© Michel Fingerhut 1996-8 ^  

 

Enzo Traverso:
Auschwitz, Marx et le XXe siècle
in "Pour une critique de la barbarie moderne. Ecrits sur l'histoire des Juifs et de l'antisémitisme"
Nouvelle édition revue et augmentée
ISBN 2-904189-02-1 © Éditions Page deux 1997
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions vivement Enzo Traverso et les Éditions Page deux de nous avoir autorisés à reproduire ces textes.
Hannah Arendt, Karl Jaspers, Briefwechsel, Piper, München, 1985. Cf. Alain Parrau, Ecrire les camps, Belin, Paris, 1995. Raul Hilberg, La destruction des Juifs d'Europe, Fayard, Paris, 1988. Cf. Philippe Burrin, Hitler et les Juifs, Seuil, Paris, 1988. Cf. Dan Diner, «Historical Understanding and Counterrationality», in S. Friedländer (ed.), Probing the Limits of Representation. Nazism and the «Final Solution», Harvard University Press, 1992. M. R. Marrus, The Holocaust in History, Penguin Books, London, 1987, p. 11. Pierre Vidal-Naquet, Les Juifs, la mémoire et le présent, II, La Découverte, Paris, 1991, p. 256. Arno J. Mayer, La «Solution finale» dans l'histoire, La Découverte, Paris, 1991, p. 261. Il ne faut pas confondre cette approche avec celle de l'historien révisionniste allemand Ernst Nolte, qui a popularisé le concept de «guerre civile européenne», en fixant cependant son origine non pas avec l'écroulement de l'ancien ordre dynastique, en 1914, mais au moment de la révolution d'Octobre, source à ses yeux de toutes les catastrophes du XXe siècle (cf. Ernst Nolte, Der europäische Bürgerkrieg, Ullstein, Frankfurt, 1987). Cf. Peter Hayes, Industry and Ideology. IG Farben and the Nazi Era, Cambridge University Press, 1987. R. Hilberg, op. cit., p. 837. Cf. T. Sandkühler, H.W. Schmuhl, "Noch einmal : die I.G. Farben und Auschwitz", Geschichte und Gesellschaft, 19, 1993, Heft 2, pp. 264-265. Cf. l'introduction de Zygmunt Bauman à son ouvrage fondamental, Modernity and the Holocaust, Polity Press, Oxford, 1989, p. 8. Rudolf Hoess, Le commandant d'Auschwitz parle, La Découverte, Paris, 1995, p. 256. Z. Bauman, op. cit., p. 30. Wolfgang Sofsky, L'organisation de la terreur, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 345. Ernest Mandel, The Meaning of the Second World War, Verso, London, 1986, p. 91. Voir également, du même auteur, son essai sur « Les prémisses matérielles, sociales et idéologiques du génocide nazi », in H. Wissman et Y. Thanassekos (éds), Révision de l'histoire, Cerf, Paris, 1990, pp. 169-174. Cf. les textes rassemblés dans l'ouvrage collectif sous la direction de Dan Diner, Zivilisationsbruch. Denken nach Auschwitz, Fischer, Frankfurt/M, 1988. Cf. Detlev Peuckert, «Alltag und Barbarei. Zur Normalität des Dritten Reiches», in D. Diner (Hg.), Ist der Nationalsozialismus Geschichte? Zu Historisierung und Historikerstreit, Fischer, Frankfurt/M, 1987, p. 59. Voir surtout Ernest Mandel, The Meaning of the Second World War, Verso, London, 1986, p. 91. J'ai essayé de développer ce point dans Les Juifs et l'Allemagne, La Découverte, Paris, 1992 (ch. V, «Auschwitz, l'histoire et les historiens»). Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Payot, Paris, 1992, p. 286. Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, La Taupe, Bruxelles, 1970. Arno J. Mayer, La «Solution finale» dans l'Histoire, op. cit., ch. I. Voir les textes recueillis par Maurice Godelier, Sur les sociétés précapitalistes, Editions sociales, Paris, 1970. Cet aspect de la pensée de Marx est souligné par Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, Paris, 1992. J'ai développé ce thème dans «Le prophète muet. Portrait de Trotsky», Actuel-Marx, 1995, n° 17, pp. 175-195. On peut signaler, parmi les études plus récentes à ce sujet, Rolf Wiggershaus, L'école de Francfort, Presses universitaires de France, Paris, 1993. L'oeuvre de Günther Anders, malheureusement inédite en français, est publiée en Allemagne chez l'éditeur C.H. Beck de Munich. Parmi ses nombreux livres, les deux consacrés à L'obsolescence de l'homme sont sans aucun doute les plus importants (Die Antiquiertheit des Menschen, Bd. I. Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, et Bd. II. Über die Zerstörung des Lebens im Zeitalter der dritten industriellen Revolution). Quelques chapitres de cet ouvrage de G. Anders ont été traduits en français sous le titre De la bombe et de l'aveuglement face à l'apocalypse, Ed. Eguilles-Titanic, 1995. Sur Anders, voir E. Traverso, « Auschwitz et Hiroshima. Pour un portrait intellectuel de Günther Anders », Lignes, 1995, n° 26, pp. 7-33. Walter Benjamin, Das Passagen-Werk, Suhrkamp, Frankfurt, Bd. I, p. 574 (trad. fr. Paris, capitale du XIXesiècle, Cerf, Paris, 1993). Ce passage se trouve dans les notes préparatoires aux «Thèses de philosophie de l'Histoire», Gesammelte Schriften, Bd. I, vol. 3, Suhrkamp, Frankfurt, 1977, p. 1232. Cf. les études consacrées à Benjamin par Michael Löwy dans son recueil On Changing the World. Essays in Political Philosophy, from Karl Marx to Walter Benjamin, Humanities Press, Atlantic Higlands, 1993. Ce constat me paraît inspirer aussi la conclusion de l'étude d'Etienne Balibar, La philosophie de Marx, La Découverte, Paris, 1993. Je cite l'édition du Manifeste dirigée par François Châtelet, Livre de poche, pp. 5, 22. K. Marx, Le Capital, Editions sociales, Paris, vol. I. L'analyse la plus profonde et aiguë de la conception du progrès chez Marx se trouve à mon avis dans le recueil d'Ernest Mandel, Karl Marx. Die Aktualität seines Werkes, ISP Verlag, Frankfurt, 1983, pp. 77-79, 113, 122-123. MEW, Bd. 9, p. 226. «Les résultats éventuels de la domination britannique en Inde», Oeuvres choisies, vol. I, Editions du Progrès, Moscou, 1970, p. 519.

