© Michel Fingerhut 1996-8 ^  

 

Enzo Traverso:
La responsabilité des intellectuels. Dwight MacDonald et Jean-Paul Sartre.
in "L'Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels" ISBN 2-204-05562-X © Les Éditions du Cerf 1997
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions Enzo Traverso et les Éditions du Cerf de nous avoir autorisés à reproduire ces textes.
Sur le parcours intellectuel de MacDonald, voir Michael Wreszin, Dwight MacDonald. A Rebel in Defense of Tradition (Basic Books, New York, 1994). Sur Sartre, voir surtout la biographie d'Annie Cohen-Solal, Sartre. 1905-1980 (Gallimard, Paris, 1983). Pour une approche d'ensemble du contexte culturel dans lequel s'inscrit Politics, voir, au-delà de l'ouvrage de M. Wreszin cité plus haut, les recherches d'Alan Wald, The New York Intellectuals. The Rise and Decline of the Anti-Stalinist Left from the 1930s to the 1980s (The University of North Caroline Press, Chapell Hill - Londres, 1987), de Terry A. Cooney, The Rise of the New York Intellectuals : "Partisan Review" and its Circle, 1934-1945 (University of Wisconsin Press, Madison, 1986). Sur la culture française des années quarante, voir Daniel Lindenberg, Les années souterraines 1937-1947 (La Découverte, Paris, 1990), et Herbert R. Lottman, La Rive gauche. Du Front populaire à la guerre froide (Éd. du Seuil, Paris, 1981). Sur Les Temps modernes, voir Anna Boschetti, Sartre et les "Temps modernes". Une entreprise intellectuelle (Éd. de Minuit, Paris, 1985). D. MacDonald, « The Responsibility of Peoples », Politics, vol. 2, n° 3, mars 1945, p. 82-93. Cet essai fut réédité à plusieurs reprises. Je le cite ici d'après D. MacDonald, The Responsibility of Peoples (and other Essays in Political Criticism), Victor Gollancz, Londres, 1957 (RP). J.-P. Sartre, « Portrait de l'antisémite », Les Temps modernes, n° 3, décembre 1945, p. 442-470. Les Réflexions sur la question juive sont publiés à l'automne 1946 à Paris, chez l'éditeur Paul Morihien. En 1954, une nouvelle édition est publiée chez Gallimard (RQJ). RP, p. 10. RQJ, p. 86. M. Wreszin, p. 145. MacDonald publie dans sa revue l'essai de Bettelheim « Behavior in Extreme Situations », Politics, août 1944, p. 199-209. RP, p. 11. Ibid. RP, p. 12. Ibid.. RP, p. 13. Ibid. RP, p. 14. Voir Annette Wieviorka, Le procès de Nuremberg, Mémorial, Éd. Ouest-France, Caen - Rennes, 1995, p. 127, 187. RP, p. 17. Ibid. RP, p. 19. Selon l'expression employée par Staline dans la Pravda du 29 décembre 1929; voir Robert Conquest, La grande terreur. Sanglantes moissons, Laffont, Paris, 1995, p. 123. Voir aussi, dans une perspective comparatiste, Yves Ternon, L'État criminel. Les Génocides au XXe siècle, Éd. du Seuil, Paris, 1995 (sur l'URSS le chap. 4 de la troisième partie). I. Kershaw, « Retour sur le totalitarisme : le nazisme et le stalinisme dans une perspective comparative », Esprit, janvier-février 1996, p. 115, 119. Ibid. Ibid. RP, p. 21. - Sur l'attitude de la population allemande lors des pogromes de la Nuit de cristal, à partir de l'observatoire bavarois, voir I. Kershaw, L'opinion allemande sous le nazisme. Bavière 1933-1945 (Éd. du CNRS, Paris, 1995, chap. IX, p. 319-330), qui confirme en substance l'intuition de MacDonald. RP, p. 22. Voir H. Arendt, « Organized Guilt and Human Responsibility », Jewish Frontier, janvier 1945, p. 19-23 (voir le chap. III). D. MacDonald; réponse à Solomon Bloom dans « The Responsibility of Peoples -- Further Discussion », Politics, juillet 1945, p. 204. Politics, mai 1945, p. 155. Ibid., p. 156. H. Arendt, K. Jaspers, Correspondance 1926-1969, Payot, Paris, 1996, p. 65, 79. RP, pp. 38-39. D. MacDonald, « The Bomb », Politics, août 1945 (RP, p. 103). A. Camus, éditorial de Combat du 8 août 1945. RP, p. 103. RP, p. 106. RP, p. 106-107. D. MacDonald, « The Root is Man », Politics, avril 1946, trad. fr. Partir de l'Homme, Éd. Spartacus, Paris, 1948, p. 38. RP, p. 110. Voir H. Marcuse, « Some Social Implications of Modern Technology », Studies in Philosophy and Social Sciences, IX, 1941 (voir plus haut le chapitre sur Günther Anders). D. MacDonald, « A New Theory of Totalitarianism », New Leader, 14 mai 1951. Voir M. Wreszin, p. 253-256. D. MacDonald, « I Choose the West » (1952) (RP, p. 121-125). Il choisit l'Occident sans devenir maccarthyste, de même que Sartre choisit d'être un « compagnon de route » du Parti communiste sans pour autant devenir stalinien. On peut ainsi remarquer un certain parallélisme de leurs parcours, au-delà de leurs divergences. Voir Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l'oubli, Plon, Paris, 1992, p. 20-21. David Rousset, L'univers concentrationnaire, (1946), Éd. de Minuit, Paris, 1965, p. 108. Ibid., p. 51. R. Antelme, L'espèce humaine, Gallimard, coll. "Tel", Paris, 1957, p. 11. Pour un témoignage significatif à propos de l'impact de ce livre sur plusieurs générations de l'après-guerre, voir l'article que lui consacre en 1963 Georges Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », L.G. Une aventure des années soixante, Éd. du Seuil, Paris, 1992, p. 87-114, ainsi que le dossier « Robert Antelme. Présence de l'Espèce humaine », publié dans la revue Lignes, n° 21, 1994. Dyonis Mascolo, Autour d'un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme, Maurice Nadeau, Paris, 1987, p. 64. Voici la définition qu'il donnait de l'antisémitisme de Lucien Fleurier : « impitoyable et pur, il pointait hors de lui comme une lame d'acier, menaçant d'autres poitrines « (J. P. Sartre, « L'enfance d'un chef », Le Mur (1939), Gallimard, coll. "Folio", Paris, p. 249). RQJ, p. 27. RQJ, p. 34. -- Voir Émile Durkheim, De la division du travail social (1893), Presses universitaires de France, Paris, 1960. Sartre ne cite pas Durkheim, mais la référence est parfaitement évidente. Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard, coll. "Tel", Paris, 1986. Voir chapitre III. Voir, à ce sujet, l'étude éclairante de Shulamit Volkov, « Antisemitismus als kultureller Code », Jüdisches Leben und Antisemitismus im 19. und 20. Jahrhundert, C. H. Beck, Munich, 1990, p. 13-36. RQJ, p. 69. ibid., p. 83-84. ibid., p. 103. ibid., p. 102. ibid., p. 176. Ernest Renan, « Histoire générale et système comparé des langues sémitiques » (1855), Oeuvres complètes, Calmann-Lévy, Paris, 1947-1961, vol. VIII, p. 155. Voir à ce sujet Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine (Éd. du Seuil, Paris, 1989, p. 204). RQJ, p. 173. « J'ai fait la Question juive sans aucune documentation, sans lire un livre juif » (J. P. Sartre, B. Lévy, Les entretiens de 1980, Verdier, Paris, 1991, p. 74). H. Arendt, Les origines du totalitarisme. Sur l'antisémitisme, Éd. du Seuil, Paris, 1984, p. 18-19. Selon R. J. Bernstein, en revanche, Arendt était particulièrement injuste à l'égard de Sartre, dont la vision du Juif « authentique » présentérait à son avis plusieurs affinités avec celle du « paria conscient » qu'elle avait élaborée à Paris, vers la fin des années trente, sous l'influence des écrits de Bernard Lazare (voir R. J. Bernstein, Hannah Arendt and the Jewish Question, Polity Press, Cambridge, 1996, p. 195-197). H. Meschonnic, « Sartre et la question juive », Études sartriennes, I, 1984, p. 140. Des critiques qui vont dans la même direction, même si moins argumentées, ont été adressées à cet essai de Sartre par Maurice Blanchot dans L'entretien infini, Gallimard, Paris, 1969. J. P. Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, Paris, 1983, p. 31. Voir aussi l'étude de Meschonnic citée ci-dessus, p. 141. RQJ, p. 81. La première traduction française de ce texte, par Pierre Missac, est publiée dans Les Temps Modernes, n° 25, octobre 1947. RQJ, p. 112. ibid., p. 111. ibid., p. 76. ibid., p. 134. ibid., p. 153. Citations tirées de Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (Éd. du Seuil, Paris, 1990). Sur la présence de ces sources dans l'essai de Sartre, voir l'étude de Mischa Brumlik, « Das verkörperte "Sein für die Anderen". Zu Sartres Theorie des Judentums » (Babylon. Beiträge zur jüdischen Gegenwart, Cahier 2, 1987, p. 94). Pour une vision d'ensemble de la représentation du Juif dans la culture des droites françaises, voir Pierre Birnbaum, « Accepter la pluralité : haines et préjugés », in J. F. Sirinelli (éd.), Histoire des droites en France (Gallimard, Paris, 1992, vol. III, p. 423-472). J. P. Sartre, Les chemins de la liberté II, Le sursis, Gallimard, Paris, 1945, p. 79. Cité dans Jean-Louis Missika, « Juif par le regard de l'autre ? », Commentaire, n° 28-29, 1985, p. 189. RQJ, p. 169-170. ibid., p. 165. Annie Cohen-Solal, Sartre 1905-1980, Gallimard, coll. "Folio", Paris, 1985, p. 488. « Sartres "J'accuse". Ein Gespräch mit Claude Lanzmann », Babylon, p. 77. Jean-François Sirinelli, Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Fayard, Paris, 1995, p. 188, qui emprunte sa typologie à Ph. Burrin, La France à l'heure allemande 1940-1944, Éd. du Seuil, Paris, 1995, p. 468-469. J. P. Sartre, L'Être et le Néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Gallimard, Paris, 1943, p. 610. A. Cohen-Solal, p. 332-333. H. Marcuse, « L'existentialisme », Culture et société, Éd. de Minuit, Paris, 1970, p. 231. G. Bataille, « Sartre », Oeuvres complètes, Gallimard, Paris, t. XI, 1988, p. 226-228. Voir aussi les très belles pages consacrées à ce texte de Bataille par Michel Surya, Georges Bataille. La mort à l'oeuvre (Gallimard, Paris, 1992, p. 437-442). Ibid., p. 226. Ibid., p. 228. Ibid. M. Wreszin, p. 229-230. L'exception qui confirme la règle est constituée par un court texte de Vladimir Jankelevitch, écrit en 1943 et publié dans un des premiers numéros du Monde juif, en 1946, où la nature du génocide juif, dans le cadre plus vaste des tragédies de la guerre, est parfaitement saisie : « Pour la première fois peut-être, des hommes sont traqués officiellement, non pas pour ce qu'ils font, mais pour ce qu'ils sont : ils expient leur être, et non pas leur "avoir« ; non pas des actes, une opinion politique, une profession de foi ou un credo comme les cathares, les francs-maçons et les nihilistes, mais la fatalité d'une naissance. » (voir V. Jankelevitch, Monde juif, août 1946, p. 10. Je remercie Jean-Michel Chaumont de m'avoir signalé ce texte). A. Cohen-Solal, p. 285-286. M. Wreszin, p. 125. Cité dans A. Cohen-Solal, p. 438.

