, etc. Quant à Kurt Franz, il a toujours nié avoir été le second de Stangl et, après le départ de celui-ci, maître absolu du camp. Aujourd'hui encore, dans sa prison, il nie l'évidence, confirmée cependant par ses co-accusés et par les témoins survivants...

« L'infirmier SS Otto Horn, responsable de l'incinération des corps des victimes, se considérait calmement comme innocent. Il a dit tout ce qu'il savait et n'a pas douté qu'il serait acquitté. Ce qui fut fait.

- Y avait-il réellement des innocents?

- Bien sûr. Le SS Booz, par exemple, surnommé « der Furunkel SS », voyant dès son arrivée ce qui se passait, décida de ne pas participer aux gazages. Il grattait ses furoncles pour qu'ils ne guérissent pas. Il est finalement arrivé à ses fins et fut envoyé au front. Lors de l'instruction, qui se termina par un non-lieu, il m'a raconté les horreurs dont il fut témoin. Il ajoutait que le jour le plus heureux fut, pour lui, celui où il fut envoyé au front pour se battre comme un soldat. »

Le procureur général de Wuppertal, M. Alfred W. Spiesz, soutenait l'accusation aux deux procès de Treblinka. A l'issue de ma visite, je lui ai demandé de résumer par écrit ce qu'il pensait de la discussion au sujet des chambres à gaz. Voici sa lettre:

« Suite à notre conversation de ce jour, je vous déclare ce qui suit d'après les constatations faites par les tribunaux allemands lors des procédures se rapportant aux crimes commis par le régime national-socialiste, il ne subsiste pas le moindre doute que l'assassinat des juifs dans les camps d'extermination a été effectué dans des chambres à gaz. Lors de son procès en 1970 devant le tribunal de Düsseldorf, l'ancien Hauptsturmführer Franz Stangl a admis, entre autres, que, en période de « grande affluence », lorsque beaucoup de transports arrivaient, jusqu'à 18 000 (dix-huit mille) juifs furent tués chaque jour. Le massacre était effectué à l'aide de gaz émanant d'un moteur de char d'assaut russe du type T.34.

ALFRED SPIESZ. »

« Nous n'avons eu besoin que de cent vingt hommes au total pour réaliser l'action Reinhard, c'est-à-dire l'extermination d'au moins 1 750 000 personnes dans les trois camps de Treblinka, Sobibor et Belsec », m'avait dit M. Spiesz. « Nous » et non pas « eux », le visage d'Alfred Spiesz reflète la douleur et la gêne.

Je ressens devant lui la même impression que devant M. Schwedersky, comme s'ils avaient été éclaboussés par les crimes, et comme si leur propre innocence était en quelque sorte mise en doute.

« Comme vous le savez, pendant le IIIe Reich, il était strictement interdit de parler ouvertement de l'extermination des juifs [...]. Pourtant, à ma grande surprise, je suis tombé sur un document dans lequel il est ouvertement question du transport des juifs français à Auschwitz, ainsi que du but de cette déportation. Dans ce document, il est dit que « le lieutenant-général de la Wehrmacht K..., stationné à Paris, se montre fort coopératif et se déclare d'accord avec l'extermination à 100 % des juifs. » Ainsi, le fait d'avoir porté l'uniforme de l'armée régulière allemande ne signifie pas que l'on n'ait pas participé à l'action qui avait pour but le gazage des juifs... »

A propos de Kurt Franz, M. Spiesz me rapporte l'incident suivant:

