© Michel Fingerhut 1996-8 ^  

 

Enzo Traverso:
Paul Celan et la poésie de la destruction
in "L'Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels" ISBN 2-204-05562-X © Les Éditions du Cerf 1997
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions Enzo Traverso et les Éditions du Cerf de nous avoir autorisés à reproduire ces textes.
Je reprends ici une formule employée par Rachel Ertel à propos des poètes yiddish ayant survécus au génocide, pour lesquels « écrire était une obligation, une manifestation quasi biologique du vivre » (Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l'anéantissement, Éd. du Seuil, Paris, 1993, p. 16). C. Magris, Danube, L'Arpenteur, Paris, 1988, p. 392. G. Steiner, « La longue vie de la métaphore », Écrits du temps, n° 14-15, 1987, p. 16. Cité dans John Felstiner, Paul Celan. Poet, Survivor, Jew, Yale University Press, New Haven - Londres, 1995, p. 51. G. Steiner, « A Lacerated Destiny. The Dark and Glittering Genius of Paul Celan », Times Literary Supplement, Juin 1995, p. 3. P. Celan, La rose de personne (RP), trad. Martine Broda, Le Nouveau Commerce, Paris, 1979, p. 139. Voir Régine Robin, Le deuil de l'origine. Une langue en trop, la langue en moins, Presses Universitaires de Vincennes, Paris, 1993, p. 20. Cité dans J. Felstiner, Paul Celan, p. 185-186. R. Robin, L'amour du yiddish. Écriture juive et sentiment de la langue (1830-1930), Éd. du Sorbier, Paris, 1984. Alain Suied, Kaddish pour Paul Celan. Essais, notes, traductions, Obsidiane, Paris, 1989, p. 10. Sur le rapport de Kafka à la judéité, voir surtout Giuliano Baioni, Kafka, letteratura ed ebraismo, Einaudi, Turin, 1984. P. Celan, Pavot et mémoire (PM), trad. Valérie Briet, Christian Bourgois, Paris, 1987, p. 85. J. Felstiner, Paul Celan, p. 28. Pour Bettelheim, le « lait noir de l'aube » évoque « l'image d'une mère détruisant son enfant » (Survivre, Laffont, Paris, 1979, p. 142). Voir Jean Bollack, « Fugue de la mort de Paul Celan », dans J. Gillibert, P. Wilgowicz (éds), L'ange exterminateur, Éd. de l'Université de Bruxelles, Cerisy, Bruxelles, 1995, p. 131. Selon G. Steiner, Celan aurait emprunté cette image au personnage du « grand forestier » qui apparaît dans le roman d'Ernst Jünger Auf den Marmorklippen, paru à Hambourg en 1939 (Sur les falaises de marbre, Éd. du Seuil, Paris, 1994). Voir G. Steiner, « A Lacerated Destiny », p. 3. J. Bollack, « Fugue de la mort de Paul Celan », p. 149. Bollack cite intégralement le poème de Weissglas, dans l'original allemand et dans sa propre traduction française, p. 146-147. P. Levi, « Dello scrivere oscuro », Opere III, Einaudi, Turin, 1990, p. 637. P. Levi, La ricerca delle radici. Un'antologia personale, Einaudi, Turin, 1981, p. 211. P. Celan, De seuil en seuil (SS), trad. Valérie Briet, Christian Bourgois, Paris, 1991, p. 13. P. Celan, « Strette », Grille de paroles (GP), trad. Martine Broda, Christian Bourgois, Paris, 1991, p. 101. Martine Broda, Dans la main de personne. Essai sur Paul Celan, Éd. du Cerf, Paris, 1986, p. 87. M. Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ?, Presses Universitaires de France, Paris, 1959. P. Celan, « Ansprache anläßlich der Entgegennahme des Literaturpreises der Freien Hansestadt Bremen », Gesammelte Werke, (GW), t. III, Suhrkamp, Frankfort-sur-le-Main, 1983, p. 185 (trad. française E. Jackson, dans P. Celan, Poèmes, Éd. Unes, Paris, 1987, p. 15). P. Celan, « Notice », dans M. Broda, Dans la main de personne, p. 81. P. Celan, « Der Meridian », GW, III, p. 198 (il existe une traduction française, par André du Bouchet, dans P. Celan, Strette, Mercure de France, Paris, 1971, et une autre par Jean Launay, Po&sie, n° 9, 1979). Pour la citation sur Kafka, voir W. Benjamin, « Franz Kafka », Essais 1922-1934, Denoël-Gonthier, Paris, 1983, p. 198 ; il s'agit en réalité d'une citation de Malebranche. Voir J. Felstiner, Paul Celan, p. 145. P. Celan, Gespräch im Gebirg / Entretien dans la Montagne (GG), trad. Stéphane Moses, Éd. Chandeigne, Paris, 1989, p. 9. P. Szondi, « Essai sur la poésie de Paul Celan », Critique, n° 288, 1971, p. 416. Parmi les différentes lectures du Gespräch im Gebirg, je voudrais signaler ici celle qui m'a paru la plus pénétrante, proposée par le traducteur italien de Celan, Giuseppe Bevilacqua, dans son introduction à P. Celan, La verità della poesia, Einaudi, Turin, 1993, p. XXIX-XXXIII. Voir aussi, à propos du rapport avec la thèse d'Adorno, S. Moses, « Quand le langage se fait voix. Paul Celan : Entretien dans la Montagne », dans M. Broda (éd.), Contre-Jour. Études sur Paul Celan, Éd. du Cerf, Paris, 1986, p. 124. Voir G. Steiner, « A Lacerated Destiny », p. 4. Otto Pöggeler, Spur des Worts. Zur Lyrik Paul Celans, K. Alber, Fribourg, Munich, 1986, p. 259, et Hugo Ott, Martin Heidegger. Éléments pour une biographie, Payot, Paris, 1990, p. 371. Voir aussi, sur cette rencontre, J. Felstiner, Paul Celan, p. 244-247. Et R. Safranski, Heidegger et son temps. Biographie, Grasset, Paris, 1996, p. 440-443. P. Celan, « Todtnauberg », Contrainte de lumière, trad. B. Badiou et J.C. Rombach, Belin, Paris, 1989, p. 52-53. Cité dans J. Felstiner, Paul Celan, p. 280. H. Mayer, « Erinnerung an Paul Celan », Merkur, n° 272, 1970, p. 1160. Un passage analogue se trouve aussi dans une lettre de Celan à Nelly Sachs du 31 octobre 1959, dans P. Celan, N. Sachs, Briefwechsel, Suhrkamp, Frankfort-sur-le-Main, 1994, p. 26. J. Bollack, « Histoire d'une lutte », Lignes, n° 21, 1994, p. 215, 217. Voir aussi, sur cet aspect, Alfred Hoelzel, « Paul Celan: An Authentic Jewish Voice? », dans Amy Colin (éd.), Argumentum e Silentio, Walter de Gruyter, Berlin, 1987, p. 352-358. M. Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Presses Universitaires de France, Paris, 1988, p. 162. GP, p. 33 (l'expression ineinander verkrallt reprend mot à mot celle utilisée dans la traduction allemande d'un des premiers ouvrages sur le génocide juif, par l'historien G. Reitlinger, Endlösung, paru à Berlin en 1956. Voir la discussion sur les différentes interprétations de ce poème dans J. Bollack, J.M. Winkler, W. Wörgebauer (éds), « Sur quatre poèmes de Paul Celan. Une lecture à plusieurs », Revue des Sciences Humaines, n° 223, 1991-1993, p. 146. L'interprétation de ce poème dans le sens de l'existence possible, révélée par Auschwitz, d'un Dieu ennemi des hommes, a été avancée par Michael Ossar, « The Malevolent God and Paul Celan's Tenebrae ", Deutsche Vierteljahrsschrift, n° 65, 1991, p. 178. RP, p. 19. Voir aussi P. Celan, N. Sachs, Briefwechsel, p. 41. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Payot, Paris, 1994, p. 24. GP, p. 33. Une conception analogue de Dieu, non plus Seigneur tout-puissant mais faible parce que juste, a été élaborée sur le plan philosophique par Hans Jonas (Le concept de Dieu après Auschwitz, Éd. Rivages, Paris, 1994), mais elle était déjà présente dans le journal d'Etty Hillesum (Une vie bouleversée / Lettres de Westerbork, Éd. du Seuil, Paris, 1995). SS, p. 97. -- C'est à partir de ce « mot de passe » que Jacques Derrida a fondé son interprétation de l'oeuvre de Celan; voir Schibboleth. Pour Paul Celan (Galilée, Paris, 1986). Voir Israel Chalfen, Paul Celan. Biographie de jeunesse, Plon, Paris, 1989, p. 88. Cité dans J. Felstiner, Paul Celan, p. 187. P. Celan, « La poesia di Osip Mandelstam », La verità della poesia, p. 52 (ce texte, préparé pour une émission à la radio allemande et découvert en 1988, n'est pas inclu dans les Gesammelte Werke de Celan, publiées à Francfort cinq ans auparavant). GW, III, p. 179. Voir J. Felstiner, Paul Celan., p. 258.