Auschwitz comme symbole

Différentes raisons font d'Auschwitz un symbole et un noeud problématique des crimes nazis. Il faut néanmoins préciser que l'usage courant de ce terme comme synthèse et métaphore de l'engrenage d'extermination est un phénomène relativement récent. A l'exception de quelques rares intellectuels - tout d'abord Theodor W. Adorno -, ils furent bien peu nombreux ceux qui, dès 1945, utilisèrent l'appellation allemande de cette petite ville polonaise (Oswjecim) pour définir la plus grande usine de mort jamais connue dans l'histoire. Juste après la guerre, lorsque la culture antifasciste apparaissait tout à fait hégémonique en France et dans plusieurs pays d'Europe occidentale, le symbole des crimes nazis était plutôt tiré des lieux privilégiés de la déportation politique, tels les camps de concentration de Dachau et Buchenwald. La place centrale d'Auschwitz dans la littérature sur l'univers concentrationnaire nazi commença à se frayer le chemin par la prise de conscience, dans le monde occidental, de la singularité historique de l'extermination des Juifs. Cette prise de conscience a engendré des néologismes désormais entrés dans toutes les langues : holocauste, un terme d'origine latine qui indique un sacrifice humain de purification par le feu, et shoah, « destruction » en hébreu. Quoique d'usage courant, grâce à son adoption massive par les médias (que l'on pense seulement à la série télévisée du même nom) et même par les catalogues des bibliothèques (notamment dans les pays anglophones), le mot holocauste a fait l'objet de controverses acharnées, à mon sens parfaitement légitimes, à cause de sa connotation religieuse qui tend implicitement à conférer une justification théologique à la tragédie juive. Le terme shoah a le mérite de définir l'essence de cet événement, qui tient à la spécificité des camps d'extermination, mais il s'est à son tour imprégné d'interprétations idéologiques, sinon de véritables spéculations politiques, à cause de l'usage instrumental que certains secteurs de l'establishment israélien font du génocide juif dans la perspective de leur propre auto-légitimation.

L'image la plus connue d'Auschwitz - les rails qui entrent à l'intérieur du camp enveloppé dans l'obscurité - ne peut qu'évoquer le souvenir des convois, provenant des quatre coins de l'Europe, chargés de Juifs déportés et destinés à la sélection pour les chambres à gaz. Nous ne pouvons plus penser à Auschwitz sans imaginer la fumée des crématoires, ce qui témoigne de la liaison indéracinable qui unira à jamais ce nom avec la destruction des Juifs d'Europe. Cela dit, Auschwitz a acquis aujourd'hui le statut d'un concept qui, au-delà de son épaisseur émotionnelle de douleur et de mémoire, synthétise, sur le plan historique, l'ensemble des crimes nazis, et, sur le plan éthique, tout au moins depuis les écrits de Karl Jaspers et Hannah Arendt, la « culpabilité », certes ni universelle ni indistincte, cependant bien réelle et impossible à refouler, d'une partie de l'Allemagne et de l'Europe pour les crimes du nazisme1.

Auschwitz est une définition plus pertinente que holocauste ou shoah pour définir le système de mort hitlérien, car elle reconnaît la spécificité du génocide juif sans l'isoler, en la reconduisant, en revanche, au contexte plus vaste qui fut celui de l'univers concentrationnaire nazi. Voici donc les raisons qui font de ce lieu un symbole, une métaphore et une synthèse : Auschwitz fut à la fois le plus grand camp de concentration et le plus grand camp d'extermination agissant sous le Troisième Reich ; par rapport à la multitude des camps nazis, là trouva la mort le plus grand nombre de victimes, non seulement juives mais aussi tziganes, russes, polonaises ou d'autres nationalités ; Auschwitz fut le principal lieu de mise en oeuvre de l'extermination raciale (entre un million et un million et demi de Juifs éliminés dans les chambres à gaz de Birkenau) et d'expérimentation de l'extermination par le travail (261 000 victimes sur 405 000 déportés). Autrement dit, Auschwitz fut un ensemble de camps qui se caractérisait autant comme centre de production que comme centre de mise à mort ; toutes les catégories de l'obsessionnelle classification nazie des ennemis et des Untermenschen y étaient représentées (des Juifs aux Tziganes, des témoins de Jéhovah aux homosexuels, des « asociaux » aux déportés politiques, des prisonniers de guerre aux simples « requis du travail » des pays occupés). En ce sens, Auschwitz constitue un authentique noeud problématique qui relie les camps de concentration et d'extermination à l'ensemble de la société allemande et à la domination nazie en Europe, qui permet de saisir les connexions entre pouvoir politique et déportation, entre industrie et extermination, et même les contradictions qui en découlaient entre les exigences militaires et productives d'une part et l'objectif de l'extermination de l'autre, entre la rationalité « administrative » du système et son irrationalité totale sur le plan social et humain. Enfin, comme il s'agissait d'un gigantesque complexe de camps, Auschwitz a laissé non seulement le plus grand nombre de victimes, mais aussi le plus grand nombre de témoignages (de Primo Levi à Charlotte Delbo, de Tadeusz Borowski à Jean Améry2).

Auschwitz et la Solution finale

Le camp d'Auschwitz fut créé en 1940 et entra en fonction en tant que Konzentrationszentrum (KZ) l'année suivante ; il fut l'un des premiers camps d'extermination à adopter le système de mise à mort par les chambres à gaz, au printemps 1942, et le dernier à mettre fin à ce rituel macabre, en novembre 1944. Le camp d'extermination proprement dit, Birkenau, était le plus grand des six centres où fut perpétré le génocide juif (les autres furent Chelmno, Belzec, Sobibor, Lublin-Majdanek et Treblinka). La création d'Auschwitz-Birkenau fut précédée par l'institution des camps de concentration, au départ réservés aux opposants politiques allemands, qui apparurent en Allemagne dès 1933 (Dachau) et se multiplièrent à partir de 1938 (Buchenwald, Mauthausen, Neuengamme, Flossenburg, etc.) pour s'étendre finalement sur l'ensemble des territoires occupés par le Reich allemand pendant la guerre. Qualitativement distincts des camps de concentration, les camps d'extermination en furent le prolongement et l'extension, un stade « supérieur » dans le déploiement de la machine de mort nazie, génétiquement relié aux différentes formes qui l'avaient précédé au sein de l'univers concentrationnaire. Ce saut qualitatif qui impliquait un changement de fonction des KZ, dont la finalité immédiate était désormais la production de la mort, fut déterminé par l'adaptation des structures concentrationnaires à l'impératif idéologique nazi de l'élimination des « races inférieures ». En ce sens, Auschwitz apparaît comme le symbole de l'imbrication entre la biologie raciale et l'évolution des techniques d'élimination de masse qui est à l'origine des camps d'extermination. Etudier la genèse d'Auschwitz signifie donc reparcourir les différentes étapes du processus qui a débouché sur la Solution finale de la « question juive » en Europe.