« En automne 1943, l'action Reinhard achevée et les armées soviétiques se rapprochant, il fut décidé de faire disparaître les camps d'extermination de Treblinka, Sobibor et Belsec. Tous les prisonniers furent gazés, à l'exception de quelques-uns dont on avait besoin pour transformer ces camps de la mort en de paisibles paysages. On fit sauter le seul bâtiment construit en dur, celui des chambres à gaz, action que Franz a photographiée (voir photo page 6) . Il ne restait qu'une seule baraque, celle du commandant, que l'on devait transformer en un logement à l'intention d'un paysan ukrainien. Quand le travail fut achevé, et que les fleurs commençaient déjà à pousser, on a dit aux derniers prisonniers que leur fin était arrivée. C'est alors qu'une femme juive a demandé comme dernière faveur de ne pas être exécutée par le commandant Kurt Franz. Il lui inspirait une telle horreur qu'elle ne voulait pas recevoir la mort de sa main... Son désir fut exaucé. »

Dans son compte rendu du procès, l'hebdomadaire Der Spiegel rapporte que, selon Eichmann lui-même, « Treblinka fut la chose la plus terrible que j'aie vue de ma vie » ; et le journal ajoute que, selon les observateurs allemands, « Kurt Franz était l'individu le plus effrayant de tous les accusés » .

Kurt Franz, « au moins » 300 000 morts

Malgré l'introduction du procureur général Blazi, j'ai dû assurer au directeur de la prison que je n'avais nullement l'intention de poser à son prisonnier « des questions agressives ou inquisitoriales » .

Informé du tempérament extrêmement colérique du prisonnier, je me déclarai très satisfait de la présence de deux fonctionnaires dans le bureau durant l'entretien. L'un d'eux me prévint de ne pas m'étonner si, après les premières minutes, le prisonnier se levait et me quittait. Comme les autres condamnés du procès de Treblinka qui purgent leur peine dans cette prison, il se déclare totalement innocent. Lors du procès, il n'a jamais fait le moindre aveu, même lorsque ses co-accusés lui ont dit en face ce qu'ils savaient de son rôle dans le camp.

L'homme est grand, bien en chair, chauve: d'allure décidée. Il me regarde droit dans les yeux. Après quelques secondes d'immobilité, il me tend une grande et lourde main, puis s'asseoit.

« Je vous ai déjà déclaré au téléphone, dit-il, que les chambres à gaz dans lesquelles on a gazé les juifs ont bel et bien existé. J'ignore le nombre exact de gazés car je ne les ai pas comptés. D'autant moins que je n'ai pas participé personnellement à ces actions. Moi, je n'ai gazé personne, ni à Treblinka ni à Belsec, l'autre camp d'extermination où j'ai fait mon service auparavant. Dans les deux camps, j'étais le commandant des troupes de sécurité. Il y avait en effet des partisans dans les environs, qui menaçaient de nous attaquer...

- Vous me dites que vous avez commencé votre service à Belsec. Y avait-il une raison spéciale à votre mutation à Treblinka?

- Bien sûr, bien sûr... Un jour, une femme juive nue s'est approchée de moi et, se jetant à genoux, m'a dit qu'elle était prête à être gazée mais elle m'implorait de sauver sa fille. Celle-ci m'a supplié de sauver la vie de sa mère. Elles étaient très belles toutes les deux. J'ai donné l'ordre à mon ordonnance l'Ukrainien Alexief Pior de leur procurer des vêtements et de les placer dans les cuisines de SS, pour qu'elles y épluchent des pommes de terre. J'ignore pourquoi Pior, toujours si obéissant, n'a pas exécuté mon ordre. Sans doute persuadé que je tenais à la vie de ces deux femmes, il a pris une décision folle: il les a fait sortir du camp, a pris avec elles le train pour la ville, en pensant probablement pouvoir les y placer. Par malchance, les gendarmes ont contrôlé les voyageurs. L'Ukrainien, ne pouvant justifier sa présence dans le train, fut soupçonné de vouloir rejoindre les partisans et reconduit au camp. Les deux femmes furent immédiatement gazées et mon ordonnance tué sur place, d'une balle de revolver, par le commandant. Furieux, car j'appréciais beaucoup l'Ukrainien, qui cirait admirablement mes bottes, je me suis plaint auprès de Christian Wirth. C'était un homme terrible: premier commandant de Belsec, Himmler l'avait nommé inspecteur des trois camps d'extermination: Belsec, Sobibor et Treblinka. Après m'avoir entendu, il fut saisi d'une crise de rage et me frappa au visage. Il m'a ensuite muté à Treblinka, que dirigeait alors Franz Stangl .