Entre le printemps 1945 et la fin de l'année suivante, deux essais vont retenir l'attention et susciter un certain débat aux États-Unis et en France. Tous deux portent sur l'actualité du problème juif à la sortie de la guerre et ils sont écrits par des intellectuels jouissant d'une solide réputation dans leurs pays respectifs : Dwight MacDonald et Jean-Paul Sartre. Le premier est déjà reconnu comme l'un des plus brillants essayistes de sa génération, tandis que le second commence à faire l'objet d'un véritable culte qui dépassera bientôt les frontières de la France et de l'Europe. Aucun des deux -- particularité non sans importance en la matière -- n'est juif. Ils n'écrivent pas sur ce thème en tant que persécutés ou victimes, mais en tant qu'intellectuels sensibles à un problème qui a pris une dimension tragique pendant la guerre et dont ils reconnaissent la portée universelle. Tout en appartenant à des contextes profondément différents, ils incarnent, dans leurs pays, l'image de l'intellectuel engagé. Ils appartiennent à la même génération (l'un est né en 1905, l'autre l'année suivante) et partagent, en 1945, la même vision de la culture : un champ qui ne peut plus rester à l'abri des impératifs du politique. Ils soulignent la nécessité incontournable, pour les hommes de lettres, d'être en situation dans leur époque.

La radicalisation politique de MacDonald s'est amorcée dès le milieu des années trente, sous l'impact de la crise économique, de la guerre civile espagnole et des procès de Moscou. Figure de proue des New York Intellectuals et ancien animateur de Partisan Review, il est un marxiste critique au passé de militant trotskiste. Profondément convaincu que la guerre exige une réponse autant morale que politique, il s'oriente alors dans une direction qui l'amènera, après la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, vers un pacifisme de coloration libertaire. Il abandonne le marxisme au moment où Sartre le découvre. L'engagement de ce dernier, en effet, est beaucoup plus récent1. Romancier et philosophe, il n'a jamais été un militant politique et il ne s'est rapproché de la Résistance que vers la fin de 1943.

Les deux hommes créent des revues qui vont jouer un rôle important dans le débat culturel et politique des années quarante : Politics voit le jour en février 1944 et le premier numéro des Temps modernes paraît en novembre de l'année suivante. Leurs destinées seront pourtant différentes : la revue de MacDonald ne survivra pas au maccarthysme et sa disparition, en 1949, marque la fin de la période radicale de l'intelligentsia de New York, tandis que celle de Sartre ouvre une phase nouvelle dans la vie culturelle française. La première, à l'existence éphémère, conclut un cycle de l'histoire culturelle américaine, au moment où la seconde devient une sorte d'institution dans le monde francophone2. Elles ouvrent leurs pages à la collaboration des principaux acteurs intellectuels de l'époque (ou destinés à le devenir) : Politics publie des articles de Hannah Arendt, Daniel Bell, Bruno Bettelheim, Lewis Coser, Irving Howe, Charles Wright Mills et Mayer Schapiro, traduit Karl Jaspers, Victor Serge, Ignazio Silone et Simone Weil ; Les Temps modernes sont animés au début par Raymond Aron, Simone de Beauvoir, Albert Camus, Michel Leiris, Maurice Merleau-Ponty et Jean Paulhan, publient Samuel Beckett, Jean Genet, Maurice Blanchot, Nathalie Sarraute et le jeune Claude Lefort, traduisent Karl Löwith, Carlo Levi, Elio Vittorini, Ignazio Silone, Richard Wright, James T. Farrell, Francisco Garcia Lorca et bien d'autres. Bref, autant MacDonald que Sartre sont des figures centrales dans leurs contextes culturels.

Revenons maintenant à leurs essais. MacDonald publie « La responsabilité des peuples » dans Politics en mars 19453 ; les Réflexions sur la question juive de Sartre paraissent à l'automne 1946, le chapitre introductif ayant déjà été présenté dans Les Temps modernes de décembre 19454. Parmi les intellectuels connus, aux États-Unis et en France, ils sont pratiquement les seuls à s'interroger sur la condition juive pendant la guerre, à saisir une interrogation majeure à laquelle la société se trouve confrontée après l'antisémitisme, les persécutions et le génocide de la période qui vient de s'écouler. MacDonald évoque les camps nazis et n'hésite pas à considérer les atrocités de la guerre comme « la grande question morale de notre époque5 ». Sartre est l'un des rares à dénoncer le silence et l'indifférence auxquels se heurtent les survivants des camps d'extermination nazis : « Va-t-on parler des Juifs ? Va-t-on saluer le retour des rescapés, va-t-on donner une pensée à ceux qui sont morts dans les chambres à gaz de Lublin ? Pas un mot6. »

Cependant, ce passage demeure isolé dans son texte, réflexion sur l'antisémitisme qui ne peut ou ne sait prendre en considération le fait de l'extermination. Pour Sartre, le génocide ne modifie pas en substance la nature du problème, qu'il continue d'analyser comme il le faisait avant la guerre. Le directeur de Politics, en revanche, ne consacre son étude ni à l'histoire de l'antisémitisme ni au rapport des Juifs à la culture et aux sociétés modernes. Il s'interroge sur la destruction des Juifs d'Europe qu'il reconnaît comme l'événement clé de la guerre et comme un tournant majeur dans le parcours de la civilisation occidentale.

Auschwitz et la fin de l'idée de progrès :
Dwight MacDonald

Les nouvelles concernant l'extermination des Juifs d'Europe commencent à être diffusées par la presse américaine dès juin 1942. Les quotidiens les plus réputés n'y donnent pas un grand relief (le New York Times n'y consacre que quelques lignes dans les pages internes), mais une revue comme The Nation publie, le 19 décembre 1942, un éditorial intitulé « The Murder of a People » qui fait état du massacre de deux millions de Juifs de Pologne, en évoquant confusément l'usage de nouvelles techniques de mise à mort par le gaz. Ces articles n'échappent pas à l'attention de MacDonald, qui les accueille cependant avec scepticisme. L'énormité de l'événement suscite en lui des réserves, accentuées par sa méfiance à l'égard de la politique du gouvernement américain. Dans un premier temps, il fut même convaincu qu'il s'agirait de rumeurs répandues par la propagande alliée afin de détourner l'attention de l'opinion publique de ses propres violences ; le bombardement systématique des villes allemandes pourrait ainsi être justifié au nom de la lutte contre la barbarie nazie. Dans un éditorial de Politics de mars 1944, il s'adresse aux « théoriciens de la barbarie unique du peuple allemand » pour leur rappeler, en citant un passage de Redburn de Hermann Melville, les crimes de l'impérialisme britannique au XIXe siècle7. C'est le contact avec Bruno Bettelheim, rescapé de Buchenwald, qui le convainc de la véracité des nouvelles sur les camps de la mort de Pologne8. L'impact de cette découverte que la presse confirme au fil des mois avec des informations plus précises, est à l'origine de son essai sur « La responsabilité des peuples » dont la rédaction l'occupera à partir de l'automne 1944.

MacDonald présente d'emblée la problématique de son essai : comment de tels crimes ont-ils pu se produire ? Qui en sont les responsables ? Quelles conséquences en découlent pour la civilisation ? Il s'agit bel et bien de « la grande question morale de notre époque » à laquelle il faut donner une réponse. Cela concerne l'humanité toute entière, personne n'est sorti indemne de cette guerre. Les massacres, la destruction à une échelle de masse et la mort anonyme sous les bombes ne sont pas des phénomènes nouveaux, ils étaient déjà apparus lors de la Première Guerre mondiale, mais ils ont été accentués et poussés à l'extrême pendant ce dernier conflit. Le massacre organisé y était désormais devenu la règle, de même que la destruction des villes et le meurtre programmé d'une partie considérable de la population civile des pays belligérants. Il y a là, remarque MacDonald, une régression incontestable par rapport aux standards de civilisation atteints au XIXe siècle, quand on considérait comme un principe acquis en Europe que les armées en conflit s'abstiendraient autant d'éliminer les prisonniers de guerre que de transformer les populations civiles en cibles militaires9.

