© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Un Eichmann de papier (1980) - Anatomie d'un mensonge (3)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

3. De l'histoire et de sa révision

A peine la guerre était-elle terminée que la travail historique sur l'univers concentrationnaire commençait: travail modeste de détail, travail d'ensemble auquel quelques noms bien connus sont attachés: Gérald Ritlinger, Martin Broszat, Raul Hilberg, Léon Poliakov, Olga Wormser-Migot, quelques autres encore. Travail difficile parce qu'il implique à la fois la connaissance er l'expérience. Michel de Boüard, historien et ancien déproté, concluait ainsi son admirable esquisee sur Mauthausen[21]: «Quand auront disparu les survivants de la déportation, les archivistes de l'avenir tiendront peut-être en main quelques papiers aujourd'hui cachés; mais la principale source leur fera défaut: je veux dire la mémoire vivante des témoins.» De grands livres sur la déprotation ont été écrits par des déportés: David Rousset, Eugen Kogon, Germaine Tillion. Un livre comme Le Mensonge d'Ulysse de Paul Rassinier doit être mentionné ici: excellent comme témoignage de l'auteur sur ce qu'il a vécu, intéressant quand il critique les autres témoins de Buchenwald et de Dora et met en lumière les responsables de l'appareil politique dirigé principalement par les déportés communistes, il deveitn franchement absurde et haineux, dès lors qu'il traite de ce qu'il n'a aucunement connu: les camps d'extermination et principalement Auschwtiz. Telle qu'elle a été écrite cette histoire a, sinon un sens, du moins du sens. Elle a ses zones opaques et aussi sa logique progressive[22]: «euthanasie» (en partie par les gaz) des malades mentaux, en 1939-1941, extermination, par les Einsatzgruppen, des Juifs (hommes, femmes et enfants) et des «commissaires» communistes en 1941-1942, en URSS occupée, organisation puis rationalisation de l'extermination par les gaz(l'oxyde de carbone, d'abrod, le Zyklon B ensuite) des Juifs, des Tsiganes, de certains groupes de prisonniers soviétiques, dans les centres spécialisés de la Pologne et puis pour l'essentiel, à Auschwitz, arrêt de la politique d'extermination des Juifs sur l'ordre d'Himmler à la fin d'octobre 1944, mais utilisation de certaines techniques d'extermination dans les camps d'Autriche, d'Allemagne, d'Alsace (petites chambres à gaz de Mauthausen, de Ravensbrück et du Struthof)[23].

Cette histoire a, bien entendu, comme tous les récits historiques besoin d'être critiquée. La critique peut et doit être menée à plusieurs niveaux. D'abrod, toute une sous-littérature qui représente une forme proprement immonde d'appel à la consommation et au sadisme doit être impitoyablement dénoncée[24]. Est à éliminer aussi ce qui reléve du fantasme et de la propagande. La tâche n'est pas toujours facile, car et le fantasme et la propagande prennent largement appui sur la réalité. Mais il existe des exemples clairs, ainsi celui qui a échappé à l'ardeur des révisionnistes, d'un théologien protestant, Charles Hauter, qui fut déproté à Buchenwald, ne vit jamais de chambres à gaz, et qui délira à leur propos: «Le machinisme abondait littéralement quand il s'agissait de l'extermination. Celle-ci, devant se faire vite, exigeait une industrialisation spéciale. Les chambres à gaz répondaient à ce besoin de façon fort diverse. Certaines, d'un goût raffiné, étaient soutenues par des piliers à matière poreuse, à l'intérieur desquels le gaz se formait pour traverser ensuite les parois. D'autres étaient de structure plus simple. Mais toutes présentaient un aspect somptueux. Il était facile de voir que les architectes les avaient conçues avec plaisir, en y arrêtant longuement leur attention, en apportant les ressources de leur sens esthétique. C'étaient les seules parties du camp vraiment construites avec amour[25].» Côté propagande, on mentionnera le reportage du journaliste soviétique V. Grossmann sur Treblinka[26] où tout est déformé et monstrueusement exagéré, depuis le nombre des victimes qui est multiplié par plus de trois (de 900 000 environ à 3 000 000) jusqu'au techniques utilisées pour donner la mort.

Il va sans dire que les témoignages et les documents- quoi qu'on lise chez Faurisson (Vérité..., p. 210, n. 45), les archives du IIIe Reich sont accessibles aux chercheurs, ce que ne sont pas les archives françaises ou soviétiques- doivent être critiqués (ils le sont en fait déjà et il est vrai qu'il y en a de parfaitement fabulateurs) par des méthodes éprouvées depuis des siècles. Cela signifie, bien sûr, qu'il n'y a en l'espèce rien d'intouchable. Le chiffre de six millions de Juifs assassinés qui provient de Nuremberg n'a rien de sacré ni de définitif et beaucoup d'historiens aboutissent à un chiffre un peu inférieur[27]. De même S. Klarsfeld, par le travail minutieux qui caractérise son Mémorial, a abaissé de plus de 40 000 le chiffre donné d'habitude pour la déportation des Juifs de France (de 120 000 à un peu plus de 76 000)[28]. Qui n'approuverait de telles recherches, qui ne souhaiterait que thèses et travaux d'enquête se multiplient, ce qui n'est pas le cas[29]?