- Je n'ai trouvé nulle part trace de cette histoire...

- Rien d'étonnant. C'est la première fois que je la raconte. Je n'ai plus honte d'avoir été frappé au visage...

- Avez-vous vraiment eu pitié de ces deux femmes? »

Il hausse les épaules.

« Pourtant, vous n'étiez pas particulièrement réputé pour votre clémence à l'égard des prisonniers. Lors de votre procès, plusieurs témoins ont relaté que, bien que commandant suppléant et puis commandant, vous vous êtes vous-même chargé d'exécuter des bastonnades qui, dans la plupart des cas, finissaient par la mort des suppliciés. On a même rapporté le cas d'un médecin juif polonais qui, de crainte d'être cravaché par vous, avait pris du poison. Vous lui fîtes faire un lavage d'estomac, avant de le battre de toutes vos forces. L'homme était déjà mort que vous continuiez encore d'abattre sur lui votre cravache. »

Il m'écoute calmement en regardant la table, puis:

« On a raconté tant de choses contre moi au cours du procès! On a dit aussi que, galopant à cheval à travers le camp, j'ai tué des prisonniers à coups de revolver en m'amusant follement. Et le reste! On a dit aussi que je fus d'abord commandant suppléant, puis commandant du camp. Ce n'est pas vrai. Il est pourtant un fait que je ne nie pas. Il arrivait quelquefois à Stangl de partir en ville, et il me demandait alors de me charger de la surveillance en son absence, ce que je faisais, bien entendu. J'ai aussi dirigé les travaux de démolition de Treblinka, après le soulèvement des déportés, lequel d'ailleurs a entraîné le départ de Stangl...

- Pourquoi fallait-il faire disparaître ce camp d'extermination?

- Les Russes approchaient dangereusement. On ne voulait pas qu'ils apprennent à quoi ce camp avait servi...

- Vous avez été félicité pour votre excellent travail par Himmler, lors de sa visite au camp, visite dont le résultat fut votre promotion.

- Je n'ai vu Himmler qu'une seule fois, et ce fut à Berlin. Avec sa peau foncée, il m'a fait l'impression de quelqu'un de mal soigné. Il était insignifiant, tout comme Adolf Eichmann, qui était en civil quand je l'ai rencontré en 1943 à Treblinka. Il venait s'assurer de ce qu'il advenait des juifs qu'il avait fait venir. En voyant le gazage, il était plutôt pâle...

- Avez-vous fait jouer des airs d'opérettes afin que l'on n'entende pas les hurlements des gens suffoquant dans les chambres à gaz?

- C'est possible, mais je ne les ai pas gazés moi-même. Pourtant on m'a condamné pour avoir gazé au moins 300 000 personnes.

- Après la guerre, vous avez vécu pendant quatorze ans sans être inquiété. Qu'avez-vous fait pendant ce temps?

- J'ai deux métiers. Je suis cuisinier et boucher. Je suis retourné à mon métier de cuisinier. Au moment de mon arrestation, le 2 décembre 1959, j'étais chef dans le fameux restaurant Schmoller, place Graf-Adolf à Düsseldorf. Il paraît que je ne fais pas mal la cuisine française. Je n'aime pas mentionner que je suis également boucher, cela ne fait pas bonne impression.

- A la première page de l'album de photographies que la justice a saisi chez vous, vous aviez inscrit: « Les plus belles années de ma vie. »

Il hausse les épaules.