Il distingue néanmoins, parmi les victimes civiles de la guerre, entre ceux qui sont tombés en raison des bombardements, des destructions et de la violence des opérations militaires et ceux qui ont été exterminés dans les camps nazis. Il s'agit là d'un phénomène nouveau, auparavant inconnu et que les critiques les plus radicaux de la société bourgeoise à l'apogée du libéralisme n'ont pu imaginer. Dans ces lieux de l'horreur, écrit-il, on avait exhumé les tortures de l'Inquisition qui étaient maintenant mises en oeuvre avec les moyens de la technique moderne et étendus à une échelle bien plus vaste. Il cite à ce propos les « usines de la mort » (death factories) de Pologne et Silésie où, selon les informations dont il peut alors disposer, les nazis avaient déjà éliminé quatre millions de Juifs10.

Ce crime ne peut pas être simplement attribué aux horreurs d'une guerre atroce, il y a là quelque chose de spécifique, de nouveau et de différent. MacDonald cite ses sources -- notamment le rapport du révérend Paul Voght de la Fluchtlingshilfe de Zurich -- pour en tirer une seule conclusion : « Dans tous les reportages -- écrit-il -- l'atmosphère est la même : la rationalité et le système poussés à l'extrême ; les découvertes de la science, les raffinements de l'organisation de masse moderne appliqués au meurtre des non-combattants à une échelle inconnue depuis Gengis Kahn11. » Il s'étend sur la description du fonctionnement des centres de mise à mort, qu'il reconstitue de façon assez précise pour l'époque. Presque tout y est dit : l'arrivée des convois, le tatouage des prisonniers (qui lui rappelle la colonie pénitentiaire de Kafka12), la sélection, le déshabillage, la récupération des biens des victimes (stockés dans des dépôts, ajoute-t-il, comme les restes des bêtes dans les abattoirs de Chicago13), la mort dans les chambres à gaz (death chambers), les crématoires. Il évoque aussi les expériences médicales et les orchestres des camps. Pour le seul Lager d'Auschwitz-Birkenau, il indique un nombre de victimes approximatif allant de un million à un million et demi de Juifs14. Ce qui frappe le plus le directeur de Politics, dans un tel crime, c'est son caractère industriel : « Les nazis ont beaucoup appris -- écrit-il -- de la production de masse, de l'organisation de l'entreprise moderne. Tout cela [la description des camps résumée ci-dessus] semble une parodie sinistre des illusions victoriennes au sujet de la méthode scientifique... »15

MacDonald perçoit la singularité de l'extermination des Juifs, sans pour autant parvenir à en donner une définition précise et claire. Après avoir souligné le caractère nouveau et historiquement inédit du génocide (il est l'un des premiers à utiliser, dans le sillage de Raphael Lemkin, ce mot), il l'assimile aux crimes de guerre. La même approche sera adoptée, l'année suivante, par le tribunal militaire de Nuremberg16. En quoi consiste l'« unicité » des atrocités hitlériennes ? MacDonald répond qu'elles sont un but en soi de la dictature allemande : « Ce qui a été fait par d'autres peuples comme une conséquence malheureuse (unpleasant by-product) dans la poursuite de certaines fins, les Allemands l'ont fait, à Maidanek et Auschwitz, comme une fin en soi (as an end in itself) »17. À la différence des autres crimes de guerre, qui avaient été perpétrés en dépit des normes éthiques de leurs exécuteurs -- le cas des Alliés, qui ont ensuite essayé de se justifier en avançant des prétextes hypocrites --, les crimes allemands étaient tout à fait « conformes » au code moral nazi.

Dans une nouvelle édition de son essai, datée de 1953, MacDonald va réviser certains de ses jugements. Il admettra que, à la différence de ce qu'il avait cru en 1945, l'extermination des Juifs n'avait pas eu un caractère « public » mais fut plutôt, dans la mesure du possible, cachée. Il soulignera aussi la différence qui existait entre les « camps de la mort » (death camps) réservés aux Juifs et les « camps de concentration » (concentration camps) où le nazisme avait interné ses ennemis. Les camps de Dachau et Buchenwald, écrira-il, « avaient existé tout au long du régime hitlérien ; le taux de mortalité y était très élevé, mais leur finalité était de terroriser, de torturer et de démoraliser les prisonniers, ainsi que, pendant la guerre, d'exploiter leur force de travail, plutôt que de les tuer tout simplement »18.

L'originalité de l'étude de MacDonald tient aussi au fait que, sans doute pour la première fois, bien avant que ce thème ne devienne un topos de l'historiographie sur le national-socialisme, il essaye de mettre en lumière la singularité historique du génocide juif à partir de sa comparabilité avec d'autres crimes. Il procède d'abord à la comparaison entre l'extermination des Juifs par les nazis et celle des koulaks sous le régime de Staline. La différence qu'il souligne entre ces deux crimes tient à son avis à l'absence, dans le second, d'une finalité exclusive d'anéantissement. Le but de Staline n'était pas l'élimination des koulaks mais la collectivisation des campagnes. Conçue de façon autoritaire et bureaucratique et mise en oeuvre par des méthodes de plus en plus violentes et meurtrières, cette politique correspondait à une logique certes totalitaire mais non pas irrationnelle dans ses principes. La décimation des koulaks a été un « épisode » (incident) dans ce but, sans qu'il y eut jamais « le désir de les exterminer en tant que tels »19. Encore une fois, la formulation est discutable, car le projet stalinien d'« éliminer les koulaks en tant que classe20 » ne peut se réduire à un fait involontaire et purement accidentel, au cours de la collectivisation. La famine n'était pas due au hasard, ni imprévisible. L'historiographie a apporté sur ce thème des éléments de connaissance qui faisaient défaut à l'époque. MacDonald avait néanmoins saisi une différence essentielle entre stalinisme et national-socialisme, aujourd'hui soulignée par un historien comme Ian Kershaw, à savoir le fait que la terreur stalinienne n'était ni irrationnelle en soi ni intrinsèquement liée au système soviétique (qui survivra à son dictateur), tandis que l'élimination des Juifs était un objectif central du régime nazi, profondément enraciné dans la vision du monde de Hitler21. Pour la première fois, avec le national-socialisme, le génocide de tout un groupe ethnique devient un but en soi : « L'extermination des Juifs -- précise MacDonald -- n'était pas un moyen pour atteindre un but pourvu d'une quelconque rationalité. Les Juifs ne représentaient pas une menace pour leurs exécuteurs ; leur élimination ne servait aucun dessein militaire ; la "théorie raciale" qui la soutient n'a aucune base scientifique et apparaît humainement révoltante, elle ne peut donc être qualifiée, dans le sens le plus strict du terme, que de névrotique. Les Juifs d'Europe ont été assassinés afin de satisfaire une haine paranoïaque (...), non pas pour une raison politique ou pour en tirer un avantage quelconque »22.

La rationalité des camps, dont le fonctionnement ressemblait à celui d'une usine moderne, était ainsi mise au service d'un projet totalement irrationnel. La rationalité instrumentale du système, son organisation moderne et « scientifique », s'accompagnait de l'irrationalité humaine la plus complète. À l'origine du crime il y avait donc la haine raciale. Le racisme et l'antisémitisme n'avaient pas été inventés par les nazis, mais sous le régime hitlérien ils devenaient la politique « d'un grand État moderne. Il y a là -- conclut MacDonald -- quelque chose de nouveau »23.

À cet égard, MacDonald introduit un autre critère de comparabilité en esquissant le parallèle entre l'antisémitisme nazi et le racisme américain. La différence est encore une fois radicale. Il évoque les pogromes de la nuit de cristal, en novembre 1938, lorsque les synagogues et les commerces juifs furent saccagés et pillés dans toutes les grandes villes allemandes. Il s'agissait là d'actions décidées au niveau central par le régime, organisées par la police avec le soutien des membres du parti. La population n'y participa pas, elle se tint à l'écart en faisant preuve tantôt d'indifférence tantôt d'une sourde désapprobation qui n'osait pas se manifester ouvertement. Rares furent ceux qui se joignirent aux émeutiers; ceux qui défièrent les autorités en intervenant pour défendre des victimes furent une minorité tout à fait infime et presque héroïque. Les Allemands feront preuve de la même attitude face à l'extermination des Juifs, pendant la guerre. La création par le régime nazi d'unités spéciales chargées des massacres (MacDonald soulignait cet aspect, tout en n'étant pas en mesure de distinguer entre les Einsatzgruppen et le personnel des camps) indiquait le caractère à la fois organisé et non spontanée de ce crime. Or, le racisme américain présentait des traits exactement opposés. Dans le Sud, il s'agissait d'un mouvement populaire, débouchant souvent sur des formes de violence spontanée, allant jusqu'au meurtre, auxquelles prenait part un grand nombre de blancs avec le consensus du reste de la population. On pouvait parler, à ce propos, d'une véritable « responsabilité collective ». Néanmoins, le lynchage des Noirs américains se faisait contre la loi, contre le droit et la morale défendus par l'État, alors que l'extermination des Juifs, sans être approuvée par l'ensemble de la population du IIIe Reich, avait été décidée, planifiée et mise en oeuvre par l'État24. Mais il y avait une autre différence de taille. Le lynchage visait à maintenir les Noirs « à leur place », donc à marquer un clivage de race et de statuts dont les victimes devaient bien prendre conscience. Dans les camps nazis, en revanche, comme l'avait indiqué Bruno Bettelheim, la personnalité même des détenus devenait la cible d'un processus d'anéantissement, au point qu'ils finissaient par accepter les comportements et les valeurs du national-socialisme25.