« Du dedans de la langue-de-mort »

L'oeuvre poétique de Celan semble s'inscrire, avant la lettre, contre les thèses d'une prétendue « incommunicabilité » ou « indicibilité » de l'anéantissement. Depuis la fin de la guerre, sa courte vie ne fut qu'une longue souffrance, qu'un chemin douloureux à la recherche des mots pour dire la brisure d'Auschwitz. Sa déportation dans un camp de travail et la perte de ses parents, engloutis dans l'univers concentrationnaire nazi, produisirent une fracture insurmontable dans son existence qui ne put être supportée, pendant vingt-cinq ans, que par un travail forcené d'écriture, par un besoin presque biologique d'expression1, au-delà des limites de la langue et des apories de la raison. L'extrême difficulté d'approche de sa poésie tient, tout d'abord, à l'originalité d'une recherche lexicale qui puise à plusieurs idiomes, qui exploite tout le spectre des possibilités sémantiques des mots, qui n'hésite pas, si nécessaire, à en forger de nouveaux, qui invente une nouvelle langue du deuil à la fois universelle et irréductiblement personnelle, « un chant aux limites extrêmes de l'orphisme -- a écrit Claudio Magris -- qui descend dans la nuit et dans le royaume des morts, qui se dissout dans l'indistinct murmure vital, et brise toute forme, linguistique et sociale, pour trouver le mot de passe magique qui ouvre la prison de l'Histoire2 ».

Un lecteur parmi les plus attentifs et profonds de l'oeuvre de Celan, George Steiner, a écrit que peut-être la seule langue par laquelle on puisse vraiment pénétrer l'énigme d'Auschwitz c'est l'allemand, c'est-à-dire en écrivant « du dedans de la langue-de-mort elle-même3 ». Quoique discutable en termes absolus -- après Antelme, Levi et des poètes de langue yiddish --, cette remarque définit assez précisément la démarche de Celan. Le but de ce dernier n'a jamais été celui de « comprendre » au sens philosophique ou historique du terme -- le verbe verstehen n'appartient pratiquement pas à son vocabulaire -- mais plutôt celui de saisir, de restituer par les mots le sens d'une déchirure de l'histoire à partir de la souffrance qui a marqué ses victimes. Or, tout en puisant à la richesse de son bagage culturel de Juif de Bucovine, à la croisée de plusieurs langues et cultures, il a choisi de faire de l'allemand sa langue d'expression poétique, parfaitement conscient de toutes les conséquences qu'une telle posture impliquait tant sur le plan de l'élaboration que sur le plan de la réception de son oeuvre.

Ce choix fut explicitement formulé à plusieurs reprises, notamment au début de son activité d'écrivain, lorsque la possibilité d'une adoption de la langue roumaine n'était pas encore complètement exclue (en 1946, il compose des poèmes et traduit Kafka en roumain). En 1948, peu après avoir quitté Bucarest pour Vienne, il se définit par la formule de « triste poète de la langue teutonique4 ». Quelques mois plus tard, au moment où il s'installe définitivement à Paris, sa fidélité à la langue allemande est réaffirmée dans une lettre à ses amis de Roumanie : « Il n'y a rien au monde qui puisse amener un poète à cesser d'écrire, même pas le fait qu'il soit juif et l'allemand la langue de ses poèmes » (ibid., p. 56). Le sens de cette fidélité est précisé, à la même époque, dans une lettre à ses familiers émigrés en Israël : « Peut-être suis-je l'un des derniers qui doivent vivre jusqu'au bout le destin de la spiritualité juive en Europe » (ibid., p. 57).

Allemand, Celan ne le fut ni ne se considéra jamais, sa germanité étant délimitée par des frontières strictement linguistiques. Né en 1920 à Czernovitz, capitale de la Bucovine annexée à la Roumanie à la fin de la Première Guerre mondiale, Paul Antschel (il n'adopta le nom de plume de Celan, anagramme de son vrai nom, Ancel en roumain, qu'à partir de 1945) était un pur produit de la Mitteleuropa judéo-allemande. Il aimait parfois se présenter comme un habsbourgeois, « né Kakanier à titre posthume" (ibid., p. 6). Il appartenait donc à un îlot linguistique allemand au sein d'une aire géographique de l'Europe où le judaïsme s'exprimait surtout en yiddish, où la majorité de la population parlait une langue latine, le roumain, et dans laquelle les influences culturelles slaves -- russes et ukrainiennes -- étaient particulièrement fortes.