« Je ne me souviens pas d'avoir écrit cette phrase... »

Je dépose devant lui un plan portant l'inscription « Camp d'extermination de Treblinka », et lui demande de me décrire la procédure de l'extermination. Il me montre au bas de la feuille l'arrivée des transports. Je lui tends mon crayon et lui demande d'inscrire le mot « Arrivée ». Il met ses lunettes et écrit: « Ankunft » . Puis explique:

- « Voyez-vous, après cela, les femmes étaient dirigées à gauche, les hommes à droite...

- Et les enfants?

- Avec les femmes. Les hommes passaient à côté du puits et entraient dans la baraque de déshabillage. Les femmes, nues, passaient dans la partie supérieure de la baraque pour que les coiffeurs leur coupent les cheveux. Ensuite, les hommes devaient passer par le corridor, le « Schlauch », surnommé « Himmelfahrtstrasse », « le chemin du ciel ». Sa première partie avait 30 mètres de long. Puis le corridor tournait à droite et, 50 mètres plus loin, se trouvait l'entrée des chambres à gaz.

- Combien de temps durait le gazage?

- De trente à quarante-cinq minutes.

- C'est une éternité, ne trouvez-vous pas?

- En effet. Mais moi je ne participais pas personnellement au gazage.

- Voulez-vous me le confirmer par écrit?

- Volontiers... »

Sur le dos du plan, il écrit: « Je n'ai rien eu à faire avec les gazages des juifs ni à Treblinka ni ailleurs. J'étais uniquement commandant de compagnie chargé d'assurer la sécurité dans ce territoire des partisans. - Kurt Franz. »

Je dépose devant lui la photo trouvée dans son album, le montrant souriant, les mains sur les hanches, auprès de son supérieur Stangl. Ce dernier, en tunique blanche impeccable, cravache à la main, comme toujours, discute avec son collaborateur. Franz regarde la photo et dit avec nostalgie:

« J'étais encore jeune et svelte... »

Il est strictement interdit de photographier dans la prison. Je lui demande alors s'il ne possède pas une photo récente. Accompagné du sous-directeur de la prison, il va chercher et me remet une photo le montrant en compagnie de sa femme. Le cliché a visiblement été pris en dehors de la prison.

« En effet, de temps en temps j'ai un congé de huit jours, que je passe à Düsseldorf avec ma femme, gravement malade... Venez donc nous voir lors d'un de mes prochains congés... Je vous invite. »

Incarcéré depuis décembre 1959, Kurt Franz espère être gracié et bientôt libéré, en raison de la maladie incurable de sa femme. Comme le fut son co-accusé dans le procès de Treblinka, Kurt Miete, condamné à perpétuité et libéré pour... sénilité.

Un médecin d'Auschwitz

A Ludwigsburg, près de Stuttgart, siège l'Office central des services judiciaires, chargé des enquêtes sur les crimes commis sous le national-socialisme. L'un des magistrats, M. Willi Dressen, soutenu par le parquet de Francfort, n'a épargné aucun effort afin que je puisse parler à trois des condamnés des procès d'Auschwitz encore emprisonnés dans le Land de Hesse: Oswald Kaduk, Joseph Klehr et Joseph Erber. Tous trois ont participé aux gazages d'Auschwitz et ont été condamnés à perpétuité. Après avoir hésité, ils ont refusé de me rencontrer, comme ils y étaient autorisés. Leurs défenseurs, ayant introduit des recours en grâce, avaient estimé opportun que leurs clients se fassent oublier. Restait donc à trouver un autre témoin participant actif, et non une victime survivante.

Camp d'extermination et camp de travaux forcés, Auschwitz fut également un camp d'extermination médicale et de vivisection sur une grande échelle. Y sévissait, entre autre, le docteur Mengele, toujours recherché.