La domination totale exercée à l'intérieur des camps pouvait-elle s'étendre à l'ensemble de la société ? Les valeurs du nazisme avaient-elles à tel point pénétré le corps social de l'Allemagne que les crimes du régime étaient perpétrés avec la complicité, voire le soutien actif de toute la nation ? Le sens que l'on pouvait donner à la notion de « responsabilité collective » découlait de la réponse que l'on apportait à cette question. MacDonald attribuait les crimes nazis au régime de Hitler et non pas à la nation allemande. Le concept de « responsabilité collective », dont il faisait remonter les origines à la philosophie politique hégélienne, lui paraissait faux et inopérant. Une telle conception organiciste identifiait complètement la nation et l'État et rendait finalement tous les citoyens responsables de sa politique. Une fois projetée sur l'ensemble de la nation, la culpabilité devenait ainsi insaisissable. Dans le sillage de Hannah Arendt, qui venait de critiquer le concept de « culpabilité organisée26 » au sujet de l'Allemagne, MacDonald tirait une conclusion très simple : si tous étaient coupables, personne ne pouvait être puni. En réalité, précisait-il, la nation allemande n'avait jamais possédé un tel caractère monolithique ; le régime hitlérien avait indiscutablement une base sociale de masse mais il n'avait jamais obtenu un consensus total au sein de la population. Des centaines de milliers d'Allemands s'y étaient opposés et avaient été sanctionnés, voire même internés dans des camps. Par conséquent, le concept de « responsabilité des peuples » devait être employé avec beaucoup de précautions. Les responsables des crimes nazis -- des concepteurs aux exécutants -- devaient être jugés et punis en tant qu'individus.

Les formules de l'essai de MacDonald sont parfois confuses et se prêtent, notamment sur ce point, au malentendu. L'insistance avec laquelle il rejetait la notion de culpabilité collective du peuple allemand avait le mérite d'écarter clairement toute approche germanophobe des crimes nazis, mais elle présentait le défaut de négliger les complicités étendues qui liaient plusieurs secteurs de la société allemande avec le régime nazi, complicités sans lesquelles ses crimes auraient été impossibles. La qualification des nazis comme « assassins psychopathes » (psychopathic killers) et de l'idéologie hitlérienne comme « haine paranoïaque » (paranoiac hatred) contribuait à entretenir la vision du nazisme comme un régime de fous criminels ayant pris en otage une société allemande restée complètement innocente devant leurs méfaits. Ces objections seront soulevées, tout au long de 1945, par différents critiques de l'essai de MacDonald qui intervinrent dans les pages de Politics. Dans sa réponse, le directeur de la revue réaffirmait sa thèse, en ajoutant même que « la recherche d'un plaisir et d'une excitation névrotique à l'idée de l'exterminatioon de masse » seraient l'une des causes des camps de la mort27. Il faudra encore longtemps avant de comprendre que les pires crimes peuvent être perpétrés par des « hommes ordinaires ». Sur le problème de la responsabilité collective, en revanche, il nuançait ses propos. Il y avait une responsabilité politique, précisait-il, qui ne pouvait pas être jugée dans les salles d'un tribunal et qui concernait l'ensemble des Allemands en tant que nation. « Le peuple allemand -- écrivait MacDonald -- porte une responsabilité politique vis-à-vis du nazisme car, d'une part, il a permis à Hitler de s'emparer du pouvoir et, d'autre part, il a accepté sa domination sans se révolter28. » Une telle responsabilité ne pouvait pas faire l'objet d'une sanction pénale, mais elle était réelle et elle devait être assumée. C'était la seule condition, concluait-il, pour que les Allemands deviennent eux-mêmes responsables et capables de créer « une société alternative au nazisme »29. Comme le révèle la correspondance de Hannah Arendt avec Karl Jaspers, la notion de « culpabilité métaphysique » que ce dernier devait placer, quelques mois plus tard, au centre de son essai sur la Deutsche Schuldfrage, aura été inspiré par cet essai de MacDonald30.

En bon marxiste qui insistait à voir la guerre comme un conflit impérialiste, le directeur de Politics ne se limitait pas à indiquer les responsabilités de l'Allemagne. Il y en avait d'autres très lourdes, du côté cette fois des puissances alliées. À la fin de la Première Guerre mondiale, elles avaient poussé l'Allemagne vaincue dans une impasse dont Hitler apparaîtra, aux yeux de beaucoup, comme une issue. Elles avaient ensuite accepté ce dictateur en le considérant comme un moindre mal face à la menace d'une révolution socialiste. Sur la base de la même crainte, quelques années plus tard, elles avaient permis à Hitler d'aider Franco à écraser les républicains espagnols. Pendant le dernier conflit, elles avaient bombardé les villes allemandes de façon féroce et aveugle, au point que les « objectifs militaires » étaient devenus secondaires par rapport à la volonté d'anéantir et de terroriser la population civile. Les soviétiques, de leur côté, avaient permis aux armées allemandes d'écraser l'insurrection de Varsovie, en 1944, tandis que les forces américaines et britanniques s'étaient opposées au mouvement de libération national en Grèce, dans le but de restaurer une monarchie discréditée et impopulaire. Les États-Unis avaient pratiqué la ségrégation raciale au sein de leur propre armée et avaient interné dans des camps leurs propres citoyens d'origine japonaise. S'agissant enfin du génocide des Juifs d'Europe, les États-Unis n'avaient-ils pas favorisé la tâche des exécuteurs en limitant de façon draconienne l'émigration juive avant et pendant la guerre ? Autrement dit, si les crimes nazis demeuraient « uniques », l'attitude des Alliés n'avait certes pas été irréprochable et ils n'étaient sans doute pas les mieux placés pour donner aux Allemands des leçons d'éthique31. MacDonald, qui s'était toujours opposé au gouvernement des États-Unis et ne se considérait nullement coupable pour ses crimes, reconnaissait ainsi la part de « responsabilité politique » qui lui revenait en tant que citoyen américain.

Les conclusions qu'il tirait dans cet essai semblaient confirmées, à quelques mois de sa publication, par la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki. Son commentaire, dans le numéro de Politics d'août 1945, introduit une note dissonante dans le choeur d'enthousiasme qui accueillit la fin du conflit. Cet acte enlève à ses yeux toute valeur éthique à la victoire alliée : « La bombe -- écrit-il à chaud, juste après Hiroshima -- a détruit en un clin d'oeil les deux-tiers de la ville, y compris, sans doute, la plupart des 343 000 êtres humains qui y vivaient. Aucun avertissement ne fut donné. Cette action atroce nous place, "nous" les défenseurs de la civilisation, au même niveau moral qu'"eux", les bouchers de Maidanek. Et "nous", la nation américaine, nous sommes responsables de cette horreur, ni plus ni moins qu'"eux", la nation allemande32. »

Après Auschwitz, Hiroshima semble confirmer à MacDonald que les crimes contre l'humanité de la Deuxième Guerre mondiale n'ont pas été un accident de l'histoire mais un produit authentique de la civilisation occidentale. En France, des considérations similaires étaient faites, au même moment, par une autre voix isolée, celle d'Albert Camus33. La bombe atomique marque ainsi un tournant décisif dans l'itinéraire intellectuel et politique de MacDonald qui adopte une orientation anarcho-pacifiste. Il tire de cet événement différentes conclusions sociales (la guerre traditionnelle est désormais « obsolète »), éthiques (« ceux qui utilisent un tel pouvoir de destruction se placent en dehors de l'humanité ») et historiques (« la bombe est le produit naturel du type de société que nous avons créé »34).

Finalement, Hiroshima l'amène à radicaliser la critique de la rationalité instrumentale et de la modernité technique qu'il avait déjà amorcé dans son essai sur les camps d'extermination nazis. À ses yeux, la bombe atomique impose une remise en cause profonde de deux paradigmes de la culture occidentale hérités des Lumières et partagés autant par les doctrines libérales que par les différents courants de la pensée socialiste : d'une part l'idée d'une neutralité de la science et de la technique modernes, d'autre part l'idée de progrès. Il n'accepte plus la « platitude » idéologique selon laquelle la technique présenterait des « potentialités pour le bien ou pour le mal » (potentialities-for-Good-or-for-Evil) et que tout dépendrait de l'usage qu'on en fait. Ce qu'il faut abandonner c'est « la foi dans la science et dans le progrès qui, défendue aussi bien par les marxistes que par les conservateurs, constitue l'axiome fondamental de la pensée occidentale »35. Il perçoit Auschwitz et Hiroshima comme deux crimes entre lesquels existe un lien indéniable qui remet en cause les fondements mêmes de notre civilisation : « La bombe et les camps de la mort nazis sont en train de brutaliser, pervertir et étouffer les êtres humains qui s'attendaient à un changement du monde dans le sens d'une amélioration ; la technologie moderne possède sa propre dynamique anti-humaniste qui s'est révélée beaucoup plus puissante que les effets libérateurs espérés par les schémas marxistes »36.