Pendant son adolescence, il fréquenta une école juive où il apprit l'hébreu et il poursuivit ses études dans un lycée allemand de Czernovitz. Entre 1938 et 1939, il séjourna une année en France, à Tours, pour y amorcer des études de médecine et perfectionner sa connaissance du français. À son retour à Czernovitz, après le début de la Deuxième Guerre mondiale et l'occupation de la Bucovine par les troupes soviétiques, il se consacra à l'étude de l'anglais. L'extraordinaire étendue de ses connaissances linguistiques l'amènera à déployer une activité multiforme de traducteur -- il traduira en allemand Shakespeare et Pessoa, Baudelaire et Rimbaud, Char et Ungaretti, Mandelstam et Tsvetaeva, Essenine et Arghezi -- et fera de l'allemand une toile de fond, une sorte de palimpseste, selon l'expression de George Steiner, qu'il ne cessera jamais d'enrichir par l'apport de mots, de nuances et d'atmosphères issus d'autres contextes culturels8. Comme celui de Kafka, l'allemand de Celan était une langue minoritaire, élitiste et marginale à la fois, une langue qui ne vivait pas en autarcie et qui ne pouvait se préserver que dans la diversité. Son statut était donc complètement différent de celui de l'allemand parlé à Berlin ou à Munich. Jusqu'au début des années cinquante, l'Allemagne demeura à ses yeux un pays inconnu, étranger, ou plutôt le pays de l'ennemi, le lieu d'où étaient venus les soldats qui, en 1942, devaient assassiner ses parents et le déporter, comme juif, dans un camp de travail forcé. Le pays où il s'était arrêté un matin, au lendemain de la nuit de cristal, le 9 novembre 1938, en route pour Paris, comme il dira dans un de ses poèmes : « Tu es venu / par Cracovie à l'Anhalter / Bahnhof / vers tes regards coulait une fumée / qui était déjà de demain9. »

Après la guerre, quand la Bucovine fut à nouveau occupée par l'armée russe, le choix de devenir un poète de langue allemande coïncida avec le choix de l'exil, d'abord à Vienne et ensuite à Paris. Dans la capitale française, il travailla comme traducteur et lecteur d'allemand à l'École normale supérieure jusqu'à son suicide, dans les eaux de la Seine, en 1970. Être un poète de langue allemande signifiait donc, pour Celan, être un poète de l'exil, chercher ses mots « du dedans de la langue-de-mort », explorer toutes les voies d'expression à l'intérieur de cette langue et, en même temps, toutes les possibilités de transformation de son code, pour en faire une autre langue, une « contre-langue10 », témoignage d'une absence.

La signature ironique d'une lettre de février 1962 à l'écrivain Reinhard Federmann -- « Pavel Lvovitsch Tselan / Russki poët in partibus nemetskich infidelium / 's ist nur ein Jud (Paul Celan, fils de Lev / poète russe dans le territoire des infidèles allemands / rien d'autre qu'un Juif11) » -- révèle à la fois la complexité du rapport de Celan aux langues et son statut d'Aussenseiter au sein de la langue allemande. Russe, latin et allemand (emprunté à un passage du Médecin de campagne de Kafka) se mélangent dans la reconnaissance d'une judéité assumée et revendiquée comme condition existentielle du marginal et du paria. Cette vocation explique aussi son choix de rester à Paris, où ses livres ne seront traduits qu'après sa mort et où il demeura inconnu du large public alors qu'il avait déjà acquis une certaine notoriété et reçu des prix littéraires en Allemagne.

On pourrait sans doute étudier l'itinéraire intellectuel de Celan en s'appuyant sur la notion, élaborée par Régine Robin au sujet des écrivains d'expression yiddish, de « traversée des langues12 », en précisant néanmoins que, dans le cas du poète de Cernovitz, cet humus linguistique pluriel ne constitue pas une toile de fond cachée ou implicite mais la base même de sa langue. L'allemand de Celan est, de ce point de vue, aux antipodes de celui de Kafka. Bien qu'appartenant tous les deux à une même culture allemande minoritaire, leur rapport à la langue est radicalement différent. L'élégance de l'allemand de l'écrivain de Prague tient à sa précision, à sa rigueur, à son dépouillement, on dirait presque à sa simplicité. La fascination de la langue du poète de Cernovitz ne réside pas dans sa pureté mais plutôt dans l'immense richesse des contaminations qui la traversent, qu'elle explore et suscite, comme « un cheval de Troie rempli de signes d'identité, de vocables perdus, de traces d'un passé ethnique et linguistique explosé13 ».

Pour Kafka, qui se définissait dans une lettre à Max Brod comme un homme de la westjüdische Zeit, l'allemand était une langue de l'exil. Langue du Juif occidental assimilé, coupé de son passé et de ses racines (incarnées à ses yeux par les comédiens yiddish qu'il avait découvert dans un théâtre de Prague et dont il s'était lié d'amitié), chacun de ses mots ne pouvait qu'exprimer une perte ; son caractère neutre et pur découlait d'un vide, le vide du monde sécularisé de l'Occident, et de l'absence d'un univers social authentique, la yiddishkeit, auquel se rattacher et se nourrir14. Pour Celan, qui écrit après Auschwitz, l'allemand est une langue de l'exil dans un sens encore plus radical et profond. L'exil se confond désormais avec le deuil, car il ne désigne plus un monde abandonné ou oublié par l'assimilation mais un monde anéanti, détruit, disparu, réduit en cendres. C'est au prix de l'exil qu'il peut encore écrire en allemand, qu'il peut essayer de restaurer et transformer cette langue déjà souillée par l'ennemi. La langue demeure, après avoir traversé les ténèbres du nazisme, comme la seule valeur non perdue au milieu des ruines.

Todesfuge

Fugue de mort (Todesfuge) est sans doute le plus célèbre des poèmes de Celan, et aussi celui qui a le plus contribué à identifier son auteur à la tragédie juive du XXe siècle. Il s'agit d'un de ses premiers textes lyriques, écrit en 1945, très probablement amorcé à Czernovitz et achevé à Bucarest, lorsque la guerre venait de se terminer. Le souvenir de la déportation (à Falticeni et Buzau, en Roumanie), la perte des parents (éliminés dans le camp de Michailowska, en Ukraine), l'anéantissement du judaïsme de Bucovine et la dislocation de ses restes dans un pays ravagé par la guerre : autant d'événements dont les traces, encore visibles et palpitantes, trouvaient expression dans cette élégie d'une inquiétante et sinistre beauté, lisible, à la différence de la plupart de l'oeuvre celanienne, presque au premier degré, comme l'énonciation d'une réalité terrible toujours exposée au regard du monde. La Stimmung qui imprègne tout le poème se révèle dès les premières strophes, où les vers se succèdent à un rythme presque martelé, comme des répétitions compulsives qui envoûtent le lecteur dans une spirale ou, plus précisément, le capturent et l'emportent comme s'il écoutait une fugue :
« Lait noir de l'aube nous le buvons le soir
nous le buvons midi et matin nous le buvons
la nuit
nous buvons nous buvons
nous creusons une tombe dans les airs on n'y
est pas couché à l'étroit
Un homme habite la maison il joue avec les
serpents il écrit
il écrit quand vient le sombre crépuscule en
Allemagne tes cheveux d'or Margarete
il écrit cela et va à sa porte et les étoiles
fulminent il siffle ses dogues
il siffle pour appeler ses Juifs et fait creuser
une tombe dans la terre
il ordonne jouez et qu'on y danse15. »

Ce qui, à une première lecture, pourrait apparaître comme une suite de métaphores extrêmes, décrit parfois littéralement, en quelques mots condensés, le concret du réel. À l'origine, ce poème s'intitulait Tango de mort, titre sous lequel il parut en traduction roumaine, en mai 1947, dans la revue de Bucarest Contemporanul, précédé par une note du traducteur, Petre Solomon, indiquant qu'il évoquait « un fait réel16 ». La première édition allemande, défigurée par des fautes typographiques qui en altéraient le sens, au point d'être récusée par l'auteur, apparut, sous le titre Todesfuge, à Vienne, en 1948, dans le recueil Der Sand aus den Urnen (Le sable des urnes), et sera ensuite reprise dans Mohn und Gedächtnis (Pavot et mémoire), en 1952.