L'antisémitisme constituait, dans le cas de Hitler, une obsession qui remontait à ses années de jeunesse passées en Autriche, marquées par l'influence de la démagogie petite-bourgeoise du maire social-chrétien de Vienne, Karl Lueger, et par le nationalisme pangermaniste de Georg von Schönerer, deux courants qui imprégnaient tout le milieu culturel austro-allemand au tournant du siècle. Puisant à cette tradition raciste et antisémite, Hitler projetait contre les Juifs ses frustrations de jeune artiste sans avenir, aussi ambitieux que médiocre, dans un contexte intellectuel largement caractérisé, sinon dominé par la présence juive. Rien d'étonnant jusque là : un tel mécanisme psychologique était à l'époque extrêmement répandu dans plusieurs pays européens. Mais c'est dans l'Allemagne issue de la Première Guerre mondiale que le nationalisme völkisch et l'antisémitisme racial devinrent la base d'un mouvement politique de masse, d'abord confus et hétérogène, par la suite de plus en plus soudé autour du parti nazi, notamment après son étonnante percée électorale de 1930.

A partir de la prise du pouvoir par Hitler, l'antisémitisme nazi connut une radicalisation progressive. Au-delà de la vague répressive qui frappa inexorablement les militants et les intellectuels de gauche, deux catégories chez lesquelles la composante juive était particulièrement importante, les premières mesures discriminatoires contre les Juifs, concernant essentiellement les employés de la fonction publique et certaines professions libérales, furent adoptées dès le printemps 1933. Elles furent étendues deux ans plus tard grâce aux lois de Nuremberg, qui effaçaient complètement les acquis d'un siècle d'émancipation, et laissèrent finalement la place à une véritable politique de persécution à la suite de la vague de pogroms déchaînée en novembre 1938, pendant la tristement célèbre « nuit de cristal ». Déjà amorcées depuis quelques mois, les mesures d'« aryanisation » de l'économie allemande - autrement dit l'expropriation intensive des capitaux et des richesses juives - furent fortement accentuées par cet événement, véritable tournant de l'antisémitisme nazi. A un regard rétrospectif, les pogroms de 1938 apparaissent comme un test important sur la voie de la Solution finale, car ils vérifièrent pour la première fois à une vaste échelle la passivité générale de la société allemande, désormais « mise au pas », face à la persécution des Juifs. Hitler et l'élite nazie eurent alors l'intuition qu'une radicalisation était possible et qu'elle ne rencontrerait pas des entraves insurmontables.

En 1939, avec l'éclatement de la guerre et l'invasion de la Pologne, le régime national-socialiste amorça la déportation des Juifs vers les ghettos et les camps de concentration (conçus parallèlement au projet d'un transfert massif de populations de souche allemande vers les territoires de l'Est). A partir de l'agression contre l'Union soviétique, en août 1941, les nazis procédèrent à l'extermination, mise en oeuvre en deux étapes distinctes : d'abord, son exécution fut confiée aux Einsatzgruppen, les unités spéciales de la SS chargées de l'élimination des Juifs et des Commissaires politiques de l'Armée rouge dans les territoires occupés par la Wehrmacht ; dans une deuxième étape, amorcée au printemps 1942, entrèrent en fonction les camps d'extermination. C'est à partir de ce moment-là que Auschwitz joua un rôle essentiel dans le processus de destruction bureaucratique et industrielle de tout un peuple pour des raisons d'« hygiène raciale ».

Le résultat global de ce Vernichtungskampf furent entre cinq et six millions de victimes. Comme l'a rappelé Raul Hilberg, le principal historien de la Solution finale, l'extermination fut un processus marqué par une série d'étapes bien distinctes : il fallut d'abord définir les Juifs comme ennemis de la « race aryenne » par une nouvelle législation antisémite (1935) ; ensuite, ils furent expropriés et réduits à une condition de parias (1938) ; pendant une troisième phase, ils furent concentrés dans les ghettos et les camps d'Europe orientale, grâce à une politique de déportation menée dans tous les pays soumis au joug nazi (1940-1944) ; enfin, ils furent éliminés (1941-1944). L'extermination fut réalisée en deux étapes : d'abord par les « opérations mobiles de tuerie » des Einsatzgruppen, ensuite par des centres spécifiques de « mise à mort »3.

Il ne s'agissait pas d'un processus planifié, mais d'une série de mesures liées les unes aux autres comme les différents maillons d'une chaîne, engendrées par la radicalisation progressive de la politique et du système de domination nazis. Si la linéarité et la cohérence de ce processus apparaissent clairs à un regard rétrospectif, elles ne l'étaient pas toujours non seulement aux yeux des victimes mais aussi et surtout de ses concepteurs et exécuteurs. Tandis que la machine de la déportation et de la concentration commençait à se mettre en branle, la politique officielle du régime nazi privilégiait encore le choix de l'émigration juive, qui ne fut abandonné qu'en 1941, tout en gardant la vague perspective de créer un immense ghetto juif à Madagascar, à l'époque colonie française, où Hitler voulait concentrer quatre millions de Juifs.