Sa critique de la technique est le point de départ d'un abandon définitif du marxisme, systématisé l'année suivante dans The Root is Man. Il y définit la pensée de Marx comme l'expression la plus cohérente du thème qui avait dominé la philosophie occidentale depuis le XVIIIe siècle, à savoir l'idée de progrès, la conviction que le développement des forces productives et de la science apporterait, grâce à une maîtrise technique croissante sur la nature, la libération de l'homme. Marx, Rosa Luxemburg et surtout Trotsky, peu avant sa mort, avaient conçu la « barbarie » comme une forme de régression, de chaos, de déclin de la civilisation, en quelque sorte une répétition de la « chute de l'Empire romain ». La barbarie révélée par la Seconde Guerre mondiale, en revanche, était liée au « triomphe de l'organisation scientifique », comme les camps nazis et la bombe atomique s'étaient chargés de l'illustrer37. Face au potentiel de destruction de la technique moderne, dont la bombe atomique avait montré les conséquences dans toute leur amplitude, MacDonald redécouvre l'ancienne notion grecque de hubris, cette volonté immodérée de conquête qui suscite la punition des dieux38. Il n'est pas difficile de saisir là une affinité évidente avec la « honte prométhéenne » sur laquelle écrit, à la même époque, Günther Anders. De façon plus générale, même s'il ne parviendra jamais à un tel niveau de sophistication dialectique, la réflexion de MacDonald se rapproche à plusieurs égards de celle des membres de l'école de Francfort, et notamment de Marcuse, qui avait consacré un essai, au début de la guerre, à la critique de la technique en tant qu'instrument de domination et d'oppression totalitaire39. Quoique parallèles, leurs chemins ne devaient pas se rencontrer (le seul ouvrage d'un membre de l'Institut für Sozialforschung connu à l'époque par MacDonald était sans doute Escape from Freedom d'Erich Fromm). Hannah Arendt, qui avait collaboré à Politics et dont il devait beaucoup apprécier l'ouvrage sur les origines du totalitarisme40 était le seul contact de MacDonald dans le milieu de la culture allemande en exil. On peut formuler l'hypothèse selon laquelle l'hostilité tenace et notoire d'Arendt à l'égard de l'école de Francfort, et tout particulièrement d'Adorno, fut pour quelque chose dans cette rencontre manquée. Or, Marcuse et Anders -- l'influence de Benjamin sur la culture américaine viendra beaucoup plus tard -- auraient pu montrer à MacDonald l'existence d'un marxisme ouvert, critique, anti-positiviste et anti-évolutionniste, fasciné par la révolte romantique contre la modernité et susceptible d'intégrer une remise en cause profonde de la technique et de l'idée de progrès, autrement dit étranger à la tradition scientiste et pragmatique du marxisme américain, de Max Eastman à Sidney Hook.

De son ancien engagement politique et intellectuel, MacDonald conservera un certain élan émancipateur, un humanisme indéracinable et une vision éthique de l'histoire. Sa critique du marxisme l'amènera en revanche à découvrir la valeur de l'individu contre le collectivisme autoritaire et bureaucratique de l'expérience soviétique. Il rejetera le marxisme classique -- dont le dernier représentant était à ses yeux Trotsky -- comme une forme illusoire de déterminisme historique. Son socialisme d'inspiration pacifiste et libertaire ne se réclame ni de la science ni du progrès mais plutôt de principes éthiques, ses buts sont éthico-sociaux, non pas historico-sociaux.

Les horreurs de la guerre, les camps d'extermination nazis et la bombe atomique sont à l'origine d'une réflexion qui, amorcée par une critique des illusions positivistes du marxisme de la IIe et de la IIIe Internationale, débouche sur la redécouverte d'un thème essentiel de la tradition américaine : l'individualisme. MacDonald achève ainsi le parcours qui devait le ramener, après un détour de dix ans en compagnie de Trotsky, à son point de départ, à la vision du monde qui avait été la sienne avant sa rencontre avec le marxisme : un socialisme éthique, farouchement opposé à toute forme de rationalisme et de déterminisme, ouvert à une exigence de type spirituel et mâtiné d'égalitarisme chrétien. Il abandonne Marx et Trotsky pour revenir à Randolph Bourne et Reinhold Niebuhr. Malgré ce tournant de 1946, MacDonald ne renforcera pas, pendant la guerre froide, les rangs du maccarthysme, à côté de beaucoup d'ex-communistes. S'il choisit l'Occident41, il le fait en « hérétique » et non pas en « renégat », selon la dichotomie d'un célèbre essai d'Isaac Deutscher. Mais la disparition de Politics crée un vide difficile à combler au moment où la culture radicale américaine est à la recherche d'une identité qui puisse se situer au-delà des deux blocs.

Juif par le regard de l'autre :
Jean-Paul Sartre

Bien différente est la problématique au coeur des Réflexions sur la question juive de Sartre. En 1946, ce petit essai romp le silence et rappelle l'existence d'une « question juive » qui, universellement refoulée, vient de connaître son épilogue tragique. Mais si l'ouvrage brise ce mur d'indifférence qui entourait les Juifs, il n'abandonne pas une mentalité et un style de pensée anciens. L'extermination n'est pas placée au centre de l'analyse, Auschwitz est encore loin d'être perçu comme un tournant et une rupture de l'histoire. La « question juive » à laquelle Sartre consacre ses réflexions critiques n'est pas celle du génocide, mais plutôt celle de la France d'avant Vichy, celle de l'affaire Dreyfus et de la Troisième République.

Lorsque Sartre conçoit son essai sur la question juive, l'attention de l'opinion publique se polarise sur le retour des déportés42. À côté de l'aura de martyre que le climat culturel de la Libération confère alors aux persécutés politiques, le massacre des Juifs apparaît comme un événement horrible mais difficile à saisir et à comprendre. On préfère l'assimiler aux souffrances endurées par l'ensemble de la nation sous le nazisme. Dans le chaos d'une Europe en ruines, où les victimes de la guerre et les Displaced Persons se comptent par dizaines de millions, le génocide des Juifs est difficilement perceptible, leur absence, à peine remarquée. Dans le climat instauré à la Libération, les forces nationales et antifascistes (des communistes aux gaullistes) partagent une conception des crimes nazis où les prisonniers de guerre, les requis du travail, les déportés politiques et les victimes juives sont rassemblés dans une seule catégorie, celle des « patriotes » et des « morts pour la France ». Les persécutions raciales sont vues comme une des manifestations d'une politique dont la cible fut la nation française.

Au lieu d'éclaircir ce tableau, les nombreux récits autobiographiques des anciens déportés politiques contribuent, involontairement, à alimenter la confusion. En dépit de leurs différences, ces ouvrages se révèlent, dans la plupart des cas, incapables de voir le génocide juif. Emblématique est le cas de David Rousset, militant trotskiste déporté à Buchenwald, auquel on doit l'un des premiers témoignages sur les camps nazis : L'Univers concentrationnaire, paru en 1946. Il y présente Auschwitz comme « un camp de représailles contre les Juifs », à l'intérieur duquel se trouvait Birkenau, « la plus grande cité de la mort », vouée à l'élimination des peuples jugés inférieurs, à savoir les Juifs, les Polonais et les Russes43. Cependant, précise Rousset, « entre ces camps de destruction [Birkenau] et les camps "normaux", il n'y a pas de différence de nature, mais seulement de degré44 ». La distinction entre camps de concentration et centres de mise à mort, entre déportation politique et génocide « racial » est à l'époque inexistante.

Un autre témoignage, L'espèce humaine de Robert Antelme (1947), eut un impact énorme et contribua de manière décisive à forger, pour une longue période, la perception française des crimes nazis. En toute modestie, Antelme, résistant français déporté à Buchenwald et Gandersheim, soulignait le caractère tout à fait subjectif et par conséquent « limité » de son récit : « L'horreur n'y était pas gigantesque. Il n'y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire45. » Son expérience l'amenait à réaffirmer l'unité indestructible de l'espèce humaine, une unité à la fois biologique et ontologique partagée tant par les bourreaux que par leurs victimes. Écrivant que, en dépit de tous ses efforts, le nazisme n'avait pas été capable de modifier la nature profonde de l'homme, Antelme livrait un témoignage qui fut perçu, dans le climat de l'après-guerre, comme un message d'espérance. « En cette reconnaissance de l'unité de l'espèce -- écrira à ce propos Dyonis Mascolo -- se trouve tout ce dont aura été fait notre communisme46. » C'est dans ce climat intellectuel et politique que fut conçu l'essai de Sartre.

Son analyse de l'antisémitisme reprend sans modification substantielle des thèmes déjà développés, en 1939, avant la guerre, dans une nouvelle du Mur : « L'enfance d'un chef ». Il y décrivait la naissance d'une judéophobie violente, poussée jusqu'au pogrom, chez le jeune Lucien Fleurier, rejeton des milieux bourgeois de la France des années trente dont il incarnait la médiocrité et les passions47. En effet, dans ses Réflexions, Sartre présente l'antisémitisme comme une passion et comme une foi, comme le choix de la haine à la place de la raison. Parmi les représentants de cette « passion » antisémite, il cite Drumont, Céline et Maurras. Interprété par le philosophe comme une « tentative pour valoriser la médiocrité », l'antisémitisme exprime, chez ses adeptes, le désir de fuir la modernité avec ses valeurs abstraites, afin de se réfugier dans une « communauté » abritant les vertus de l'enracinement ancestral dans un terroir. Se concrétisant en l'assurance d'un patrimoine -- tant matériel que mental -- préservé et transmis d'une génération à l'autre, ces vertus nourrissent une attitude de méfiance profonde vis-à-vis des abstractions du monde moderne. L'antisémitisme trouve sa base sociale dans la petite bourgeoisie urbaine (les fonctionnaires, les petits commerçants, etc.) qui, insérée dans une réalité sociale complexe et à ses yeux ni maîtrisable ni compréhensible, se montre très affectée par la perte des valeurs traditionnelles. Ainsi naît la tendance à opposer le passé au présent, la propriété foncière à l'immobilière, le particulier à l'universel, le concret à l'abstrait, la tradition à l'intelligence. « L'universel est juif, puisqu'il est objet d'intelligence48 » et c'est précisément cette intelligence qui suscite la crainte de l'antisémite, car il la perçoit comme une menace. Dans le sillage de Durkheim, qui distinguait la « solidarité mécanique », typique du monde rural et archaïque, de la « solidarité organique », propre aux sociétés industrielles modernes, Sartre qualifie la communauté prônée par l'antisémitisme de « primitive » et inarticulée, une communauté sans juifs, dans laquelle « l'égalité est le fruit de l'indifférenciation des fonctions49 ». Bref, c'est la foule des manifestations antidreyfusardes qu'il décrit ; la « masse ameutée » qui sera admirablement analysée par Elias Canetti50.