Les critiques ont souvent indiqué les sources possibles de ce poème, dont le titre reprend deux thèmes -- la fugue et la mort -- récurrents dans la tradition littéraire et musicale allemande. La référence au Faust de Goethe (« tes cheveux d'or Margarete ») est indiscutable et il n'est certes pas exclu que Celan ait gardé à l'esprit les compositions de Schubert (Der Tod und das Mädchen), de Brahms (Ein deutsches Requiem), de Mahler (Kindertotenlieder) ou même de Wagner (Liebestod). Mais la source primaire et essentielle, découverte par le principal biographe de Celan, John Felstiner, est constituée par un événement réel dont il reste quelques traces. En 1944, une brochure publiée par l'Armée rouge en plusieurs langues, parmi lesquelles le russe et le roumain, relatait que, dans le camp d'extermination de Lublin - Majdanek, un orchestre juif était obligé de jouer des tangos, aussi bien pendant les marches vers les lieux de travail forcé que lors des sélections pour les chambres à gaz. Un autre orchestre juif avait joué des airs de tango, y compris un morceau intitulé « Tango de mort », dans le camp de concentration de Janowska, près de Czernovitz. Cette chanson s'inspirait d'un air célèbre du compositeur argentin Eduardo Bianco, en tournée en France avant la guerre. Une photo de cet orchestre du camp de Janowska a été conservée (ibid., p. 28-30).

Les références aux camps d'extermination jalonnent le poème du début à la fin. « Lait noir de l'aube » (Schwarze Milch der Frühe), la formule paradoxale qui ouvre Todesfuge et en scande le rythme -- elle revient quatre fois -- symbolise la destruction de la nutrition maternelle dans les camps18, à savoir le renversement de valeurs opéré par le nazisme. Il est fort probable que Celan ait emprunté cette expression, « lait noir », à un poème de Rose Ausländer, écrit en 1925 et publié dans un recueil à Czernovitz, en 1939, sous la direction d'Alfred Margul-Sperber19. L'expérience de la déportation peut l'avoir amené à s'approprier cette expression qui a trouvée une correspondance littérale dans le vécu des camps. Ce lait noir et sali apparaît dans le poème comme la marque des camps, où la nourriture était remplacée par un breuvage de mort : « nous le buvons le soir / nous le buvons midi et matin nous le buvons / la nuit ."

La strophe suivante, « nous creusons une tombe dans les airs » (wir schaufeln ein Grab in den Lüften) évoque la fumée des crématoires, qui assombrissait le ciel au-dessus des camps et empoisonnait l'air qu'on y respirait. Au-delà de toute image poétique, le ciel, vers lequel se dressaient les cheminées de crématoires, était réellement le lieu d'accueil des victimes (« on n'y / est pas couché à l'étroit »).

Dans les camps d'extermination, se consommait autant le génocide juif que l'anéantissement de la culture allemande, celle incarnée par la tradition de l'Aufklärung et symbolisée par Goethe, rappelé ici par les « cheveux d'or » de Margarete. L'ennemi agit lorsque tombe le « crépuscule » sur l'Allemagne (wenn es dunkelt nach Deutschland), car son oeuvre destructrice implique la négation radicale de l'humanisme allemand.

L'ordre donné aux Juifs de « creuser / une tombe dans la terre », de même que, plus loin, « la balle de plomb précise / elle te frappe », rappellent sans aucun doute les exécutions massives par les Einsatzgruppen (à Czernovitz entre en action, en 1941, l'Einsatzkommando 10B), alors que l'injonction de jouer et danser se réfère aux orchestres juifs obligés de se produire dans les camps pendant les exécutions. Cette image revient, deux stances après, ainsi que celle de la fumée des crématoires : « il crie assombrissez les accents des violons / alors vous montez en fumée dans les airs / alors vous avez une tombe au creux des nuages » (dann habt ihr ein Grab in den Wolken) (PM, p. 87).

L'Allemagne présente un double visage dans ce poème, d'une part celui de la mort -- « la mort est un maître venu d'Allemagne » (der Tod ist ein Meister aus Deutschland)21 -- et, d'autre part, celui des cheveux d'or de Margarete, comme si la beauté et l'horreur participaient tous les deux, intimement mêlés, de l'histoire germanique. Le poème se termine par les images juxtaposées des « cheveux d'or » de Margarete, une référence empruntée à Goethe et peut-être aussi à Heine, et des « cheveux de cendre » de Sulamith, la princesse juive du Cantique des Cantiques. Ces deux images indiquent une opposition -- l'or et la cendre, l'Allemagne et le judaïsme, la vie et la mort -- et aussi une homologie, une proximité, une affinité qui résument, en deux lignes, toute l'ambiguïté et la fascination de la « symbiose judéo-allemande », dont Celan était l'un des derniers fruits et dont les camps d'extermination constituaient l'aboutissement tragique.

Une autre source de Todesfuge est presque certainement constituée par un texte lyrique d'Immanuel Weissglas, un autre poète juif allemand de Boucovine qui avait été un camarade de classe de Celan et qui fut à son tour déporté pendant la guerre. Intitulée « Er » (Lui), ce texte ne sera publié qu'en 1970, l'année de la mort de Celan, mais très vraisemblablement il fut rédigé avant Todesfuge dont il constitue la base essentielle. Les correspondances entre ces deux poèmes sont tout à fait frappantes et excluent l'hypothèse qu'ils aient été rédigés séparément, sans aucun contact entre leurs auteurs. Chez Weissglas il est question de « tombes dans les airs » (Gräben in die Luft), de pelles qui creusent, de violons et de danses. Il est notamment question du crépuscule de l'Allemagne (in Deutschland dämmert) et de « la mort [qui] était un maître allemand » (der Tod ein deutsche Meister war). Selon Jean Bollack, Todesfuge aurait été conçu comme une refonte, à l'intérieur des catégories esthétiques célaniennes, du texte de Weissglas. Todesfuge, écrit Bollack, « se présente comme une réponse au poème de Weissglas dont il connaît l'existence. Il réorganise les éléments sans en introduire d'autres ; ce seront les mêmes, auxquels il fait dire toute autre chose22 ». Cette dette de Celan à l'égard d'un poète inconnu ne diminue pas son art -- toute son oeuvre fourmille de références et d'emprunts -- mais souligne l'expérience collective qui trouve expression dans son lyrisme si irréductiblement personnel.

Primo Levi, qui émettait des réserves au sujet de l'obscurité impénétrable de la poésie de Celan, en la comparant à « des ténèbres qui s'accroissent d'une page à l'autre23 », reconnaissait la terrible beauté et la « lucidité crue » de Todesfuge, au point de l'inclure, comme « une greffe », dans La recherche des racines, son « anthologie personnelle24 ».