Le génocide juif demeure absolument incompréhensible si l'on fait abstraction de l'histoire de l'antisémitisme moderne, avec ses spécificités en Europe centrale et notamment dans l'aire germanique. Cela revient à dire que l'extermination des Juifs fut, en dernière analyse, la conséquence d'une intention. La décision de l'Endlösung fut prise par Hitler (sans doute entre l'été et l'automne 1941, lorsqu'il mettait au point et déclenchait l'opération Barberousse sur le front oriental4) et réalisée dans les années suivantes grâce à un système technique et administratif qui ne pouvait pas être le fait d'une simple improvisation. Un examen un peu plus approfondi de la situation militaire et politique du régime nazi pendant la guerre révèle que l'extermination ne fut pas la solution la plus « commode » et la moins coûteuse pour résoudre le problème juif dans les territoires conquis en Pologne, en Ukraine, en Russie et dans les pays baltes, pour ne pas parler de l'Europe occidentale et des territoires les plus marginaux et éloignés de l'empire allemand, tels que la Grèce continentale ou l'île de Corfu. D'une part, la machine de déportation-concentration-extermination supposait une coordination et une organisation qui ne pouvaient absolument pas être improvisées ou découler de choix empiriques et contingents ; d'autre part, elle impliquait un déploiement de structures et de moyens qui se révélait très peu rationnel aussi bien sur le plan militaire que sur le plan économique. Déterminée par un impératif idéologique, cette politique faisait preuve, en dépit de la rationalité formelle (au sens wébérien) de ses différents segments bureaucratiques, administratifs et industriels, d'une « contre-rationalité » globale du système de pouvoir nazi5.

Cependant, une tentative d'explication du génocide juif ne peut pas s'arrêter là. Poussée à l'extrême, une telle approche intentionnaliste se réduirait à voir Auschwitz comme le simple produit de la psychopathologie hitlérienne. L'antisémitisme nazi a connu une évolution et surtout une radicalisation formidable pendant la guerre. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que, dans le programme de la NSDAP, l'antisémitisme (discriminatoire et non pas génocidaire) n'occupait pas une place centrale. Il faut aussi ajouter que, comme beaucoup d'historiens l'ont souligné, à la différence de Hitler et Alfred Rosenberg, hantés depuis toujours par la haine antijuive, la plupart des notables nazis n'avaient jamais fait preuve d'un antisémitisme virulent avant leur adhésion au mouvement nazi. Il est exclu, par exemple, que certains des principaux responsables de la Solution finale tels Himmler, Goering, Hess, Frank ou même Goebbels aient adhéré au mouvement national-socialiste par antisémitisme6. Le génocide ne fut donc pas un processus linéaire, ni la réalisation d'un projet déjà annoncé. La seule intention ne peut pas l'expliquer, au-delà du fait qu'elle était inégalement partagée au sein de la hiérarchie nazie. Comme l'a écrit Pierre Vidal-Naquet, « l'idéologie, si meurtrière soit-elle, ne suffit pas à rendre compte du passage à l'acte »7.

Il faut alors prendre en examen l'« engrenage », la machine complexe du pouvoir nazi avec toutes ses ramifications dans l'Europe occupée. Le génocide juif fut tout d'abord le produit de la guerre. Ce fut un événement absolument inconcevable en dehors du contexte social, politique, militaire et même psychologique créé par la guerre sur le front oriental. Seule la Deuxième Guerre mondiale permit à la haine viscérale de Hitler contre les Juifs et à son anticommunisme de se souder dans un combat total contre le « judéo-bolchévisme ». A partir de 1941, ce combat devint une guerre qualitativement différente, par son niveau de destruction et de violence, vis-à-vis de celle menée contre les puissances occidentales. Ce fut, selon Arno J. Mayer, une sorte de « croisade sécularisée » des temps modernes. Le but d'une telle « guerre totale » n'était pas que la défaite de l'Armée rouge, mais surtout la conquête du Lebensraum à l'Est et la défense de la « civilisation européenne » menacée par le bolchévisme juif. Le génocide s'inscrivait dans une guerre sanglante qui fit plusieurs dizaines de millions de victimes, pendant laquelle tout devint possible, même ce qui, jusqu'à la fin des années trente, apparaissait encore inimaginable : « L'opération Barberousse fut donc à la fois une gigantesque offensive militaire contre la Russie soviétique et une féroce croisade contre le "judéo-bolchévisme". Le judéocide fut étroitement lié à la campagne de l'Est. Ce fut la croisade inscrite au sein même de la guerre qui engendra la fureur destructrice si singulièrement fatale aux Juifs. »8

Dans cette perspective, l'extermination des Juifs représente le point d'arrivée d'une moderne Guerre de Trente ans, amorcée en 1914 par l'écroulement de l'ancien équilibre dynastique entre les grandes puissances européennes9. Outsiders de l'Occident moderne, les Juifs furent ainsi les victimes désignées de cette longue guerre civile européenne déclenchée dans les tranchées du premier conflit mondial et achevée dans les fours crématoires de Treblinka et Birkenau.

Sociologie d'Auschwitz

L'organisation de la machine meurtrière nazie représente une synthèse de structures industrielles, militaires et pénitentiaires de la société moderne, articulées en fonction d'un projet d'élimination raciale. La mort régnait dans un monde dont les éléments constitutifs - l'usine, la caserne, la prison - étaient familiers à toutes les sociétés occidentales. Après tout, ce n'est pas un hasard si Auschwitz était, à la fois, un camp de mise à mort et un camp de travail - Buna-Monowitz - où l'industrie chimique allemande IG-Farben avait installé ses ateliers de production10. Selon Raul Hilberg, « ce système fut perfectionné à un degré tel qu'il justifiait la description qu'en donnait un médecin SS : la chaîne (am laufenden Band) »11. Dans l'ensemble des camps d'Auschwitz, ces deux structures - productive et destructrice - étaient intégrées. Ce qu'on y célébrait c'était le triomphe de la mort réifiée.