Dans un livre publié en langue allemande sous le titre Unmenschliche Medizin (« Médecine inhumaine »), le Comité international d'Auschwitz, dont le siège se trouve à Varsovie, énumère tous les accusés de crimes contre l'humanité commis dans le seul camp d'Auschwitz. L'accusé n° 65 est un certain docteur Hans Münch. On peut lire à son sujet la notice suivante:

« 65., Hans Münch, né le 11/5/1911, SS Untersturmführer, docteur en médecine, activités à l'institut d'hygiène à partir de 1943 ou 1944, jugé au procès de Cracovie. Libéré de crime et de châtiment. »

Qu'un médecin d'Auschwitz ait été « libéré de crime et de châtiment », c'est-à-dire acquitté lors des procès de Cracovie, démontre de façon irréfutable qu'il était possible d'avoir un comportement irréprochable, même dans cette usine du meurtre.

Le docteur Münch, gynécologue, vit dans un village perdu à la frontière germano-autrichienne. Il ne s'étonne guère de ne pas être apprécié de ses anciens camarades SS. Tout a son prix, y compris le serment d'Hippocrate.

« Ce qui s'est passé et dont j'ai été le témoin est tellement horrible qu'il n'est pas étonnant que certains jeunes refusent de le croire, dit-il. Ils doutent, et nous voyons que le doute, tout comme la foi, peut aussi déplacer des montagnes... Moi-même, membre du parti, officier du corps d'élite SS, j'aurais été incapable d'imaginer ce qui se passait si je n'avais été mis face à la réalité.

- Vous avez été acquitté par le tribunal de Cracovie. Pouvez-vous me dire quel était le motif de votre acquittement?

- J'ai refusé la sélection. C'est-à-dire d'envoyer des êtres humains à la mort. Un certain nombre d'anciens prisonniers sont venus témoigner au tribunal que je leur avais sauvé la vie, après avoir refusé la sélection.

- Pourriez-vous me donner quelques indications sur vos origines?

- Mon père était professeur de pathologie des plantes à l'université de Munich, et ma mère issue du même milieu. Mon père ne s'intéressait pas du tout à la politique, ma mère était farouchement antinazie.

« En 1933, j'étais étudiant en médecine à Tübingen. Pas de service militaire, tendances pacifistes, mais sans activité militante.

« En 1937, je suis entré au Parti national-socialiste. Il m'était impossible, sans cela, d'obtenir le poste d'assistant à l'université. Je me suis particulièrement intéressé à la bactériologie et à la microbiologie. En 1938, j'ai entre autres, collaboré à l'Institut d'hygiène de Munich. En automne 1942, j'ai été engagé par la Waffen SS. Après une courte période d'instruction, je fus repris par l'institut en tant que bactériologiste et fus bientôt muté à Auschwitz. L'hygiène du camp devait être améliorée et il s'agissait, plus spécialement, de maîtriser les épidémies. En automne 1943, le camp est surchargé et transformé en camp d'extermination sur une grande échelle. Les quarante-quatre médecins, sans exception, reçurent l'ordre d'effectuer les sélections. Je fus le seul à refuser de décider de la vie ou de la mort des malheureux arrivants.

- A quel moment avez-vous décidé de ne pas participer au gazage des prisonniers?

- Je m'en souviens très bien. J'étais, un jour, à la porte du camp au moment où des groupes de prisonniers revenaient de travaux à l'extérieur. Au milieu de ces hommes d'un aspect terrible, j'ai reconnu mon ami d'enfance et compagnon d'études, Leo Oppenheimer. Je courus trouver mon supérieur direct, le docteur Weber, autre camarade d'études, et je lui dis; « Oppenheimer est là, notre ami Leo! Il ne faut pas qu'il meure! Aide-moi à le retrouver. » Il eut un geste désabusé: « Folie! Tu ne le retrouveras plus jamais. Dès que tu le chercheras, ses camarades le cacheront, certains que tu veux l'envoyer directement vers les chambres à gaz. Par contre, toi, tu vas certainement t'attirer des ennuis! »

- Vous avez abandonné vos recherches?