L'antisémitisme n'est jamais pris en compte par Sartre dans sa dimension moderne, raciale et génocidaire, mais seulement comme attitude de fuite, romantique et conservatrice, à l'égard de la modernité. En lisant son texte, on a l'impression que, une fois refermée la parenthèse de la guerre, la « question juive » est en train de réapparaître sous ses formes « normales », comme avant les rafles, les déportations et les camps de la mort. La pénétration analytique dont Sartre fait preuve pour appréhender la psychologie et les structures mentales de l'antisémite est tout aussi profonde que son aveuglement devant le fait de l'extermination. Il mentionne, au passage, Hitler et les chambres à gaz des camps en Pologne, comme on peut évoquer un événement lointain ; il ne fait jamais référence au statut des Juifs promulgué par Vichy, ni à Xavier Vallat et Louis Darquier de Pellepoix, ni non plus aux rafles effectuées par la police française sous l'occupation. Pour Sartre, l'antisémitisme demeure incarné par Drumont. Il le perçoit comme l'éruption d'une « passion », il n'arrive pas à y voir -- comme le faisait Hannah Arendt dès 194551 -- un crime routinisé et bureaucratisé, d'autant plus horrible qu'il était perpétré par des « gens ordinaires », soucieux d'accomplir une tâche et non pas de satisfaire une passion. Bref, il n'a pas encore pris conscience du gouffre creusé par la guerre et Auschwitz. L'antisémitisme demeure pour lui un « code culturel52 », la source d'une identité négative se constituant par opposition au « Juif », incarnation de toutes les valeurs exécrables de la société moderne. Rien n'a changé par rapport au XIXe siècle.

En cela, ses Réflexions sur la question juive ne présentent pas une grande originalité, en dépit de leur qualité littéraire. La nouveauté, en revanche, réside dans la remise en cause du paradigme assimilationniste défendu par la culture démocratique, hérité des Lumières, imposé par la Révolution de 1789 et mis en oeuvre tout au long du XIXe siècle, paradigme qui avait jusqu'alors trouvé un consensus pratiquement général au sein de la gauche, des milieux républicains et même du judaïsme français. Sartre ne récuse pas cette tradition dans laquelle s'inscrit son combat contre l'antisémitisme, il la remet en question de l'intérieur, en y introduisant un élément critique. Les destinataires de ses remarques sont maintenant les démocrates, les amis des Juifs et les partisans de l'Émancipation. Dès l'époque des Lumières, leur philosémitisme s'est fondé sur la négation des Juifs en tant qu'individus concrets, avec leur culture, leur religion, leurs pratiques, au nom de leur appartenance à l'humanité. En reconnaissant l'homme dans le Juif, les démocrates ne voient plus que le premier et oublient le second. Sur la base de ce constat, Sartre établit un parallèle entre l'antisémitisme et l'assimilationnisme démocratique. Comme l'antisémite ne voit que le Juif et rejette son humanité, ainsi le démocrate ne voit que l'humanité du Juif (le sujet abstrait et universel reconnu par les droits de l'homme et du citoyen) et pas sa judéité. L'un reproche aux Juifs d'exister, d'être Juifs ; l'autre leur reproche de se considérer comme Juifs et pas seulement comme des « hommes ». L'un veut exterminer les Juifs, l'autre veut les assimiler ; les deux souhaitent un monde sans Juifs53.

Cette plaidoirie pour une reconnaissance de l'altérité juive au sein de la société française, très peu courante à l'époque, contraste cependant avec la définition que Sartre propose du judaïsme comme simple produit de l'antisémitisme. En même temps qu'il lance un appel pour l'acceptation d'une collectivité, celle-ci n'a à ses yeux ni consistance ni vie propre. Pour Sartre, le Juif est une création de l'antisémitisme : « Le Juif -- écrit-il dans un passage célèbre -- est un homme que les autres tiennent pour Juif ; voilà la vérité simple d'où il faut partir... c'est l'antisémite qui fait le Juif54. » Il ajoute même, en contradiction ouverte avec sa critique de la philosophie des Lumières sur le thème de l'émancipation, que les Juifs seraient assimilés depuis longtemps si seulement on les regardait comme des hommes et non pas comme des Juifs.

Que représente donc le judaïsme pour Sartre ? Exhumant une conception d'origine hégélienne, il répond que les Juifs sont un peuple sans histoire. Cette définition traverse, comme un fil rouge, tout l'essai sartrien. Il voit leur histoire comme « une errance de vingt siècles », les accule à une condition de stérilité culturelle. À ses yeux, ils ne possèdent ni « une oeuvre collective spécifiquement juive » ni « une civilisation proprement israélite », ni non plus « un mysticisme commun55 ». Il souligne le paradoxe d'un peuple aux racines antiques, « le plus ancien des peuples », qui pourtant « n'est pas encore historique56 ". Dépourvus de subjectivité et d'originalité, préservés comme un miroir dans lequel se reflète le regard hostile du monde extérieur, les Juifs échappent à toute définition classique de type national, ethnique ou culturel : « la communauté juive -- écrit Sartre -- n'est ni nationale, ni internationale, ni religieuse, ni ethnique, ni politique : c'est une communauté quasi historique57. » On pourrait voir dans ces phrases un écho d'Ernest Renan, pour lequel « la race sémitique se reconnaît presque uniquement à des caractères négatifs : elle n'a ni mythologie, ni épopée, ni science, ni philosophie, ni fiction, ni arts plastiques, ni vie civile ; en tout, absence de complexité, de nuances, sentiments exclusifs de l'unité58 ». Par conséquent, selon Sartre, toute l'histoire juive se réduit à celle de l'antisémitisme, « une structure sociale régressive et une conception du monde prélogique59 ». Après avoir critiqué l'attitude des Lumières à l'égard des Juifs, il présente leur survivance dans le monde moderne comme le produit d'une aporie du progrès, comme la marque d'une diffusion insuffisante ou incomplète des Lumières.

Comme il l'admettra beaucoup plus tard dans ses conversations avec son disciple Benny Lévy, Sartre avait écrit son essai sans posséder la moindre connaissance de l'histoire juive60, ce qui devait susciter, à l'époque de la parution de ses Réflexions, la critique sarcastique de Hannah Arendt61. Victime d'un préjugé de son temps, Sartre est incapable de voir tant la culture matérielle du judaïsme diasporique (on est encore loin des études historiques sur les civilisations ashkenaze et sépharade) que sa tradition de pensée. Il ne voit pas la dimension juive de la culture occidentale dans laquelle s'inscrit sa propre réflexion ; il fait simplement l'impasse sur la religion, le mysticisme, la littérature et la philosophie juives. Hassidisme, Haskalah, Science du judaïsme, Mendelssohn, Cohen, Buber, Aleichem, Sforim, Peretz, tout cela ne lui dit rien, comme ne lui dit rien non plus le nom de Bernard Lazare. Ce qui frappe le plus en lisant aujourd'hui cet essai de Sartre, a écrit à ce propos Henri Meschonnic, c'est son « oubli tranquille d'un continent : Bible, Talmud, Kabbale. Pour simplifier. Ignorance bien philosophique. La marque d'une tradition. Et d'une époque62 ».

Dans un passage des Cahiers pour une morale, contemporain de ses Réflexions sur la question juive, Sartre affirme explicitement son adhésion à la philosophie hégélienne de l'histoire : « S'il y a une histoire c'est celle de Hegel. Il ne peut y en avoir d'autre63. » Définissant les Juifs comme une communauté « quasi historique », il fait pourtant preuve d'une tentative de fuir Hegel, sans y parvenir complètement, demeurant prisonnier de cette tradition philosophique. C'est en adhérant à la conception hégélienne d'une Histoire universelle qu'il récuse à la fois les notions d'histoire et de mémoire juives. Dans ses Réflexions, il écrit ceci : « S'il est vrai, comme le dit Hegel, qu'une collectivité est historique dans la mesure où elle a la mémoire de son histoire, la collectivité juive est la moins historique de toutes les sociétés car elle ne peut garder mémoire que d'un long martyre, c'est-à-dire d'une longue passivité64. »

Sartre brise le mur de silence qui entoure alors la condition des Juifs, mais il ne parvient pas à renverser une vision de l'histoire dans laquelle il n'y a pas de place pour les vaincus. Il faut bien constater que les « Thèses sur le concept d'histoire » de Walter Benjamin, parues dans les Temps Modernes en 1947, passent complètement inaperçues des intellectuels français, en premier lieu de Sartre, qui dirige la revue. Au moment où l'Europe fête la victoire sur le fascisme, il n'y a pas grand monde pour étudier le passé comme un « cortège triomphal » des vainqueurs et « brosser l'histoire à rebrousse-poil », dans le but d'en dégager l'espérance et la tradition des vaincus65.