Cette double fonction du Lager d'Auschwitz synthétise de façon emblématique une des contradictions majeures qui marquèrent tout le processus d'extermination des Juifs : le conflit quasi permanent, au sein des SS, entre les partisans d'une priorité absolue de l'extermination (H. Himmler, R. Heydrich) et les forces favorables à une plus large exploitation de la main d'oeuvre juive concentrée dans les camps (O. Pohl, du Bureau principal d'administration et d'économie, WVHA). Les camps d'extermination naquirent de la fusion de deux systèmes préexistants : les chambres à gaz, introduites pendant la campagne sur le front russe, qui étaient dans un premier temps mobiles, et les camps de concentration, qui étaient essentiellement conçus pour la déportation politique et pour l'exploitation de la force de travail représentée par les prisonniers de guerre. Contrôlés par le bureau économique de la SS, ces camps devinrent le principal terrain d'action de la politique d'extermination décidée par le ministère de l'Intérieur, par la Police et par les organes de la politique raciale. Le passage de l'exploitation à l'extermination ne fut pas automatique, ni sans solution de continuité. Toute la politique génocidaire se déroula dans le cadre de cette tension permanente entre productivité et anéantissement. Ces contradictions traversaient le Konzern IG-Farben lui-même, qui était intéressé à l'exploitation de la main d'oeuvre juive dans le cadre d'une « extermination par le travail » mais, en même temps, produisait le Zyklon B permettant le fonctionnement des chambres à gaz12. Si la voie qui menait à Auschwitz n'était pas linéaire mais sinueuse, caractérisée par des tendances divergeantes qui furent à terme surmontées par la soumission de l'intérêt économique à l'impératif de l'anéantissement, les procédés mis en oeuvre dans les camps d'extermination étaient parfaitement « rationnels » et scientifiques, autrement dit modernes. Auschwitz célébrait ce mariage si typique du XXe siècle entre la plus haute rationalité des moyens (le système des camps) et la plus complète irrationalité des fins (la destruction d'un peuple) ou, si l'on préfère, scellait, sous la forme d'une technologie destructrice, le divorce entre la science et l'éthique. Au fond, il y avait une homologie structurale remarquable entre le système de production et celui d'extermination qui coexistaient à Auschwitz. Ce dernier fonctionnait comme une usine productrice de mort13 : les Juifs en étaient la matière première et les moyens de production n'avaient rien de rudimentaire, au moins depuis le printemps 1942, lorsque les camions à gaz itinérants furent remplacés par des installations fixes incomparablement plus efficaces : les chambres à gaz. Ici, la mort était donnée par des émanations de Zyklon B, un type d'acide prussique spécialement préparé par IG-Farben, l'industrie chimique allemande la plus avancée. Les corps des victimes étaient ensuite brûlés dans les crématoires du camp, dont les cheminées rappelaient les formes architecturales les plus traditionnelles du paysage industriel. Tout ce qui pouvait être récupéré chez les victimes - autant leurs biens que certains éléments de leurs corps - était stocké dans des dépôts. C'est ainsi que, à la libération des camps, les alliés découvrirent des montagnes de cheveux, de dents, de chaussures, de lunettes, de valises, etc.

La mort réifiée exigeait un langage approprié, technique et froid, à la mesure d'un crime perpétré sans passion, sans déchaînement de haine mais avec la satisfaction d'accomplir une tâche et de bien exécuter un travail méthodique. Le génocide devenait l'Endlösung (Solution finale), les opérations de gazage des Sonderbehandlungen (traitements spéciaux), les chambres à gaz des Spezialeinrichtungen (installations spéciales), etc. Cette Amtsprache, ce langage codé, visait à camoufler le crime et, en même temps, en révélait un des traits majeurs : sa dimension bureaucratique, le maillon indispensable entre la violence routinisée et la mort réifiée.

Les autorités qui géraient les camps étaient, dans la majorité des cas, des bureaucrates, des exécuteurs zélés et disciplinés, incarnation, tel Adolf Eichmann, de la « banalité du mal ». Dans son testament, rédigé dans une cellule de Cracovie en février 1947, le commandant d'Auschwitz, Rudolf Hoess, comptable macabre d'une gigantesque usine de mort, brossait ainsi son autoportrait : « J'étais un engrenage inconscient de l'immense machine d'extermination du Troisième Reich. »14

Auschwitz et la modernité

Les recherches plus récentes sur le système concentrationnaire nazi et sur le génocide juif soulignent les racines profondes d'Auschwitz au sein de la société du XXe siècle, pour y voir un test des possibilités occultes de la société moderne. Selon Zygmunt Bauman, Auschwitz « fut pensé et réalisé dans le cadre de notre civilisation, à l'apogée de son développement culturel et humain, c'est pourquoi il s'agit d'un problème de cette société, de cette civilisation et de cette culture »15. La modernité d'Auschwitz ne tient pas exclusivement aux usines de la mort, mais aussi à son arrière-plan culturel, façonné par une rationalité bureaucratique qui postule une gestion administrative sans aucune interférence d'ordre éthique. A la monopolisation étatique et à la rationalisation de la violence s'ajoute une production adéquate d'indifférence morale, celle, pour donner un exemple, des fonctionnaires qui géraient méticuleusement l'organisation des liaisons ferroviaires du Reich sans jamais se poser la question de savoir ce que transportaient les trains dirigés à Auschwitz, Treblinka et Sobibor, ni quel était le sort de leurs passagers.

Ce jugement a été repris par Wolfgang Sofsky : « Le camp de concentration s'inscrit dans l'histoire de la société moderne. Sur les champs de bataille des guerres de masse, on a expérimenté la puissance d'extermination de la technique moderne ; dans les abattoirs des camps de concentration, le pouvoir destructeur de l'organisation moderne. »16

Selon Ernest Mandel, qui a inscrit son analyse du génocide juif dans une interprétation globale de la Seconde Guerre mondiale, « affirmer que le germe de l'holocauste se trouve dans le racisme extrême du colonialisme et de l'impérialisme ne signifie pas qu'il devait produire inévitablement et automatiquement la maladie dans sa forme la pire. Pour cela, la haine raciale devait se combiner à la rationalité partielle et meurtrière du système industriel moderne17. »

La singularité historique du génocide juif ne réside cependant pas dans le système concentrationnaire mais plutôt dans l'extermination raciale, une véritable rupture de civilisation qui a brisé un tissu de solidarité humaine élémentaire sur lequel se fondait jusqu'à présent l'existence de l'humanité sur cette planète18.

Auschwitz fut engendré par la fusion de la biologie raciale avec la technique et les forces de destruction dont disposent les sociétés industrielles modernes19. Ce génocide historiquement singulier - unicum dans le parcours d'une civilisation déjà contaminée par les massacres et les violences, jusqu'à de véritables génocides (des Aztèques au Rwanda) - est né de la rencontre fatale de l'antisémitisme moderne avec le fascisme, deux pôles obscurs et sinistres de la modernité qui trouvèrent une synthèse en Allemagne mais qui, pris séparément, étaient déjà largement répandus dans l'Europe de l'entre-deux-guerres. En ce sens, beaucoup plus qu'une spécificité allemande, Auschwitz constitue une tragédie dont les racines plongent dans la situation de l'Europe du XXe siècle.