- Non, mais je ne l'ai pas retrouvé. Toutefois, ma décision était prise. Le jour où l'on m'a donné l'ordre de me rendre à la rampe de sélection, j'ai immédiatement dit « non ». Sans attendre, et à l'insu du docteur Weber, je me suis rendu à Berlin auprès de mon chef de la section « hygiène », et je lui ai fait part de mon refus. A ma grande surprise, il accepta ma décision et communiqua son accord à mon supérieur immédiat, le docteur Weber. Un véritable conflit s'ensuivit entre les deux hommes, différend dont j'ai profité. Dépositaire d'un secret d'Etat, je ne pouvais être déplacé. Mais je ne fus plus jamais inquiété: celui qui bénéficiait de la protection du professeur Mugrovsky, le grand patron, jouissait de l'immunité absolue. Il faut pourtant savoir que Mugrovsky, en me couvrant, a risqué sa propre tête... Après la guerre, cependant, il fut condamné à mort pour expériences criminelles, et exécuté. »

Les chiffres d'Eichmann et ceux de Himmler

La coquette auberge bavaroise où je déjeune a reçu des hôtes célèbres. C'est ici même qu'Ernst Kaltenbrunner, chef suprême de la Gestapo, a pris un dernier repas avant de se cacher dans les montagnes avoisinantes, dans le vain espoir d'échapper aux troupes américaines. C'est dans ces mêmes montagnes qu'il aurait, selon certains, fait cacher les trésors volés par les SS au cours de la guerre.

Adolf Eichmann aussi, l'organisateur infatigable de l'extermination du peuple juif, a déjeuné ici le 5 mai 1945, « un homme au front étroit sans cervelle, un exécuteur d'ordres reçus », ainsi que me le décrira Wilhelm Höttl, un des grands patrons du contre-espionnage allemand pendant la deuxième guerre mondiale. C'est lui que je suis venu rencontrer dans ce « réduit alpin », prévu comme dernier refuge de Hitler et des dirigeants du Reich aux abois. Wilhelm Höttl, en relation avec les Américains, a contribué à préserver la région des ultimes combats.

D'une méfiance extrême, il observe, à l'aide de longues jumelles militaires, le visiteur qui s'approche sur un sentier découvert. On n'arrive chez cet ancien chef du contre-espionnage de la Gestapo, qui fut témoin à charge contre Kaltenbrunner, qu'après une enquête approfondie et sur recommandation d'un ancien dignitaire du régime.

« Je suis venu chez vous pour connaître le contenu exact de votre dernière conversation avec Adolf Eichmann. Vous êtes vous-même historien de profession, et vous comprendrez aisément que, du point de vue historique, il est particulièrement intéressant de savoir ce qu'Eichmann vous a dit. Après la guerre, à Nuremberg, vous avez fait des révélations dans ce sens. Aujourd'hui, après quarante ans, j'aimerais savoir si vous maintenez, changez ou, éventuellement, retirez ces déclarations...

- Je suis à la fin de ma vie, et je n'ai intérêt ni à salir ni à blanchir l'Allemagne hitlérienne, que j'ai servie fidèlement jusqu'au bout. Si j'ai accepté de vous parler, c'est pour être utile à la seule cause qui me tienne à coeur: la vérité historique.

- Fin août en tant que responsable de l'organisation dirigée par Kaltenbrunner, vous avez reçu dans votre appartement, situé place Disz, n°7, à Budapest, Adolf Eichmann qui travaillait dans la même organisation et dont vous saviez qu'il dirigeait l'extermination des juifs...

- C'est exact Les Roumains venaient de nous trahir en quittant notre alliance et en se joignant aux Russes. Eichmann organisait la déportation des juifs hongrois. Fin juillet 1944, avec l'aide efficace de la gendarmerie hongroise, l'évacuation des 600 000 juifs de la province hongroise était déjà achevée. Restait encore le transfert des juifs de Budapest vers Auschwitz, pour qu'il y soient liquidés.