Certaines figures de Todesfuge reviennent tout au long de l'oeuvre de Celan. Ainsi l'air et le ciel sont évoqués, en tant que tombes des Juifs assassinés, dans De seuil en seuil (1955) par l'image d'un peuplier (le peuple juif) qui tend ses racines vers le ciel, pour « implorer la nuit25 », et aussi, de façon plus explicite, dans La rose de personne (1963) :

« Les morts et tout
ce qui naît d'elles. La
chaîne des générations,
ici ensevelie,
ici suspendue encore, dans l'éther (im Äther),
bordant des abîmes" (RP, p. 121)
Le génocide a anéanti le judaïsme d'Europe orientale, avec son histoire et sa civilisation, avec sa « chaîne de générations », dont les représentants apparaissent à Celan, tels des fantômes chagalliens, flottant dans les airs :
« Ce qui était monde, reste monde : l'Est
errant, ceux
qui flottent, les
Homme-et-Juifs,
le peuple-de-la-nuée (das Volk-vom-Gewölk), magnétique" (RP, p. 129).
Le ciel demeure le cimetière de ce monde disparu : « auprès de tous / les soleils / dispersés, âme, / tu étais, dans l'éther » (RP, p. 57); « En l'air, là reste ta racine, là, / en l'air (in der Luft) » (RP, p. 153). Dans Strette (1959), Celan forge même le mot Rauchseele pour désigner une « âme en fumée29 ». Dans ce poème, souvent considéré comme la suite de Todesfuge, le langage se fait encore plus épuré, la métaphore plus obscure :
« Le lieu où ils étaient couchés, il a
un nom, il n'en a
pas. Ils n'y étaient pas couchés. Quelque chose
était entre eux ;
Ils ne voyaient pas au travers.
Ne voyaient pas, non,
parlaient
mots. Aucun
ne s'éveilla, le
sommeil
vint sur eux.
[...]
Cendre.
Cendre, cendre.
Nuit.
Nuit-et-nuit » (GP, p. 93-95, 97).

A côté de l'éther, de la nuit et des cendres, d'autres images privilégiées suggèrent la mémoire d'une perte définitive et irréversible : ainsi la pierre (Stein), présentée littéralement comme une pierre tombale, qu'il ne faut pas soulever pour ne pas découvrir, voire « dénuder » les victimes, « ceux qui ont besoin de la protection des pierres » (SS, p. 93), la pierre, donc, vue aussi comme métaphore de l'histoire, comme symbole d'un passé pétrifié et anéanti.

Un étonnant poème du début des années cinquante, OEil du temps, semble faire écho à la vision, déjà rencontrée chez Benjamin, de l'histoire comme enfer. L'affinité est certes involontaire, car Celan ne prendra connaissance de l'oeuvre du critique berlinois qu'en 1959, mais elle demeure néanmoins très frappante. La source profonde du sens tragique de l'histoire qui imprègne ce poème doit plutôt être recherchée, comme le souligne sa traductrice et interprète Martine Broda, chez Mandelstam32. L'histoire n'est que l'engloutissement du temps (Zeit) par les flammes d'un enfer où ne « fleurit » que la mort :

« Voici l'oeil du temps :
il regarde, torve,
sous un sourcil de sept couleurs.
Sa paupière est lavée de feux,
sa larme est vapeur.
L'étoile aveugle vole vers lui
et le cil le plus chaud la fait fondre :
le monde se réchauffe,
et les morts
bourgeonnent et fleurissent » (SS, p. 89)

Engloutie par les flammes, l'histoire ne laisse derrière elle qu'une immense blessure : « La cicatrice du temps / s'ouvre / et couvre le pays de sang » (SS, p. 75)

Le message dans la bouteille

La quête de vérité, le deuil et la mémoire constituent la toile de fond sur laquelle se construit la poésie de Celan. Rares furent les occasions où il put expliciter ces thèmes sous une forme autre que le langage poétique. Elles se réduisent essentiellement à trois, entre 1958 et 1960 : la réception de deux prix littéraires en Allemagne et une rencontre manquée, dans les Alpes suisses, avec Theodor W. Adorno, dont il connaissait bien le verdict interdisant d'écrire un poème après Auschwitz. Il saisit ces occasions pour commettre trois petites « transgressions », trois courts textes de prose d'une séduisante perfection formelle qui, une fois dévoilés les arcanes d'une écriture extrêmement condensée, jettent une lumière nouvelle sur son oeuvre.

Le discours prononcé à l'occasion de la réception du prix littéraire de la ville de Brême, en 1958, s'ouvre par une allusion à Martin Heidegger qui, dans Was heisst Denken? (1954), avait exploré les origines du langage35. Celan se réfère aux racines communes des mots « penser » (denken) et « remercier » (danken) dans la langue allemande, pour en élargir le champ sémantique à d'autres mots tels « se rappeler » (gedenken), « souvenir » (Andenken) ou « recueillement » (Andacht)36, afin d'expliciter sa propre quête langagière, recherche des mots pour dire la mémoire d'une déchirure qui l'a séparé à jamais du monde de ses ancêtres. Il évoque ainsi le lieu de sa naissance, un paysage disparu et inconnu de la plupart de ses auditeurs, peuplé par les personnages des nouvelles hassidiques traduites en allemand par Martin Buber, une « ancienne province de la Monarchie des Habsbourg désormais sortie de l'histoire », un univers porteur d'une culture propre, dans lequel « vivaient des hommes et des livres » (GW, III, p. 185).

Ce monde a désormais disparu, comme un continent englouti de l'histoire. Dans ce paysage de ruines, de pertes et, le sens est clair, de mort, seule la langue demeure. La langue, comme sa poésie le prouve, est restée, mais sa survie s'est faite au prix d'une expérience terrible. Partagée par les assassins, elle a dû être restaurée après avoir été souillée et corrompue. Anéantie dans les camps, avec ses locuteurs, elle ne peut renaître qu'à partir d'un vide, accouchée par le deuil. Elle a dû « traverser un mutisme effroyable » (durch furchtbares Verstummen) et « les mille ténèbres des discours meurtriers » (durch die tausend Finsternisse todbringender Rede) (GW, III, p. 186). Filtrée par la souffrance, sa langue s'est néanmoins enrichie, car c'est précisément cette expérience de douleur qui redonne un sens aux mots et nourrit sa poésie. Elle peut alors essayer d'atteindre la vérité d'une histoire en ruines, d'en saisir les fragments, d'en restituer une image. La poésie surgit des fêlures du temps, des déchirures de l'histoire ; elle s'inscrit, comme un « accent aigu », dans le présent ; elle n'est pas « atemporelle » (zeitlos), mais essaie plutôt de « se frayer passage à travers le temps » (durch die Zeit hindurchzugreifen) (GW, III, p. 186). Elle porte les cicatrices du temps, comme témoignage de ses aspérités, de sa violence, de ses abîmes, qu'elle n'a pas le droit d'esquiver ni de contourner : elle passe « à travers lui [le temps] et non par-dessus » (durch sie [die Zeit] indurch, nicht über sie hinweg) (ibid.). Le fragment de vérité ainsi atteint demeure cependant bien fragile et précaire, à la fois précieux et aléatoire comme « un message dans une bouteille » -- une image empruntée encore une fois à Mandelstam -- jetée à la mer dans l'espoir qu'elle puisse un jour rencontrer une plage, peut-être, ajoute-t-il, « la plage du coeur » (ibid.).