L'antisémitisme a souvent pris la forme d'une réaction conservatrice contre la société moderne, comme ce fut le cas dans la Russie des Tsars et aussi, à plusieurs égards, dans l'Allemagne de Hitler, dont la Weltanschauung visait ouvertement à effacer au moins un aspect du monde moderne issu de la Révolution française : l'héritage des Lumières et du rationalisme humaniste. Mais cette bataille était menée au nom et par les moyens de la modernité technologique et industrielle la plus avancée. Le national-socialisme avait reçu en legs de la « Révolution conservatrice » un mélange sui generis d'archaïsme et de modernité, de mythologies teutoniques et de culte de la technique, auquel il avait ajouté un racisme de souche biologique qui puisait ses racines à la tradition du socialdarwinisme et qui se réclamait de la science. Auschwitz a été souvent interprété comme une rechute de la société dans la barbarie, à partir d'une vision naïve et positive, sinon positiviste, de l'histoire, dominée depuis deux siècles par l'idée de Progrès. Or, une telle vision se révèle incapable de saisir la dimension moderne de cette forme de barbarie, produit du développement de la science et de la technique en tant qu'instruments de mort. Les camps d'extermination ne représentent pas une régression de la société vers la barbarie du passé, mais un phénomène historique radicalement nouveau20. Non pas le débouché naturel et inévitable de la modernité, mais certes l'une de ses issues possibles dans le cadre des rapports sociaux actuels.

Si le génocide juif doit être perçu, sur le plan historique, comme l'aboutissement d'une longue chaîne de persécutions, il serait cependant trop simpliste de l'interpréter comme le débouché inévitable et naturel d'une judéophobie éternelle. D'une part, l'antisémitisme moderne marquait un tournant qualitatif par rapport à l'hostilité chrétienne traditionnelle à l'égard des Juifs et, d'autre part, la Solution finale représentait un saut qualitatif et une rupture dans l'histoire de l'antisémitisme lui-même. Ce dernier remplissait une fonction bien précise en faisant des Juifs le bouc émissaire des tensions et des conflits sociaux. Pour jouer ce rôle, les Juifs devaient subsister. Les camps d'extermination, en revanche, rompaient avec toute forme de rationalité sociale ou économique, marquaient un hiatus anthropologique par rapport à la perception antisémite traditionnelle des Juifs comme minorité étrangère, dangereuse et hostile. Ils exprimaient une autre forme de « rationalité » : Auschwitz apparaît comme la concrétisation de ce que Horkheimer et Adorno ont qualifié, dans le sillage de Max Weber, de « raison instrumentale » du capitalisme moderne, une rationalité calculatrice, oublieuse de l'Homme et exclusivement finalisée vers la domination.

Auschwitz ne doit pas représenter seulement l'occasion de remémorer un deuil du passé, que l'écoulement d'un temps « homogène et vide » (Walter Benjamin) engloutira et que l'humanité classera dans ses archives et peut-être, un jour, oubliera. Auschwitz doit constituer une interrogation permanente sur notre civilisation et sur le monde dans lequel nous vivons, les mêmes qui ont engendré l'horreur des chambres à gaz. « Plus jamais Auschwitz » : voilà, dans l'esprit d'Adorno, l'impératif catégorique auquel devraient s'astreindre les générations de l'après-guerre21. Traduit dans l'action concrète, cet impératif signifie aujourd'hui plus jamais Mölln, plus jamais Sarajevo, plus jamais Kigali.

Relire Marx après Auschwitz

Relire Marx après la catastrophe, à la lumière noire d'Auschwitz, ce n'est pas une tâche inutile, car les chambres à gaz interpellent aussi la tradition de pensée dont il a été le fondateur. Auschwitz questionne certains paradigmes de cette tradition, parfois inscrits dans les textes de Marx lui-même, parfois construits et développés à partir des apories de son oeuvre. Auschwitz questionne le marxisme, dans ses différents courants, parce que, pendant de longues décennies, ce dernier a été incapable d'en voir le « trou noir » (P. Levi), d'en reconnaître toute la portée, de saisir son caractère de tournant et de rupture anthropologique dans l'histoire. La vulgata marxiste a perçu les camps d'extermination comme une manifestation parmi d'autres, sans qualité, du « capitalisme monopoliste » et de la « décadence impérialiste ». La vision du génocide juif comme expression extrême du racisme moderne a été beaucoup plus souvent une formule rhétorique qu'une interrogation féconde et novatrice sur le statut des mentalités et des idéologies racistes dans l'histoire du monde occidental. Aucun marxiste, dans l'après-guerre, au moins jusqu'à une époque récente, n'a consacré à ces problèmes une étude aussi profonde et éclairante que les deux premières parties de Les Origines du totalitarisme de Hannah Arendt. Ce silence n'a pas été la manière la plus digne, ni la plus fructueuse, de rendre hommage aux militants et aux intellectuels marxistes - ils se comptent par milliers - qui ont laissé leurs vies dans les camps de concentration et d'extermination du Reich hitlérien.

L'univers concentrationnaire nazi a été souvent évoqué afin de confirmer l'alternative classique face à laquelle, selon Rosa Luxemburg, était placée l'Europe au début de la Première Guerre mondiale : socialisme ou barbarie22. Si l'intuition de Rosa était fulgurante, la répétition rituelle de ce slogan en a fait une sorte d'écran évasif et déroutant. On agitait le spectre d'un déclin de la civilisation, sans se rendre compte que Auschwitz c'était la barbarie. A quelques exceptions près - de Georges Sorel à Walter Benjamin - les marxistes avaient pensé le déclin de l'humanité sous la forme d'une régression, d'un retour à des formes sociales prémodernes, voire primitives, ce qui les laissait désemparés, déroutés et parfois aveugles devant le fait inattendu de l'émergence d'une « barbarie » moderne, nouvelle, qui s'appuyait sur les tendances fondamentales du développement historique au lieu de les récuser ou les renverser. Autrement dit, une barbarie technique et industrielle, organisée et dirigée par sa propre rationalité instrumentale. Le seul parallèle que l'on pourrait légitimement instaurer entre le génocide juif et le Moyen Age réside dans l'esprit de Croisade, remarquablement analysé par Arno J. Mayer, qui inspirait les concepteurs de la Solution finale23. Les « barbares » (étrangers) qui se laissèrent christianiser en quelques générations n'avaient rien à partager avec la Weltanschauung national-socialiste.