Enfin il est clair que ce meurtre de masse doit être replacé dans les ensembles dont il fait partie: l'ensemble de la politique hitlérienne d'abord. (Encore ne faut-il comparer que ce qui est comparable: au génocide des Juifs ne fait «pendant» que celui des Tsiganes et, dans une mesure relative, celui d'une fraction des populations soviétique et polonaise.) L'ensemble de la Seconde Guerre mondiale ensuite: il est clair qu'une histoire ne peut être écrite par les seuls vainqueurs. Le massacre de Katyn, le bombardement de Dresde, la destruction dHiroshima et de Nagasaki, le «retour», dans des conditions affreuse, des Allemands chassés de l?est européen, les camps installés près de Perpignan par les gouvernements de la IIIe République et de l'Etat français, la livraison aux Soviétiques des prisonniers russes réfugiés à l'Ouest en font partie au même titre qu'Auschwitz et que Treblinka. Encore, là aussi, faut-il user de comparaisons honnêtes. C'est tout simplement mentir effrontément que de comparer aux camps hitlériens les camps créés, par une décision parfaitement scandaleuse de l'administration Roosvelt, pour loger les Américains d'origine japonaise (Faurisson, in Vérité..., p. 189). Le dernier ensemble est celui, planétaire, de notre monde contemporain fertile en massacres (les Arméniens en 1915, les victimes des guerres coloniales) et en populations exploitées jusqu'à la limite de la survie (le tiers monde). Ici encore, il faut user d'une toise élémentaire: par exemple, l'expulsion des Palestiniens ne peut se comparer avec la déportation nazie et le massacre de Deir-Yassin par les hommes de l'Irgoun et du groupe Stern (9-10 avril 1948) peut être rapproché d'Oradour, non d'Auschwitz. Enfin, last but not least, il appartient aux historiens de retirer les faits historiques des mains des idéologues qui les exploitent. Dans le cas du génocide des Juifs, il est évident qu'une des idéologies juives, le sionisme, fait du grand massacre une exploitation qui est parfois scandaleuse[30].

Mais qu'une idéologie s'empare d'un fait ne supprime pas l'existence de celui-ci, comme tout le livre de Thion voudrait le démontrer, sous un titre qui correspond très exactement à sa démarche personnelle, non à celle de ceux qu'il attaque. Depuis quand, pour prendre un exemple extrême, le fait que la propagande hitlérienne a révélé au monde le massacre de Katyn supprime-t-il la réalité de celui-ci? Pourquoi la LICRA ne pourait-elle à la fois dire la vérité sur Auschwitz et utiliser les services d'un bateleur raciste comme Paul Giniewski (Vérite..., p 152-153) ? A l'inverse, il est incroyable de prendre simplement pour un homme «qui a toujours eu son franc-parler» ce nouveau rallié à Faurisson qui s'appelle Vicent Monteil, partisan acharné, et à la limite paramoïaque, des thèses arabes les plus extrémistes sur Israël et les Juifs (Vérité..., p. 130-131).

Le programme que je viens d'esquisser relève de la recherche historique. Il n'est pas entièrement accompli, et comme toute recherche historique il ne pourra jamais être achevé.

Est-ce une telle vision critique que nous apporte, même sous une forme excessive, la littérature dite révisionniste[31]? En aucune façon. L'apport de cette littérature concerne, pour l'essentiel, non l'histoire de la guerre 1939-1945, mais l'étude des mentalités contemporaines, depuis les années soixante principalement. Une des très rares informations que l'on puisse retirer du livre de Thion, par exemple, en dehors de ses bibliographies, est la démonstration faite par Faurisson que le Journal d'Anne Frank est, sinon une «supercherie littéraire», du moins un document trafiqué (Vérité..., p. 213-298). Thion, pour une fois lucide, le remarque (p. 56): «Ceci n'enlève évidemment rien au tragique du sort qu'elle[Anne Frank] a connu.» A l'echelle de l'histoire du génocide hitlérien, cette modification relève de la virgule[32].

En vérité, l'idée qu'il faudrait opposer à une école «exterminationniste» une école «révisionniste» est une idée absurde qui est naturellement une création des prétendus «révisionnistes», idée reprise à son compte dans un apparent équilibre par S. Thion. Il existe des écoles historiques qui en affrontent d'autres, lorsque de nouvelles problématiques, de nouveaux types de documents, de nouvelles «topiques» (Paul Veyne) font leur apparition. Chacun a des exemples présents dans la pensée. Mais dirait-on qu'il existe une école pour soutenir que la Bastaille a été prise le 14 juillet 1789 et une autre qui affirmerait qu'elle a été prise le 15? Nous sommes ici sur le terrain de l'histoire positive, wie es eigentlich gewesen comment les choses se sont effectivement passées, selon la formule, au siècle dernier, de Ranke, un terrain où le vrai, tout simplement, s'oppose au faux, indépendamment de toute interprétation.

Il y a certes des écoles historiques qui se disent «révisionnistes». Prendre le contre-pied de ce qui est enseigné est une habitude un peu perverse, même si elle part d'un réflexe parfois salutaire. On expliquera par exemple que Staline ne disposait que d'un fantôme de pouvoir à la fin des années trente[33], ou que le gouvernement américain, et lui seul, est à l'origine de la «guerre froide» (travaux de Joyce et Gabriel Kolko)[34], ce qui est d'autant plus aisé à démontrer que les archives américaines sont accessibles tandis que les archives soviétiques ne le sont pas. Il s'agit là de travaux fort discutables, mais qui relèvent tout de même d'une éthique et d'une pratique historique, Rien de tel avec les révisionnistes du génocide hitlérien, où il s'agit tout simplement de remplacer l'insupportable vérité par le rassurant mensonge.

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