- Eichmann vous a-t-il précisé comment étaient opérées ces liquidations?

- Clairement. Par le gaz, sans lequel la solution finale n'aurait jamais pu être réalisée... L'industrialisation de la mort était indispensable; question de productivité. Nous l'appelions la « guerre silencieuse »; elle se déroulait derrière les barbelés des camps, en opposition à la « guerre bruyante » qui faisait rage sur les fronts.

- L'explosion des bombes fait naturellement plus de bruit que l'échappement du gaz Zyklon B...

- Cela va de soi. Devant la déportation de centaines de milliers de personnes - la Hongrie fut vidée de sa population juive, - la question se posait: quel était le nombre total de juifs déjà exterminés? Vous savez que tout ce qui concernait la « solution finale » était secret d'Etat, non seulement l'extermination en tant que telle, mais davantage encore ses bilans: Eichmann, qui était également autrichien et mon camarade de lutte depuis toujours, me témoignait la confiance la plus totale. Il savait lui aussi que la guerre était perdue pour nous et qu'il devrait répondre de ses crimes. Il n'ignorait pas que les Alliés le considéraient comme l'un des principaux criminels de guerre. Il devait partir en mission périlleuse en Roumanie, et tenait pour certain qu'il n'en reviendrait pas. Il m'a révélé que, peu avant, Himmler lui avait demandé un rapport sur le nombre exact de juifs déjà exterminés. Dans sa réponse, Eichmann a indiqué que quatre millions de personnes avaient été tuées dans les camps, tandis que deux millions avaient été massacrées par les commandos de la mort, par fusillades. Himmler n'était pas satisfait de ce rapport. Il jugeait que le nombre exact était plus élevé.

- Lequel, selon vous, était le plus compétent?

- Je n'ai pas toujours été de cet avis mais, toutes réflexions faites, c'était certainement Himmler. Pour des raisons évidentes: il avait une vue d'ensemble. Eichmann était plus compétent sur le nombre de personnes déplacées et transportées vers les camps d'extermination. Himmler recevait aussi les rapports directs des commandos de la mort, qui sévissaient en Pologne et en Russie. Himmler avait alors décidé d'envoyer un statisticien qualifié auprès d'Eichmann pour qu'ils élaborent un nouveau rapport sur le nombre exact des victimes. C'était important pour le compte rendu qu'Himmler voulait remettre au Führer.

- Que pensez-vous des « révisionnistes » qui mettent en doute la véracité de votre conversation avec Eichmann?

- Ils mettent tout en doute: l'hostilité de Hitler à l'égard des juifs, l'existence des camps d'extermination, la réalité des chambres à gaz... Ce sont des farceurs, qui s'attachent à falsifier l'histoire. Malheureusement pour eux, il y a encore des témoins vivants. »

(Copyright le Monde diplomatique et Alexandre Szombati)

Personnes rencontrées au cours de cette enquête:

Norbert Blazi, procureur général de Düsseldorf;
Willi Dressen, procureur à l'Office central des services judiciaires à Ludwigsburg;
Kurt Franz, ancien commandant du camp d'extermination de Treblinka, condamné aux travaux forcés à vie;
Wilhelm Höttl, officier SS, l'un des chefs du contre-espionnage de la Gestapo;
Klaus Hornig, lieutenant de la police militaire;
Dr. Hans Münch, médecin Waffen SS dans le camp d'Auschwitz;
Kurt Rainisch Schwedersky, juge d'instruction des procès de Treblinka;
Alfred Spiesz, procureur général de Wuppertal, accusateur dans les deux procès de Treblinka;
Alfred Streim, procureur général de l'office central de Ludwigsburg;
Othmar Trenker, ancien « ambassadeur itinérant » de la Gestapo.

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