Certes, on pouvait voir les camps d'extermination comme l'aboutissement d'un long processus de « destruction de la Raison » (G. Lukacs) - la Raison humaniste héritée des Lumières -, mais leur structure, au carrefour de plusieurs expériences et institutions modernes (la caserne, le pénitencier, l'abattoir, l'usine et l'administration bureaucratico-rationnelle) et leur idéologie (la biologie raciale) demeuraient le produit d'un parcours historique de l'Europe étalé sur plusieurs siècles, dont la ligne générale avait traditionnellement été interprétée comme une marche en avant de l'humanité vers le Progrès. Ce parcours se révélait maintenant comme l'antichambre de l'Enfer, sans laquelle Auschwitz serait absolument inconcevable, sinon sous la forme, intellectuellement inacceptable, d'un déraillement soudain et inexplicable de l'histoire.

Le marxisme « scientifique » - celui qui fut canonisé en idéologie officielle de la Deuxième et de la Troisième Internationales et codifié sur le plan théorique par Kautsky et Plekhanov, Lénine et Boukharine - n'avait jamais conçu le socialisme comme une rupture profonde et radicale avec la civilisation bourgeoise. Par les représentants de cette tradition, la suppression du capitalisme était vue comme la fin de l'exploitation, rendue possible par la socialisation de l'économie, mais certes pas comme une remise en cause radicale du type de développement connu par l'Europe et le monde occidental depuis la révolution industrielle. L'idée de mettre fin à une telle évolution n'avait jamais effleuré les esprits des socialistes d'avant la Première Guerre mondiale, de Jean Jaurès à August Bebel, de Filippo Turati à Victor Adler. Remplacer la loi du profit par les besoins de l'humanité (une « humanité » souvent réduite à la seule classe ouvrière mâle) ne signifiait absolument pas, pour eux, bouleverser les fondements d'une société identifiée à l'industrie, à la technique, à la science et au Progrès.

Plekhanov attribuait au socialisme, en Russie, la tâche d'achever l'oeuvre amorcée par Pierre le Grand, celle de moderniser la Russie. Les bolchéviques ne s'éloignèrent guère de cette conception. Pour Lénine, pourfendeur du « romantisme économique » des populistes, le socialisme c'était « les soviets plus l'électrification ». Si on ne peut certes pas lui attribuer la responsabilité des crimes de Staline, il n'est pas difficile de déceler dans ses écrits une vision de la transition au socialisme comme un processus d'industrialisation où la priorité réside dans la planification du développement des forces de production. Preobrajenski avait forgé, à ce propos, le concept d'« accumulation socialiste primitive ». Il s'agissait sans aucun doute de la réponse à une situation concrète littéralement catastrophique, qui plaçait les révolutionnaires devant la tâche de reconstruire l'économie d'un pays en ruines, ravagé par un conflit mondial et par une guerre civile. Reste le fait que cette priorité impérieuse a complètement obnubilé la dimension utopique du projet socialiste. Bref, il était évident pour eux tous que, loin de renverser la civilisation bourgeoise, le socialisme l'aurait accomplie en la « dépassant », en réalisant ainsi toutes ses potentialités. Ils oubliaient ainsi Marx, pour lequel les socialistes russes auraient dû s'inspirer de la communauté paysanne slave (obcijna) plutôt que de l'industrie anglaise24.

Depuis Rousseau, Fourier et Marx, la critique de la civilisation avait été mise entre parenthèses ; désormais, le prolétariat devait poursuivre le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie, en reprenant le drapeau qu'elle avait trahi ou abandonné. Les représentants « hérétiques » du marxisme classique, de Rosa Luxemburg à Gramsci et Trotsky, s'éloignèrent de ce paradigme sans jamais parvenir à l'abandonner complètement. Ils critiquaient le fatalisme optimiste et l'évolutionnisme de Kautsky, mais leur approche théorique restait marquée par une forte tendance productiviste. Leur rupture fut donc inachevée. Si leur cosmopolitisme tenait, très souvent, à leur judéité, le prix qu'ils payèrent pour s'arracher à leurs origines russes et polonaises fut celui d'un occidentalisme extrême qui les poussait à voir l'ensemble du monde non occidental (à partir de l'Europe à l'est de Berlin) exclusivement sous le signe de l'arriération25. De plus en plus imprégnée de positivisme et d'évolutionnisme, la pensée marxiste laissait ainsi à la droite romantique et conservatrice le monopole de la critique de la civilisation, qui trouvera son propagandiste en Oswald Spengler et son philosophe le plus profond en Martin Heidegger (certains marxistes parmi les plus originaux de l'après-guerre furent ses élèves).

Avec l'idée de Progrès, Auschwitz a définitivement balayé la conception du socialisme comme issue naturelle, automatique et inéluctable de l'histoire. Le défi d'Auschwitz au marxisme est donc double : il s'agit, d'une part, de repenser l'histoire sous le signe de la catastrophe, du point de vue des vaincus, et, d'autre part, de repenser le socialisme comme civilisation radicalement autre, non plus fondée sur le paradigme du développement aveugle des forces productives et de la domination de la nature par la technique, mais sur une nouvelle qualité de la vie, sur une nouvelle hiérarchie de valeurs, sur un rapport différent avec la nature, sur des relations égalitaires entre les sexes, les nations et les « races », sur des relations sociales de fraternité et de solidarité entre les peuples et les continents. Cela signifie renverser la ligne de marche suivie par le monde occidental depuis au moins la fin du XVe siècle, donc abandonner l'optimisme naïf d'une pensée qui se voulait l'expression consciente du « sens de l'histoire » et d'un mouvement qui croyait « nager avec le courant » ; cela veut dire aussi redonner à l'idée de socialisme sa dimension utopique.

Cette tentative de repenser le marxisme à la lumière d'Auschwitz a été amorcée, de façon limitée et incomplète, par Adorno et Horkheimer, vers la fin de la guerre, dans La dialectique de la Raison. Elle sera reprise, à partir des années cinquante, par l'oeuvre multiforme de Herbert Marcuse, notamment dans Eros et civilisation (1954) et dans L'Homme unidimensionnel (1960), de même que par Günther Anders, l'auteur de Die Antiquiertheit des Menschen (1956 et 1980), le seul intellectuel marxiste qui ait placé Auschwitz et Hiroshima au centre de sa réflexion philosophique26. Mais surtout, elle fut anticipée, dès les années trente, par Walter Benjamin, qui se proposait d'élaborer « un matérialisme historique qui ait annihilé en lui l'idée de progrès »27. Au lieu de jouer le rôle, selon l'image canonique, d'une « locomotive de l'histoire », la révolution devait agir, selon Benjamin, comme un « frein d'alarme » qui arrêterait le train dans sa course folle vers la catastrophe28. Pendant la période de l'entre-deux-guerres, Benjamin fut l'un des premiers à saisir la régression sociale inscrite dans le progrès économique et technique réalisé sous le capitalisme et à concevoir le socialisme non plus comme un paradis d'abondance, mais plutôt comme la recréation, contre la civilisation bourgeoise (et bien que sur la base de ses acquis matériels), de certaines formes communautaires du passé, fondées sur des relations sociales harmonieuses des hommes avec eux-mêmes et avec la nature. Beaucoup plus que réaliser un rêve d'avenir, le socialisme devait racheter le passé, répondre à une promesse de rédemption encore inassouvie, réparer une injustice, sauver de l'oubli les vaincus29.