Ce message n'est pas sûr de trouver un destinataire, de même que l'histoire dont il témoigne, couverte de sang, a perdu ses certitudes d'antan. Les brisures enregistrées par la poésie « qui questionne l'heure, la sienne propre et celle du monde », selon l'expression qu'il employa dans la postface à un recueil de ses traductions de Mandelstam43, congédient définitivement le happy ending de l'histoire positiviste, perchée en droite ligne vers le progrès. Mais en dépit de son extrême fragilité, ce message est universel. Pour saisir cette lettre enfermée dans une bouteille, il faut beaucoup d'attention, il faut guetter les vagues qui se brisent contre les rochers et s'essoufflent dans la plage avec une attention qui, écrira plus tard Celan en citant un essai de Benjamin sur Kafka, est « la prière naturelle de l'âme44 ».

Le caractère universel de cette vérité exprimée par la poésie est au centre d'une autre allocution de Celan, prononcée à Darmstadt, deux ans plus tard, lors de la réception du prix Georg Büchner (Der Meridian). Quoique ancrées dans le présent, sa poésie et sa langue amorcent une quête des origines, une sorte de « recherche topologique » (Toposforschung), qui ne peut qu'aboutir, après la catastrophe, à un univers disparu, un non-lieu, une « utopie » au sens étymologique du mot, qu'il transcrit avec un trait de séparation : U-topie (GW, III, p. 199). C'est seulement à partir de ce non-lieu -- le passé pétrifié (« le visage de Méduse ») -- que la poésie peut atteindre la vraie utopie (Utopie, sans tiret, GW, III, p. 200), un espace « libre et ouvert » qui se révèle n'être rien d'autre qu'un... Méridien, « quelque chose qui -- comme la langue -- est immatériel, et néanmoins terrestre, planétaire » (GW, III, p. 202). Le Méridien c'est la poésie qui, comme la langue originaire, adamique, est universelle, sans frontières, autrement dit une utopie de la transparence, capable de communiquer à toute l'humanité.

La poésie après Auschwitz

En juillet 1959, Celan séjourna pour une brève période de vacances à Sils-Maria, dans les Alpes suisses, avec sa femme et son enfant. Theodor W. Adorno, qui le tenait pour l'un des plus grands poètes de l'après-guerre -- l'un des rares pour lesquels il admettait une entorse à son interdiction de la poésie après Auschwitz -- et qui voulait lui consacrer une étude (qu'il n'écrivit jamais, mais pour laquelle il avait méticuleusement rassemblé des notes préparatoires), se trouvait dans les voisinages. Leur rencontre manquée -- sans doute non pas par hasard -- fit l'objet d'un texte parmi les plus difficiles et hermétiques de Celan, Entretien dans la montagne, qui devait paraître l'année suivante dans la revue allemande Neue Rundschau. L'obscurité de cette courte prose -- véritable labyrinthe de références littéraires, métaphores et allusions à la mythologie et à la tradition juives -- a implicitement été admise par son auteur, lequel en comparait le style à une sorte de Mauscheln, un jargon codé, d'après la langue de Moïse (Moische), compréhensible aux seuls Juifs48.

Comme dans Lenz, une nouvelle de Georg Büchner, le héros amorce son périple dans les sentiers de la montagne, mais dans le texte de Celan il s'agit d'un petit Juif, Klein, rejeton authentique d'une lignée de Juifs errants, sans richesse ni patrie, dont la vie est un exil permanent. Il rencontre son cousin, « plus âgé que lui d'un quart de vie de Juif », donc un autre Juif, Gross. Tout indique que Klein soit Celan lui-même, et Gross, Adorno, les deux étant nés à presque vingt ans de distance l'un de l'autre. Gross est doté d'un gros bâton et somme Klein de faire taire le sien, plus petit. Comme la métaphore semble l'indiquer, c'est la philosophie -- le bâton de Gross --, qui revendique sa supériorité sur la poésie, le bâton de Klein, en lui imposant le silence. Du coup, c'est la montagne qui se tait : « Alors la pierre se tut, elle aussi, et le silence se fit dans la montagne, là où ils allaient, l'un et l'autre. Le silence se fit donc, le silence, là-haut, dans la montagne49. »

Lus à la lumière de l'oeuvre de Celan, les mots de ce texte se chargent d'un contenu bien précis. Le silence de la poésie se transmet à la pierre. Puisque l'on sait que la pierre représente le passé enseveli, l'histoire anéantie et refermée, c'est le monde des vaincus et des morts qui reste muet si la poésie se tait. Ce silence est venu après une terrible secousse, pendant laquelle « la terre s'est plissée, ici en haut, s'est plissée une fois, deux fois, trois fois, et s'est ouverte au milieu » (GG, p. 11). Cette pierre est muette, elle n'a pas de voix, comme les victimes qu'elle recouvre et « protège ». Elle « ne s'adresse à personne » (er redet nicht) et pourtant « elle parle » (er spricht) pour ceux qui savent l'écouter et qui savent lui donner une voix. Elle ne s'adresse à personne, mais son langage peut être déchiffré et restitué par la poésie, le bâton de Klein (« Car à qui s'adresse-t-il, le bâton ? Il s'adresse à la pierre », GG, p. 13). Klein peut entendre le silence de la pierre, puisqu'elle a failli se refermer sur lui à l'instar des autres victimes : « J'étais couché sur la pierre, en ce temps-là, tu sais, sur les dalles de pierre ; et près de moi étaient couchés les autres, ceux qui étaient comme moi, les autres, ceux qui étaient autres que moi et tout à fait pareils, les cousins et les cousines... » (GG, p. 15). Il a côtoyé cet univers de mort et en est revenu ; il connaît la pierre et sait écouter sa voix du silence.

Comme l'a écrit Peter Szondi, Auschwitz « n'est pas seulement la fin de la poésie de Celan, mais aussi sa condition53 ». C'est cette vocation intime de sa poésie, sa vérité et sa force, qu'il aurait voulu faire comprendre à Adorno, s'il l'avait rencontré à Engadine : « moi qui puis te dire tout cela, qui aurais pu te le dire ; qui ne te le dis pas et qui ne te l'ai pas dit » (GG, p. 17). Cet apologue constitue bel et bien la réponse de Celan à l'interdiction par Adorno d'une possible création poétique après Auschwitz. Engendrée par une rencontre manquée, elle a été livrée par ce texte, ainsi que par l'oeuvre poétique d'une vie54.

Rencontrer Adorno signifiait accepter son interpellation, donc accepter de remettre en cause sa propre oeuvre, ce que Celan ne pouvait pas faire. Un texte allusif et métaphorique comme Gespräch im Gebirg lui permettait de répondre sans quitter son propre terrain, en affirmant l'irréductibilité de la poésie à toute injonction extérieure. C'était une manière de relever le défi tout en refusant de légitimer le questionnement qui en était à l'origine. Si ce texte prouve que Celan n'était pas indifférent à l'interdit d'Adorno, cette rencontre manquée indique qu'il lui niait néanmoins le droit de le prononcer.

