© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Un Eichmann de papier (1980) - Anatomie d'un mensonge (10)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

10. Vivre avec Faurisson

Il n'est pas facile de conclure. Si l'entreprise « révisionniste » en général, celle de Faurisson en particulier, relève de l'imposture, de l'apologie du crime par dissimulation du crime, on n'a pas encore fini de l'expliquer en établissant l'imposture. D'abord parce qu'aucune démonstration, si rigoureuse soit-elle, ne convainc entièrement tout le monde (il y a encore des antidreyfusards), ensuite parce qu'il nous faut nous interroger sur la signification du phénomène et son explosion en France à la fin de 1978 et en 1979. Seuls, à vrai dire, s'en étonneront tout à fait ceux qui n'auront pas compris ce que signifiait le battage autour d'Holocauste, dernière étape de la transformation d'Auschwitz en marchandise[117]. Qu'il soit possible de faire autre chose et mieux, voilà qui n'est pas douteux. Il y a encore des enquêtes à mener, des hommes à interroger, et je souhaite que le film de Claude Lanzmann soit à la hauteur de son immense sujet [118]. Mais là n'est pas la question, car nous assistons en tout état de cause à la transformation de la mémoire en histoire, et, comme le disait un film de Resnais et Jorge Semprun, « la guerre est finie ». Ma génération, celle des hommes de cinquante ans, est à peu près la dernière pour qui le crime hitlérien reste encore un souvenir. Qu'il faille lutter contre la disparition ou, pire encore, l'avilissement du souvenir me paraît évident. Ni la prescription ni le pardon ne me paraissent concevables. Imagine-t-on le Dr Mengele visitant le musée d'Auschwitz ou présentant sa carte au Centre de documentation juive contemporaine? Mais cette mémoire qui est notre mémoire, qui n'est pas la mémoire de tous, qu'allons-nous en faire? Les poursuites contre les survivants du crime me paraissent à la fois nécessaires et dérisoires. Tant de crimes se sont accumulés depuis ! Il n'y a pas véritablement de commune mesure entre les crimes de la France en Algérie, de l'Amérique au Vietnam et les génocides réels, celui des Arméniens, des Juifs, des Tsiganes, des Khmers, des Tutsis du Rwanda ; mais, pour me borner au cas français, si MM. Lacoste, Papon, Massu, Bigeard sont de tout petits criminels à côté d'Eichmann, ils ne sont pas des criminels de papier. Les Israéliens ont tué Eichmann et ils ont bien fait, mais, dans notre société de spectacle et de représentation, que faire d'un Eichmann de papier ?

Il ne m'est pas aisé de m'expliquer sur ce point. J'ai grandi avec une haute, certains diront peut-être avec une mégalomaniaque conception du travail de l'historien. J'ai été élevé ainsi, et c'est pendant la guerre que mon père me fit lire le célèbre article de Chateaubriand, dans le Mercure du 4 juillet 1807 : « Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. » Je crois toujours à la nécessité de la mémoire et j'essaie à ma façon d'être un homme-mémoire, mais je ne crois plus que l'historien soit chargé de la vengeance des peuples. Que la guerre soit finie, que la tragédie soit, en quelque sorte, laïcisée, c'est ce qu'il faut bien admettre, même si cela entraîne pour nous, je veux dire pour nous les Juifs, la perte de cette sorte de privilège de la parole qui a été dans une large mesure le nôtre, depuis que l'Europe a découvert le grand massacre. Et cela n'est pas en soi mauvais, car s'il y a quelque chose d'insupportable c'est bien la pose de certains personnages qui, drapés dans le grand cordon de l'extermination majeure, croient échapper ainsi aux communes petitesses, aux communes lâchetés qui sont le lot de l'humaine condition.

Certains ont pris, pour des raisons de principe, la défense de Faurisson. Une pétition qui a reçu, à l'étranger, plusieurs centaines de signatures, avec, « parmi les premières », celles de Noam Chomsky et d'Alfred Lilienthal, a protesté contre le sort fait à Faurisson comme s'il avait été interrompu par la persécution en pleine enquête historique : « Since 1974 he has been conducting extensive independent historical research into the "Holocaust" question. » (« Depuis 1974 il a entrepris une enquête historique indépendante et approfondie sur la question de l'"holocauste". »). Après quoi on lui aurait refusé l'accès aux bibliothèques publiques et aux archives. Le scandaleux dans cette pétition est qu'elle ne se demande à aucun moment si Faurisson dit le vrai ou le faux, qu'elle présente même ses « conclusions » (« findings ») comme le résultat d'une enquête « historique », c'est- à-dire qui cherche le vrai. Certes, on peut soutenir que chacun a droit au mensonge et au faux, et que la liberté individuelle comporte ce droit, qui est reconnu, dans la tradition libérale française, à l'accusé pour sa défense. Mais le droit que le faussaire peut revendiquer ne doit pas lui être concédé au nom de la vérité.

Quant aux « interdits » dont Faurisson a été victime : que le personnel du Centre de documentation juive contemporaine, mis en cause dans son activité fondamentale, celui de la mémoire du crime, ait après des années de longanimité, refusé de servir Faurisson me paraît hautement normal. Mais peut-on aller plus loin ? Ni l'illusion, ni l'imposture, ni le mensonge ne sont étrangers dans la vie universitaire et scientifique. Quelle extraordinaire anthologie ne pourrait-on pas faire de l'URSS stalinienne comme lieu où la contradiction avait disparu, sous la plume d'historiens et de géographes de profession, et dont certains de surcroît ne furent pas des maîtres médiocres ? Il y a dans la façon dont a été traitée, dans l'Université et hors de l'Université, l'affaire Faurisson quelque chose de mesquin et de bas. Que l'Université ait prétendu qu'il n'a rien publié - si vraiment elle a prétendu cela et a été suivie par le Conseil d'État[119] - me paraît lamentable. Les publications de Faurisson sont ce qu'elles sont - essayez donc de lire Nerval dans la « traduction » de Faurisson[120] -, mais elles existent et se situent dans l'ordre universitaire. Personne n'est obligé de lui adresser la parole.

Vivre avec Faurisson ? Toute autre attitude supposerait que nous imposions la vérité historique comme la vérité légale, ce qui est une attitude dangereuse et susceptible d'autres champs d'application. Chacun peut rêver d'une société où les Faurisson seraient impensables, et même essayer de travailler à sa réalisation, mais ils existent comme le mal existe, autour de nous, et en nous. Soyons encore heureux si, dans cette grisaille qui est la nôtre, nous pouvons engranger quelques parcelles de vérité, éprouver quelques fragments de satisfaction.

Juin 1980, revu en mai 1987.

(Annexe)
(Sommaire)

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