Ces deux visions de l'histoire et du socialisme, bref, ces deux interprétations du marxisme représentées respectivement par Karl Kautsky et par Walter Benjamin, aujourd'hui antagonistes, coexistent, de façon embryonnaire, dans l'oeuvre de Marx30. Elles s'inscrivent dans les contradictions d'une oeuvre extrêmement riche qui témoigne d'une pensée vivante et créatrice, ouverte, inachevée, souvent tâtonnante… Reparcourir l'histoire du marxisme à la lumière d'Auschwitz signifie alors détecter les voies différentes ouvertes par les écrits de pionnier de Marx, pour y distinguer (et séparer) deux tendances : d'une part, l'intuition fulgurante des « Thèses sur Feuerbach » (interpréter le monde pour le transformer) et d'autres écrits comme le Manifeste (l'auto-émancipation des opprimés) ou le Capital (la théorie de la réification et de la plus-value) ; d'autre part, l'approche positiviste contenue dans la préface à Pour la critique de l'économie politique et dans plusieurs écrits d'Engels, de l'Antidühring à la Dialectique de la nature (le déterminisme économique, la vision évolutionniste et normative des étapes du développement historique).

Les apories de cette critique de la société bourgeoise apparaissent déjà dans les premières pages du Manifeste communiste. Ici, Marx et Engels ne craignaient pas de passer pour des apologistes du capitalisme, en exaltant le « rôle révolutionnaire décisif » joué par la bourgeoisie dans l'histoire : « Elle a réalisé bien d'autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs romains, et les cathédrales gothiques, elle a conduit bien d'autres expéditions que les grands invasions et les croisades. » Mais, non sans quelques affinités avec certains écrits de Max Weber, cette analyse connaissait subitement, sous la plume de Marx, un authentique renversement dialectique. Une fois arrivée au pouvoir, la bourgeoisie « a noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de la piété exaltée et de l'enthousiasme chevaleresque », en détruisant toutes les valeurs anciennes qui, pendant des siècles, avaient constitué le patrimoine culturel et spirituel de la communauté humaine.

Pour Marx, le monde « désenchanté », rationalisé et mécanisé de la civilisation bourgeoise est un monde sans âme, où l'humanité a perdu sa place et ses droits. Ce nouveau système de valeurs, fondé sur la réification universelle, sur la transformation de toute relation humaine en relation marchande - un thème qui sera au centre des Manuscrits économico-philosophiques et du premier livre du Capital - était engendré par le capitalisme et façonnait toute la société bourgeoise. Mais revenons au Manifeste communiste. Ce texte fondateur s'ouvre par la description d'un scénario apocalyptique devant lequel le capitalisme avait placé l'humanité : « une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou l'ané antissement des deux classes en lutte ». Dans les pages suivantes, en revanche, Marx et Engels évoquent la métaphore positiviste de la « roue de l'histoire » et présentent le socialisme comme l'aboutissement naturel de l'évolution humaine, dont l'avènement correspondrait à une sorte de loi de l'histoire : avec le développement de la grande industrie, la bourgeoisie produit « ses propres fossoyeurs » ; par conséquent, « sa chute et la victoire du prolétariat sont également inéluctables »31.

Chez Marx, un regard admiratif (frôlant parfois l'enthousiasme) envers le capitalisme en tant que mode de production générateur d'une gigantesque croissance économique et d'un bouleversement constant des formes sociales traditionnelles, s'accompagne d'une critique impitoyable de toutes les formes d'oppression et d'exploitation découlant de son extension et de son développement. Les pages du premier livre du Capital consacrées aux conséquences de la révolution industrielle sur la vie des ouvriers, et surtout des enfants, en sont un témoignage éloquent. S'il n'hésitait pas à attribuer au capitalisme du XIXe siècle, et donc au colonialisme, comme le prouvent plusieurs de ses écrits, une « mission civilisatrice », il le présentait, en même temps, comme un système qui « transforme chaque progrès économique en une calamité sociale »32. Dans un article célèbre sur les résultats de la domination britannique en Inde, il comparait le « progrès » à « une horrible idole païenne, qui boit son nectar seulement dans les os de ses victimes »33.

Marx concevait le développement du capitalisme comme un processus dialectique dans lequel la « mission civilisatrice » (la croissance des forces productives) et la « régression sociale » (l'oppression de classe, nationale, etc.) étaient indissociables. Cette dichotomie était destinée, à ses yeux, à s'approfondir, jusqu'à déboucher sur une rupture révolutionnaire. Le XXe siècle montrera, en revanche, que cette dialectique pouvait aussi prendre un caractère négatif : au lieu de briser la cage de fer des rapports sociaux capitalistes, la croissance des forces productives et le progrès technique deviendront la base des Behemoths totalitaires modernes, tels que le fascisme, le national-socialisme et, sous une autre forme, le stalinisme. Aujourd'hui, après Auschwitz, Hiroshima et la Kolyma, l'alternative n'est plus entre le socialisme et le déclin de l'humanité, mais plutôt entre un socialisme conçu comme une nouvelle civilisation et la destruction de l'humanité.

Je propose donc d'assumer Auschwitz comme un paradigme. Auschwitz nous oblige à une relecture critique de Marx et à une distinction qualitative entre les différentes traditions théoriques que son oeuvre fondatrice a engendrées. En même temps, le marxisme ne pourra pas se renouveler s'il se révèle incapable de penser Auschwitz, la barbarie moderne. Désormais, il nous faudra apprendre à ne plus considérer le seul Marx, selon une célèbre formule de Sartre, mais aussi Auschwitz, comme l'horizon indépassable de notre époque.

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