Le style hermétique de ce texte fait de jeux de mots, de néologismes et de paroles brisées qui placent le lecteur à l'intérieur d'un labyrinthe, n'est pas sans rappeler la prose de Heidegger. Il est intéressant de constater qu'en juillet 1967, à l'occasion d'une lecture publique à Fribourg, Celan accepta de rencontrer l'auteur de Sein und Zeit. On sait que Heidegger avait exercé une influence très grande sur sa poésie, sur son usage de la langue allemande, non seulement grâce à ce livre capital mais, plus en général, par l'ensemble de son oeuvre (notamment son essai sur Hölderlin). Celan avait explicitement évoqué cette influence en comparant son rapport à la langue à une sorte de « passage Heidegger » (Heideggängerisch), fusion du verbe gehen (aller) et du mot Heide (traduisible à la fois par « plaine » et par « profane » ou « non juifA HREF="notes.html#fn46a" TARGET=notes>[54a] »). Le philosophe de Messkirch, à son tour, connaissait et admirait la poésie de Celan. Ce dernier n'ignorait cependant pas le passé de Heidegger, sa compromission avec le nazisme et même son silence, après la guerre, sur son engagement politique de 1933 et sur les crimes hitlériens. On ne peut donc qu'être frappé et même interloqué par cette rencontre qui eut lieu dans la célèbre « hutte » de Todtnauberg. Quant au contenu du dialogue entre les deux hommes -- non plus deux juifs qui auraient pu, sur cette montagne, se parler dans leur Mauscheln, mais deux hommes, un philosophe allemand et un poète juif, dont la rencontre ne pouvait pas supposer l'oubli de l'histoire -- la seule hypothèse que l'on puisse formuler tient aux lignes que Celan écrivit dans le cahier d'hôtes : « Dans le livre de la hutte, les yeux sur l'étoile du puits, avec, au coeur, l'espoir d'un mot qui viendrait55. » Quelques jours plus tard, le 1er août 1967, à Francfort, Celan écrivait le poème Todtnauberg, où il évoque son espoir, sinon d'une explication, au moins d'un mot : « la ligne d'un espoir, aujourd'hui, / en un mot / d'un pensant, / à venir / au coeur56 ».

L'espérance dans le creux du désespoir

Cet épisode est d'autant plus étonnant que l'itinéraire poétique de Celan impliquait sa judéité, dont il possédait une conscience extrêmement aiguë. Comme il écrivait en 1970, peu avant de mourir, à l'éditeur Gershom Schocken, « mes poèmes supposent mon judaïsme57 ». Il serait néanmoins arbitraire, voire faux, de classer Celan dans la catégorie un peu figée de la « poésie juive », de même qu'il serait réducteur de présenter Primo Levi et Jean Améry simplement comme des écrivains juifs. Leur judéité tenait beaucoup plus à une déchirure de l'histoire qu'ils avaient vécue dans leur peau qu'à leur enracinement dans une tradition, une culture ou même une religion. Il n'est pas nécessaire d'évoquer, à ce propos, la complexité des relations de Celan avec son père, sioniste convaincu, ni son extériorité à toute attitude de conformisme religieux. Si sa poésie « supposait » son judaïsme, il ne se considérait pas comme un poète juif. Après une conversation avec l'éditeur Hans Rychner, en présence du critique Hans Mayer, il faisait le commentaire suivant : « Je l'ai probablement déçu. Il voulait de la poésie juive [...] mais j'écris toute autre chose58. » Au-delà de son héritage culturel et familial, sa judéité était engendrée par le génocide et se constituait comme perception, douloureuse et traumatique, d'une perte. Le judaïsme de Celan n'était pas fondé sur l'adhésion à un ensemble de valeurs « positives », ni dans une croyance ou le respect d'un rituel, il s'inscrivait plutôt dans le choix d'une langue de l'exil. Jean Bollack a écrit à ce propos que « le judaïsme de Celan ne peut être revendiqué par aucune position doctrinale, ni juive ni chrétienne, qui retrouverait à travers lui une tradition théologique juive. [...] Il se sentait et se voulait juif parmi les Allemands ; il avait reçu leur langue, qui n'était pas juive ; s'il s'en était rendu maître, comme il a su le faire, c'était pour épouser en profondeur le parti des exclus59 .

Certes, l'ancrage de Celan à la tradition juive était bien plus solide que celui d'un Améry, baptisé et élevé dans un village du Tyrol, d'un Levi, issu du judaïsme italien, l'un des plus assimilés d'Europe, ou même d'un Kafka, à la fois fasciné par la yiddishkeit et étranger au monde juif oriental au point d'éprouver le même sentiment, après avoir été dans une communauté hassidique aux alentours de Prague, que s'il avait visité le village d'une tribu africaine. L'allemand des Juifs de Cernovitz vivait pour ainsi dire en symbiose avec le yiddish. Pétri de littérature allemande, Celan connaissait le yiddish et aimait évoquer avec nostalgie sa terre natale, par exemple dans le discours de Brême, où les nouvelles hassidiques n'avaient rien d'exotique. Il n'était pas insensible non plus au charme d'une certaine tradition, faite de pratiques et de rituels, qu'il remémore, dans Gespräch im Gebirg, par l'image d'une bougie qui brûle, dans un coin, le soir de shabbat (GG, p. 14-15). Sa familiarité avec ce monde ne suffit cependant pas à faire de Celan un Juif de l'Est ; elle en fait plutôt un Juif de frontière, de langue et de culture allemandes mais étranger à l'Allemagne, né en Roumanie et au milieu de l'Ostjudentum mais assimilé et ancré à l'Occident, pour lequel Paris constitue un havre naturel après la guerre.

Le rapport complexe et tourmenté de Celan à l'égard du judaïsme relève sans doute de ce que Michael Löwy, dans le sillage de Georg Lukacs, a caractérisé comme une forme d'athéisme religieux, à savoir « une figure paradoxale de l'esprit qui semble chercher, avec l'énergie du désespoir, le point de convergence messianique entre le sacré et le profane61 ». Plusieurs poèmes de Celan semblent confirmer cette hypothèse.

Certains d'entre eux apparaissent comme une prise de position résolument athée, motivée par une expérience vécue qui contredit radicalement toute idée d'une justice et d'un salut assurés par un dénouement divin de l'histoire. Après Auschwitz, « les anges sont morts et aveugle le Seigneur » (PM, p. 11). Après Auschwitz, on ne peut plus croire en Dieu, sinon sous la forme d'un Dieu ennemi des hommes, exigeant d'eux un holocauste. Dans Tenebrae, un poème de Sprachgitter (1959) qui reprend la structure liturgique des psaumes et se déroule comme une prière, les corps enchevêtrés des victimes dans les chambres à gaz suggèrent l'image d'une transsubstantiation de l'humanité en Dieu -- « engriffés l'un dans l'autre [ineinander verkrallt], comme si / le corps de chacun de nous / était ton corps, Seigneur » -- qui pourrait apparaître comme le responsable ultime de leur sacrifice : « Nous sommes allés à l'abreuvoir, Seigneur. / C'était du sang, c'était, / ce que tu as versé, Seigneur63. » Dans La rose de personne, ce thème est repris par des mots tout aussi implacables : « Ils creusaient, creusaient, ainsi / passa leur jour, leur nuit. Ils ne louaient pas Dieu / qui -- entendaient-ils -- voulait tout ça, / qui -- entendaient-ils -- savait tout ça » (RP, p. 13). Dans un autre poème de ce recueil, inspiré par une conversation, à Zurich, avec Nelly Sachs, l'athéisme de Celan se fait plus explicite : « Nous avons parlé de ton Dieu, moi / contre lui65. » Un des poèmes les plus controversés de Celan, Psaume, se réfère à Dieu, en revanche, comme à une figure de l'absence : « Personne » (Niemand) (RP, p. 39), un deus absconditus qui, selon la tradition de la mystique juive analysée par Gershom Scholem, « se cache en lui-même, peut seulement être nommé dans un sens métaphorique et à l'aide de mots lesquels, mystiquement parlant, ne sont pas des noms réels67 ».