Création de l'antisémitisme, les Juifs sont condamnés selon Sartre à une existence « inauthentique ». Sa définition du caractère non historique du peuple juif l'amène en effet à établir une dichotomie (inspirée par le concept heideggerien de Eigentlichkeit) entre Juifs « authentiques » et « inauthentiques », les premiers assumant leur martyre, les autres tentant la voie de l'assimilation comme « un chemin de fuite66 ». Miroir de l'autre, incapable d'inscrire son existence dans le sillage d'une tradition positive, « le Juif authentique est celui qui se revendique dans et par le mépris qu'on lui porte67 ». Ce passage rappelle certains écrits, que Sartre ne connaît pas à l'époque, de Bernard Lazare et de Hannah Arendt sur la tradition du judaïsme paria. Mais à la différence de Lazare et Arendt, pour lesquels le paria juif pouvait, en opposant sa fierté d'exclu au mépris de l'antisémite, récupérer une tradition cachée, une culture et des valeurs appartenant à l'histoire de son peuple, cette tradition et cette histoire n'existe pas aux yeux de Sartre. La seule image de « Juif authentique » que l'on trouve dans ses Réflexions, touchante mais stéréotypée, est celle d'un immigré d'Europe orientale, assis sur le pas de sa porte, dans la rue des Rosiers : « Je le reconnaît aussitôt pour un Juif : il a la barbe noire et frisée, le nez légèrement crochu, les oreilles écartées, des lunettes de fer, un melon enfoncé jusqu'aux yeux, un vêtement noir, des gestes rapides et nerveux, un sourire d'une étrange bonté douloureuse68. »

Le Juif « inauthentique », en revanche, est celui de la modernité occidentale, qui essaye de fuir sa condition en s'identifiant aux nations parmi lesquelles il vit. Dans une lettre à Max Brod, Kafka avait évoqué une idée similaire en se définissant comme un représentant de la westjüdische Zeit, sans passé et sans avenir, coupé de sa tradition et contraint de vivre, par l'assimilation, dans un monde étranger. Cette « inauthenticité » tenait, pour Kafka, à la perte d'un monde spirituel dont il percevait vaguement, grâce à une troupe de comédiens yiddish, l'historicité. Pour Sartre, en revanche, ce monde spirituel était tout à fait inexistant. Le « Juif inauthentique » ne porte pas en lui la marque douloureuse d'une rupture avec le passé, car il inscrit son identité exclusivement à l'intérieur de la culture occidentale, qu'il s'est appropriée tout en la percevant à la manière d'un étranger et d'un marginal. Il ne peut pas incarner une tradition nationale et donc il s'identifie aux valeurs abstraites et universelles de la civilisation occidentale. « Le rationalisme des Juifs -- écrivait Sartre -- est une passion : la passion de l'universel70. » Ils introduisent la raison là où, pour les autres, domine le sentiment. C'est ainsi que Sartre expliquait « le rapport spécial des Juifs avec l'argent71 ».

L'« inauthenticité » des Juifs ne découle donc pas de la perte ou de l'abandon d'un univers culturel et spirituel, ce qui la fonde c'est plutôt le hiatus qui les sépare du monde non juif. Bien que tout l'essai de Sartre soit traversé par un sentiment incontestable de sympathie à l'égard des Juifs, il les perçoit toujours selon les critères d'une longue tradition littéraire et philosophique marquée par l'antisémitisme qui appartient à sa culture et qu'il connaît incomparablement mieux que la pensée juive. Le paradoxe de son essai, c'est qu'il puise ses arguments à cette tradition, tout en en transformant les codes dans une perspective humaniste. Ainsi, son concept d'« inauthenticité » ne fait que reprendre l'idée très répandue au tournant du siècle, aussi bien chez les antisémites que chez les sionistes, du caractère foncièrement inassimilable des Juifs. De même, sa vision du Juif comme abstraction et rationalité opposées aux sentiments et à la concrétude d'un peuple identifié à une terre et à une tradition, évoque de près certains thèmes déjà exprimés par Édouard Drumont (l'« aryen créateur » opposé au « sémite calculateur »), par Maurice Barrès et Charles Maurras (le Juif comme « déraciné » et donc étranger à la nation, « la possession en commun d'un antique cimetière »), ou encore, plus près de Sartre, par Drieu La Rochelle (« Le Juif, c'est horrible comme un polytechnicien ou un normalien »)72.

Sartre ne se réfère pas explicitement à ces auteurs qui constituent sans doute une source inconsciente de sa réflexion. Ou alors il puise à une mentalité et à des clichés idéologiques auxquels ces écrivains ont donné une forme littéraire. Or, Sartre n'est pas antisémite ; l'« inauthenticité » juive si radicalement condamnée par les nationalistes et les antisémites peut devenir la source, selon Sartre, d'un véritable esprit créateur. Cette fuite vers l'universel, dont l'intellectuel juif se fait « le missionnaire », a produit des génies de la culture moderne dont le philosophe rappelle, pêle-mêle, quelques noms : Spinoza, Proust, Kafka, Darius Milhaud, Chagall, Einstein, Bergson... Il est fort probable que son portrait du Juif « inauthentique » soit aussi inspiré par des figures qu'il avait côtoyé ou qui lui étaient proches, comme Raymond Aron, qu'il avait rencontré encore étudiant à l'École normale supérieure et qui passera la période de la guerre en exil, à Londres, ou le philosophe Georges Politzer, fusillé en mai 1942, ou encore son ami Pierre Kaan, qui dirigera dès 1943 le Comité national de la Résistance dans la zone Sud.

Sartre ne possède qu'une vague connaissance de l'histoire et de la pensée juives, mais il est en revanche un observateur aigu et attentif. Dans Le sursis (1945), il décrit en quelques mots fort efficaces la psychologie du Juif assimilé : « Je suis Français. Pas Juif, pas Juif français : Français. Les Juifs de Berlin et de Vienne, ceux des camps de concentration, je les plains et puis ça me fait rager de penser qu'il y a des hommes qu'on martyrise. Mais, écoute-moi bien, tout ce que je pourrai faire pour empêcher qu'un Français, un seul Français se fasse casser la gueule pour eux, je le ferai. Je me sens plus proche du premier type que je rencontrerai tout à l'heure dans la rue que de mes oncles de Lenz ou de mes neveux de Cracovie73. »

Plusieurs intellectuels israélites français se reconnaîtront d'ailleurs dans le portrait du Juif « inauthentique » brossé par Sartre dans ses Réflexions. Par exemple Raymond Aron, qui aimait se définir comme « un Juif déjudaïsé », affirmait son appartenance « à ces Juifs, que Sartre, dans son essai, tient pour typiques, Juifs parce que le monde extérieur les déclare tels, qui assument leur judaïsme par dignité, mais qui ne l'éprouvent pas spontanément74 ».

Concluant son essai, Sartre exhortait les Juifs à ne plus se cacher et à se rendre visibles. D'une part, les démocrates devaient finalement reconnaître leur existence et, d'autre part, ils devaient arrêter de s'effacer derrière l'écran protecteur des valeurs universelles. Les uns devaient accepter les Juifs sans les sommer de s'effacer par l'assimilation, leur permettant de se montrer librement, les autres devaient se déclarer, sans plus essayer de se métamorphoser en « humains » indistincts. Le choix de l'authenticité pouvait être aussi bien celui de s'affirmer « Juif français », c'est-à-dire revendiquer sa place de Juif au sein de la société française, que celui de réclamer « une nation juive possédant un sol et une autonomie75 ». Les deux apparaissaient à Sartre pleinement légitimes. Reconnaître les Juifs signifiait tout d'abord prendre conscience de leur souffrance : « le sang juif que les nazis ont versé -- écrivait Sartre -- retombe sur nos têtes76 ». En même temps, l'exhortation aux Juifs à ne plus se cacher visait essentiellement à ce qu'ils fussent rétablis dans la plénitude de leurs droits, non seulement leurs droits de citoyens mais aussi leurs droits communautaires. Bref, Sartre demandait une réparation. Pour de nombreux lecteurs, cet essai de l'intellectuel le plus célèbre de la France d'après-guerre apparut à lui seul, déjà, comme un acte de solidarité et de réparation. Ce fut, selon la biographe de Sartre Annie Cohen-Solal, « un magistral coup de poing77 », selon Claude Lanzmann un nouveau « J'accuse ! »78.

Pour prendre la mesure du tournant représenté par ce petit livre, il faudrait ajouter qu'il brisait un silence qui n'était pas seulement celui de la société française, mais aussi celui de son auteur. Pendant la guerre, en effet, Sartre s'est tu. Il refuse de collaborer mais il hésite aussi, jusqu'à la fin 1943, à rejoindre la Résistance. Il attend. Reprenant la typologie proposée par Philippe Burrin, Jean-François Sirinelli le classe dans la rubrique de l'« accomodation contrainte », à mi-chemin entre l'« adaptation minimale », en quelque sorte structurale et inévitable, et l'« accomodation d'opportunité79 ». L'Être et le Néant, son premier grand ouvrage philosophique, avait été publié en 1943. Dans ce traité sur le thème de la liberté humaine où les traces de Sein und Zeit de Heidegger apparaissent bien visibles, Sartre théorisait un hiatus insurmontable entre la réalité et le sujet, entre la condition concrète et prosaïque de l'individu et son être « pour-soi », source à la fois d'une angoisse permanente et d'une tension ineffaçable vers la liberté. La condition juive reproduisait ce fossé entre la réalité des persécutions et une liberté subjective irréductible. Dans ce texte, le Juif représente l'« être juif » pour les antisémites, qui le font apparaître comme « limite objective externe de la situation », mais s'il décide de faire abstraction de cette contrainte extérieure, il peut oublier son « être juif » pour découvrir sa condition d'être libre. Dans ce cas, son « être juif disparaît aussitôt pour faire place à la simple conscience [d'] être libre transcendance inqualifiable81 ». On peut faire d'un homme un esclave, mais il sera toujours libre de se révolter, on ne pourra jamais supprimer son aspiration à briser ses chaînes.