Mais, paradoxalement, l'athéisme de Celan peut aussi se charger d'une forte dimension spirituelle. Certaines de ses pages laissent entendre que peut-être Dieu n'a pas abandonné son peuple, mais qu'il a été anéanti avec lui, à Treblinka, Auschwitz et Majdanek. C'est un Dieu humble et vaincu, qui se solidarise des victimes et en partage la souffrance, qui semble presque les invoquer : « Prie, Seigneur, / prie-nous, / nous sommes proches (Bete, Herr, / bete zu uns, / wir sind nah)68. » Dans Strette, un poème totalement imprégné par l'évocation des camps d'extermination, un fil d'espérance apparaît et transperce la toile sombre de cet univers de mort. Légué par la mémoire des victimes, ce fil d'espérance éclaire soudainement ce paysage de décombres comme la promesse d'une rédemption à venir. Au milieu de cette étendue de nuit et de cendres, où l'on se promène entre des pierres tombales et des murs en ruines, entourés par des « âmes en fumée », voici jaillir une vision messianique, sans doute correspondant à ce que, dans Le Méridien, il avait appelé l'utopie : « Ainsi / il y a encore des temples. Une / étoile / a sans doute encore de la lumière. / Rien, / n'est perdu. / Ho- / sanna » (GP, p. 103).

Cette dimension spirituelle imprègne aussi les pages de La rose de personne, où le poète regrette d'avoir perdu, égaré par les « mille idoles » du monde contemporain, un mot qui le cherchait : Kaddish, la prière juive des morts (RP, p. 33). Plus loin, dans un autre poème consacré à sa rencontre avec Nelly Sachs, il évoque les prophètes, dont la promesse messianique a été terriblement -- mais peut-être pas encore irrémédiablement -- ébranlée à Auschwitz. Leur message se réduit désormais à des bribes de paroles, confuses et inarticulées, mais il n'a pas été totalement effacé :

« S'il venait,
venait un homme,
venait un homme, au monde,
aujourd'hui, avec
la barbe de clarté
des patriarches : il devrait,
s'il parlait de ce
temps, il
devrait
bégayer seulement, bégayer,
toutoutoujours
bégayer » (RP, p. 41).

Ce n'est qu'un fil d'espérance, un frêle élan utopique que les horreurs de ce siècle ont fait trébucher mais pas complètement anéanti. Il lacère comme un rayon de lumière inattendu l'épaisse couche de ténèbres qui entoure la poésie de Celan. Il découle d'une attitude politique qui, sans jamais avoir été celle du militant, sinon dans les années de jeunesse en Roumanie, relève sans aucun doute de ce qu'il est convenu d'appeler un « engagement ». Cette attitude politique s'insinue dans certains poèmes, comme Schibboleth, où revient le mot d'ordre des mobilisations en défense de la République durant la Guerre Civile espagnole : « No Pasaràn72 », où encore dans un texte lyrique écrit à Berlin, en 1967, évoquant le Landwehrkanal où fut jeté le corps de Rosa Luxemburg (GW, II, p. 334).

On sait que, à Tours, en 1938, Celan avait suivi avec beaucoup d'intérêt et de sympathie les activités du mouvement trotskiste -- auquel adhéraient à l'époque plusieurs surréalistes -- chez qui il trouvait une synthèse entre son engagement politique et sa passion pour la poésie74. C'est sans doute cette expérience de jeunesse qui lui fera écrire, vingt-cinq ans plus tard, dans une lettre à l'ami Petre Solomon, qu'il restait « exactement là où [il avait] commencé (avec [son] vieux coeur communiste)75 ». Cette fidélité discrète à un idéal révolutionnaire épousé dans sa jeunesse est réaffirmée dans un des textes les plus importants de Celan, Le Méridien, où il se présente comme un auteur « grandi avec les écrits de Peter Kropotkine et Gustav Landauer » (GW, III, p. 190), ce qui revient à conférer une tonalité libertaire à son « coeur communiste ».

On peut retrouver la trace de cette sensibilité dans plusieurs écrits mineurs mais non moins significatifs, tels un texte sur l'oeuvre du peintre Edgar Jené, dans lequel il fait allusion, par une formule saisissante, à sa « fidélité à une attitude qui, en ayant reconnu dans le monde et dans ses institutions une prison pour l'homme et son esprit, avait décidé de tout faire pour en abattre les murs » (GW, III, p. 157.

Il avait été profondément fasciné par la conception de la révolution qui se dégageait des écrits de Mandelstam et qu'il présentait, dans un essai consacré au poète russe, comme « l'aube de l'Autre, le soulèvement des humbles, l'exaltation de la créature -- un bouleversement de dimension cosmique78 ». C'était un socialisme « de souche éthico-religieuse » dans lequel il devait bien se reconnaître, en tant qu'admirateur de Kropotkine et Landauer, et aussi, pourrait-on ajouter, en tant que lecteur attentif de Benjamin et ami de Scholem. Comme il indiquait en 1967 dans une courte interview au magazine Der Spiegel, il n'avait jamais abandonné l'espoir d'une transformation, d'un tournant, qui ne pouvaient se traduire que par « une révolution [...] à la fois sociale et antiautoritaire ». Et cette transformation devait partir, à ses yeux, « de l'individu » (GW, III, p. 179). Comme le mentionne son biographe John Felstiner, il participa avec un certain enthousiasme aux démonstrations de mai 1968, dans les rues du Quartier Latin, accompagné de son enfant, en chantant l'Internationale en français, en russe et en yiddish80.

Ces prises de positions, réitérées à plusieurs occasions tout au long de sa vie, indiquent que le monde qu'il a sondé par sa poésie n'est peut-être pas, comme on le présente souvent, rigoureusement fermé à tout avenir. Il se peut, en revanche, que le fragile fil d'espérance qui l'habite ne soit pas maintenu en dépit mais plutôt à cause de la déchirure de l'histoire consommée à Auschwitz. S'il a porté sur son époque le regard de l'Angelus Novus, il n'a pas oublié la « petite porte étroite » par laquelle, selon Benjamin, le monde en ruines pouvait encore trouver une issue. Ce n'était qu'un faible fil d'espérance : pour Celan, ce fil s'était rompu, un jour d'avril 1970, dans les eaux de la Seine.

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