On peut se demander si cette alternative était possible dans un camp d'extermination, si cette « liberté » était encore donnée à l'« homme déshumanisé » de l'univers concentrationnaire, le « musulman » décrit par Levi et Améry. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que L'Être et le Néant paraissait dans les librairies parisiennes alors que les chambres à gaz fonctionnaient à plein régime à Auschwitz et Treblinka. L'écrivain français n'était sans doute pas au courant, à l'époque, de cette horreur, mais il ne pouvait pas ignorer les rafles et les déportations des Juifs, tant dans la capitale que dans le reste de la France. Cette contemporaneité est la source, chez le lecteur d'aujourd'hui, d'un certain malaise. Si certains ont vu dans ce livre, extrait « comme par magie, de la période d'oppression la plus sombre, un appel à la liberté et à l'anarchisme individuel82 », d'autres y ont saisi une interprétation du fascisme pour le moins ambiguë. Dans un essai de 1948, Herbert Marcuse saisira dans ce passage de Sartre toute l'ambiguïté de son existentialisme : « Quand la philosophie, en vertu de ses concepts ontologico-existentiels de la liberté et de l'homme, en arrive au point de décrire les Juifs persécutés et les victimes du bourreau comme étant et demeurant des êtres absolument libres et maîtres des choix qu'ils font, c'est que ces concepts philosophiques sont tombés au niveau de la pure et simple idéologie83. »

Parmi les compte-rendus suscités par les Réflexions sur la question juive de Sartre, le plus saisissant et profond est sans aucun doute celui de Georges Bataille, paru dans Critique en mai 1947. Deux pages à peine, mais extrêmement denses ; en dépit de leur commentaire élogieux, elles déplacent l'axe des Réflexions sartriennes et indiquent avec une très grande clarté tout ce que ce brillant essai n'a ni vu ni compris. On dirait même que, en partant d'une perspective différente, Bataille projette sur l'étude sartrienne sa propre conception du problème, en y voyant ce qu'il n'est pas, à savoir une méditation sur le génocide juif84. Pour Bataille, toute réflexion sur la « question juive » au lendemain de la guerre ne peut que naître du fait, massif et incontournable, de l'extermination. Bien plus : Auschwitz -- Bataille est l'un des premiers à saisir toute la charge symbolique de ce mot -- nous oblige à repenser « l'image de l'homme ». « Comme vous et moi -- écrit-il --, les responsables d'Auschwitz avaient des narines, des bouches, une voix, une raison humaines, ils pouvaient s'unir, avoir des enfants : comme les Pyramides ou l'Acropole, Auschwitz est le fait, est le signe de l'homme. L'image de l'homme est inséparable, désormais, d'une chambre à gaz...85 »

Il saisit la dimension universelle d'Auschwitz, l'« une des actions les plus noires à porter au compte des hommes », et aussi sa singularité, concrétisée dans l'image d'une chambre à gaz. Tout en caractérisant cette étude sartrienne comme « une leçon nécessaire », Bataille conteste sa vision du Juif « inauthentique », réduit à une pure rationalité. « La critique de l'antisémitisme -- s'interroge-t-il -- n'est-elle pas devenue avant tout critique du rationalisme86 ? » Comme les Juifs ont été les bâtisseurs de la raison, ils en deviennent maintenant, lors de son éclipse, les victimes sacrificielles : « l'authenticité juive ne consiste-t-elle pas en ceci justement qu'à Auschwitz c'était la raison qui souffrait dans leur chair87 ? » Il est frappant de constater le caractère extrêmement sobre de ce texte de Bataille, un penseur dont les catégories -- le mal, l'excès, l'extrême, la transgression, etc. -- sont aujourd'hui largement exploitées dans le débat sur le génocide juif.

 

Dwight MacDonald et Jean-Paul Sartre réagissent de façon radicalement différente à l'extermination des Juifs, le premier en « avertisseur d'incendie », le second en « clerc aveuglé ». Ce constat s'impose, au-delà du clivage indéniable qui sépare leurs textes, un essai politique et un essai littéraire. Les deux hommes sont profondément étrangers à la culture et à l'histoire juives, qu'ils considèrent comme inexistantes ou marginales. Pour Sartre, on l'a vu, il s'agit de la culture d'un peuple « presque historique », pour MacDonald d'une « culture du ghetto » incomparable à celle des grandes nations occidentales88. Bref, le bagage intellectuel avec lequel ils abordent le problème juif est celui de leurs milieux d'origine et de leurs contextes culturels. Pour l'un c'est la littérature française des années trente sur laquelle s'est greffée l'influence de la philosophie existentialiste allemande ; pour l'autre, un intellectuel wasp (white anglo-saxon protestant) issu d'une famille non dépourvue de préjugés antisémites et formé à l'université de Yale, c'est la littérature anglo-américaine à laquelle s'ajoute, à partir du milieu des années trente, la découverte des écrits de Marx et de Trotsky.

L'aveuglement de Sartre est tout à fait typique de sa génération intellectuelle et de son contexte culturel. Relu aujourd'hui, un essai comme les Réflexions sur la question juive montre toutes ses limites. Sartre a eu l'intuition d'un problème dont il ne saisit pas la dimension historique. Son étude est riche de remarques pénétrantes et abonde en formules brillantes, mais elle ne touche pas le fond du problème. Auschwitz est à peine évoqué, le génocide ne rentre pas dans son horizon intellectuel. La clairvoyance et la lucidité de MacDonald, en revanche, sont assez exceptionnelles. Paradoxalement, c'est une des rares figures de pure souche wasp au sein d'un milieu culturel -- l'intelligentsia de New York -- largement dominé par l'élément juif, qui perçoit Auschwitz, dès le début de 1945, comme une rupture de civilisation.

Le silence de Sartre sur l'extermination des Juifs d'Europe tient aussi bien à un contexte culturel et politique qu'à un parcours individuel. Auschwitz apparaît, dans la France de 1945, comme un événement tragique parmi beaucoup d'autres, dans le cadre d'une guerre jalonnée d'atrocités et de massacres89. Au-delà de ce contexte général, l'itinéraire individuel de Sartre n'est pas fait pour aiguiser son regard. Si la guerre représente un tournant dans sa vie, comme pour tout Français de sa génération, il faut aussi en relativiser l'impact. Sa captivité, pendant l'hiver 1940-1941, n'a rien de traumatisant. Il lit Sein und Zeit de Heidegger et monte une pièce équivoque, d'inspiration vaguement biblique, Bariona, qui ne rencontre aucune difficulté pour surmonter la censure des autorités du camp90. Dès son retour, il se plonge dans l'écriture et son activité littéraire ne connaîtra pas de répit. Malgré de nombreuses sollicitations, il refuse de collaborer à la presse autorisée, mais il n'hésite pas, comme la plupart des écrivains, à publier ses ouvrages. En 1943, il s'approche de la Résistance. Bref, si la guerre et l'occupation sont à l'origine de son engagement, elles ne modifient en rien le cours de sa carrière d'écrivain.

Il en va tout autrement pour les intellectuels juifs exilés. Pour Hannah Arendt, Günther Anders ou Theodor W. Adorno, la guerre et le génocide juif représentent une rupture profonde : l'exil, l'effondrement de l'univers social et culturel dans lequel ils se sont formés, un bouleversement radical de l'image qu'ils avaient de l'Allemagne et de l'Europe. Pour Sartre, la guerre ne sera qu'une parenthèse. Cela explique l'écart profond de leurs horizons de visibilité, façonnés par un statut social, une formation culturelle et une expérience vécue tout à fait différents. La destruction des Juifs d'Europe fut apprise par Hannah Arendt en 1943, à New York, et constitua pour elle un choc violent, comme si l'abîme s'était ouvert devant elle. Or, à la fin de la guerre, cet abîme demeurait encore inconcevable et au fond invisible pour Sartre. Il serait faux d'attribuer cette attitude simplement à sa non judéité. Comme on l'a vu, les réactions de Raymond Aron, Vittorio Foa, Isaiah Berlin et Irving Howe ne furent pas différentes dans l'immédiat.

Le cas de MacDonald, cependant, montre qu'il n'était pas impossible de voir et penser Auschwitz, déjà pendant la guerre, même si on n'était pas une victime. Il n'était pas juif, il n'était ni un déporté politique ni non plus un intellectuel exilé. Sa formation culturelle ne le rendait ni érudit ni particulièrement sensible vis-à-vis du problème juif. Ses sources d'information n'étaient pas plus étendues que celle de n'importe quel journaliste de New York ; il avait appris l'existence des chambres à gaz en lisant la presse et ses contacts avec des rescapés des camps nazis se limitaient à la personne de Bruno Bettelheim. Il avait vécu la période de la guerre à New York, à l'abri des bombardements. Il n'avait pas assisté à des rafles, ni vu disparaître ses amis et collaborateurs juifs, mais il n'avait pas cessé de porter un regard politique sur le déroulement du conflit. En 1943, il avait quitté la rédaction de Partisan Review qu'il jugeait trop absorbée par des préoccupations d'ordre littéraire lorsque la réalité de l'époque imposait à la culture un devoir de politisation91. Bref, il n'attendra pas la fin de la guerre pour être un écrivain « en situation ».

« L'écrivain est en situation dans son époque, écrivait Sartre dans sa présentation des Temps modernes : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression de la Commune, parce qu'ils n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce n'était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès Calas, était-ce l'affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l'affaire de Zola92 ? » En 1945, l'extermination des Juifs n'était ni l'affaire Calas ni l'affaire Dreyfus. Le monde était absorbé par d'autres préoccupations. Les écrivains en situation accueillirent par le silence le retour des survivants des camps de la mort. Mais les chambres à gaz, était-ce l'affaire de MacDonald ?

____________________________

Server / Server © Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 05/12/2000 à 15h29m43s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE