© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Un Eichmann de papier (1980) - Anatomie d'un mensonge (5)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

5. Moscou, Nuremberg, Jérusalem

S. Thion écrit ceci qui nous place en réalité au coeur du faux probléme dont il débat: «Le plus incroyable, donc, pour qui s'inquiète de cette question est - entre l'énormité des faits et la généralité de leur représentation - l'étroitesse des sources, si l'on veut bien écarter la foule des témoins qui n'ont pas vu mais qui ont entendu dire. Il est proprement stupéfiant de constater que la pièce maîtresse est l'ensemble des aveux passés devant les tribunaux alliés par les chefs de camps allemands. Si l'on veut bien imaginer la situation de ces hommes vaincus, jouant leur peau entre les mains de leurs geôliers, un petit jeu où vérité et mensonge sont les éléments de base d'une tactique de survie, on ne se dira pas prêt à tout prendre de leurs déclarations pour argent comptant» (p. 33-34). L'analogie, sous la plume des «révisionnistes», est celle des procès de Moscou (Vérité..., p.29, 63, 82, 161) ou des procès en sorcellerie, auxquels les procès de Moscou sont effectivement apprantés (Vérité..., p. 82, 183). Nous avons là à peur près la quintessence des paralogismes des «révisionnistes».

C'est tout simplement faux. Il y a beaucoup d'autres témoignages et dicuments que les aveux des chefs de camp. J'en ai énuméré quelques-uns et je pourrais en citer bien d'autres. J'ai sous les yeux, par exemple, un fascicule particulièrement émouvant qui a été édité à Genève, en 1944, par le Congrès juif mondial; il contient des documents sur Auschwitz et sur Treblinka (orthographié Tremblinki) qui servirent de base à une publication américaine, en novembre 1944, due à l'«Executive Office of the War Refugee Board[50]». Il n'est rien là qui ne concorde sur l'essentiel tant avec les documents des membres des Sonderkommando qu'avec les témoignages des dirigeants SS. J'oserai dire aussi que les témoins «qui n'ont pas vu mais qui ont entendu dire» ont aussi quelque chose à nous apprendre. Quand un homme par exemple est séparé du reste de sa famille et qu'il apprend, par les anciens détenus, que la sortie du camp se faisait par la cheminée, quand il existe un nombre immense de témoignages analogues, quand on sait que les intéressés n'ont jamais reparu, ce sont tout de même des témoignages dignes de retenir l'attention. Mais l'essentiel n'est, pour l'instant, pas là. On mélange sous une même appelation des témoignages en réalité très différents. Kurt Gerstein, par exemple, principal témoin du processus d'extermination à Belzec en 1942, chrétien antinazi revêtu de l'habit SS, ne peut se comparer avec le commandant d'Auschwitz, Rudolf Hoess. Or son témoignage, mis en cause pour diverses raisons qui n'étaient pas toutes mauvaises (caractère manifestement erroné des précisions numériques, médiocre qualitè des premières publications), a victorieusement subi l'épreuve. Il a même été confirmé par le professeur nazi W. Pfannenstiel, non seulement lors du procès de dénazification de celui-ci, à Darmstadt en juin 1950, mais, ce qui est un comble, lors d'une visite de ce dernier à Paul Rassinier en personne. Que cette confirmation ait été donnée dans un langage ignoblement antisémite n'enlève strictement rien, bien au contraire, à sa valeur[51].

Mais il faut aller plus loin. Raisonner comme si de Moscou ou de Varsovie ne pouvait provenir que le mensonge ou le faux est se tromper du tout au tout. S'il est vrai que les hitlériens pouvaient dire la vérité sur Katyn, il est non moins vrai que les Soviétiques pouvaient la dire sur Auschwitz. On ne saurait dire, d'ailleurs, qu'ils aient mis un acharnement particulier à dénoncer la dimension juive de ce massacre et ce n'est même pas par eux que les informations ont commencé à circuler de 1942 à 1944. Quant à la fraction des archives du camp sur laquelle ils ont mis la main à la Libération, elle n'a pas, si j'en crois mes informateurs de Pologne, réapparu depuis.

S'agissant de la Pologne, de 1945 à nos jours, c'est à dire d'un pays où la satellisation, pour être réelle, n'a pas pénétré en profondeur, d'un pays où l'intelligentsia a gardé son ossature, où l'école historique est florissante, c'est pure absurdité que de présenter les savants qui travaillent au musée d'Oswiecim comme autant de faussaires. Leurs travaux sont menés avec soin et leurs publications- bien qu'elles comportent quelques points aveugles de nature politique parfaitement évidente (l'URSS, le parti communiste, le nationalisme polonais) - feraient honneur à n'importe lequel institut historique occidental[52]. Et, si l'historien Michel Borwicz, Juif polonais émigré à l'Ouest, est crédible pour Faurisson dans une affaire de faux (Vérité..., p. 284), son témoignage et ses analyses historiques, qui s'appuient largement sur ce qui est publié en Pologne valent également quand il s'agit d'affirmer le vrai[53].

Mais la question essentielle n'est même pas là. Y a-t-il quelque chose de commun entre un procès de Moscou (ou de Budapest, de Prague, de Sofia, de Pékin) et deux grandes (non exclusives) sources de documentation comme le procès de Nuremberg (1945-1946) et le procès Eichmann à Jérusalem? Y a-t-il quelque chose de commun entre les aveux de Hoess, à Heide et Minden (zone anglaise), à Nuremberg, à Cracovie où il rédigea son autobiographie dans l'attente de la potence, et les aveux de Boukharine, puisque cette comparaison, asset alheureuse[54], a été faite par des militants proches de La Vieille Taupe (Vérité..., p.148) ou, mieux, de Slansky? Les procès staliniens sont un genre littéraire qui obéit à des règles extrêmement strictes. L'auteur de ces pages , qui s'était exercé, en 1949, à peu près à la date de la parution d'un article mémorable de F. Fejtö dans Esprit (novembre), à décrypter, avec son ami Charles Malamoud, le compte rendu officiel du procès Rajk, croit les connaître assez bien. Le spectacle du procès est, à l'évidence, plus aisément mis en scène si accusés, policiers et magistrats ont en commun ce que Dan Sperber appelle un «savoir partagé[55]», c'est-à-dire s'ils sont les uns et les autres communistes, mais c'est là une condition qui, la torture intervenant dans tous les cas, n'est pas indispensable. La première règle est que l'accusé adopte entièrement le langage de ses accusateurs; mais cette règle-là, si elle caratérise tous les procès de type moscovite, ne vaut pas, à la limite, que pour eux. La seconde, fondamentale celle-là, est que tout, absolument tout ce que dit l'accusé, tant sur les papiers de l'instruction officielle que publiquement, au procès, doit être politiquement signifiant, selon la politique du parti. La signification peut ne pas apparaître immédiatement, elle peut, par exemple, annoncer un procès futur, elle existe toujours.

Dans la documentation sur Auschwitz, il existe des témoignages qui donnent l'impression d'adopter entièrement le langage des vainqueurs. C'est le cas, par exemple, du SS Pery Broad, qui rédigea, pour les Anglais en 1945, un mémoire sur Auschwitz où il avait appartenu à la Politische Abteilung, c'est-à-dire à la Gestapo[56]. Il y parle de lui-même à la troisième personne. Mais est-ce le cas des mémoires de Hoess[57]?

L'avocat d'Eichmann à Jérusalem, Me Serviatus, l'a affirmé : «Le témoignage de Hoess est caractérisé par le fait dde sa complète soumission[58]», mais je ne crois pas qu'aucun autre lecteur de l'autobiographie puisse avoir cette impression. Hoess multiplie les détails autobiographiques, les petits faits vrais, les remarques personnelles, les commentaires politiques les plus variés (y compris une dénonciation des camps soviétiques), les accusations antisémites et antitsiganes. Il n'y a rien là qui sente le fabriqué et le dicté[59]. Hoess arrêté par les Anglais a été, nous dit-il - et pourquoi ne le croirait-on pas?-, battu par eux a plusieurs reprises; il désavoue (p. 244) le premier procès-verbal qu'il a signé; il fut également maltraité par ses gardiens polonais au début de son incarcération à Cracovie (p. 247). A Nuremberg, le 15 Avril 1946, il est cité tout d'abord comme témoin de la défense par Me Kauffmann, avaocat de Kaltenbrunner, fait que Faurisson si disert au sujet de Hoess se garde bien de mentionner[60]. «Est-il exact, lui demande l'avocat, que vous ne pouvez donner le nombre exact des victimes, car on vous avait interdit de les compter?» La réponse est positive et rend inutiles toutes les spéculations au sujet des chiffres donnés par Hoess. Les plus absurdes concernent d'ailleurs non le chiffre de ses victimes, mais le nombre de Juifs sont il prétend qu'ils devaient arriver à Auschwitz si le règne d'Hitler s'était prolongé (par exemple 4 millions de Juifs roumains, 2 millions et demi de Juifs de Bulgarie - p. 287). Le témoignage de Hoess n'a évidement d'intérêt que pour ce qu'il a vu. Il mérite naturellement aussi d'être critiqué[61]. Faurisson fait grand bruit au sujet d'une erreur, recopiée à plusieurs reprises, qui dans les témoignages recueillis par les Anglais lui fait parler du camp imaginaire de «Wolzek près de Lublin» (confusion et redoublement avec Belzec et Maïdanek, probablement). Je ne vois pas ce qu'on peut tirer de ce genre d'arguments. Les erreurs, les confusions, voire les absurdités existent dans tous les types de témoignages, et même chez beaucoup d'écrivains notiores qui n'ont pas été forcés de passer aux aveux. Voici un exemple de confusion au moins aussi grave que l'erreur sur «Wolzek». Un auteur qui a parlé précisément de Hoess, nous dit p. 43, qu'il est incarcéré à la prison de Krakau et à la page suivante qu'il se trouve à Cracovie. Or Krakau est le nom Allemand de Cracovie. Cet auteur est P. Rassinier dans son livre Le Drame des Juifs européens[62].

Quant au procès de Nuremberg, cible principale des révisionnistes, on peut lui trouver tous les défauts du monde. C'est un procès des vainqueurs, les vainqueurs avaient eu aussi des crimes de guerre à se reprocher. Les statuts adoptés par l'accord interallié de 1945 présentent des équivoques, dans la mesure où ce tribunal souverain est placé en partie sous la dépendance du Conseil de contrôle des quatre puissances occupantes. L'article 21 lui fait obligation de considérer «comme preuve authentique les documents et rapports officiels des gouvernements des Nations unies». L'article 19 n'affirme pas seulement comme on se plaît à le dire (Vérité..., p. 29, 71, 180): «LeTribunal ne sera pas lié par les règles tehcniques relatives à l'administration des preuves[63]», mais explique: «Il adoptera et appliquera autant que possible une procédure rapide et non formaliste et admettra tout moyen qu'il estimera avoir une valeur probante», ce qui revient à dire qu'il est maître de décider de ce qui est preuve et ce qui ne l'est pas.

Mais les statuts eurent en réalité peu d'importance[64]. La seule question qui compte, historiquement, est celle-ci: selon lequel des deux modèles en concurrence le Tribunal fonctionnera-t-il, le modèle libéral, principalement anglo-saxon, ou le modèle soviétique? La réponse n'est pas douteuse. Les Soviétiques, qui avaient détenu le grand-amiral Raeder et H. Fritzche (un collaborateur de Goebbels), lequel fut soumis à un interrogatoire de type moscovite, ne firent pas la loi. Ils ne purent ni imposer la mise au compte des hitlériens de leur crime de Katyn, ni empêcher un avocat allemand (malgré une censure infligée à sa plaidoirie) de faire un peu de lumière sur leur pacte de 1939 avec l'Allemagne, ni empêcher les trois acquittements (dont celui de Fritzche). L'accusation fut loin de l'emporter toujours sur la défense, et le principe du Tu quoque, officiellement interdit, l'emporta parfois dans les faits, par exemple lorsque les amiraux allemands purent démontrer que la flotte américaine de l'amiral Nimitz avait fait très exactement ce qu'on leur reprochait. Le principe de la culpabilité collective, officiellement en vigueur, ne fut pas retenu en fait , et le tribunal ne fit pas usage en fait du concept de «crime contre l'humanité» - ces crimes furent traitrés comme les crimes de guerre - et abandonna la notion de complot[65]. Que le matériel engrangé à Nuremberg ne soit pas toujours de très bonne qualité est certain. Qu'il y ait un tri à faire est évident, mais ce n'est pas tirer que de rejeter en bloc, et de parler de procès de sorcellerie là où figurèrent des accusés qui, dans leur immense majorité, discutèrent pied à pied les charges qui les concernaient, plaisèrent souvent l'ignorance ou l'innocence, mais ne nièrent jamais ce qui n'était pas niable.

Quant au procès de Jérusalem, il a mérité lui aussi de sévères critiques[66], mais aucune de ces critiques ne me paraît mettre en cause l'administration de la preuve. Eichmann se présenta comme un fonctionnaire de seconde zone, une sorte de chef de gare faisant circuler les trains, il tenta surtout de se libérer du poids écrasant des accusations dont l'avaient chargé ses camarades de la SS pour se disculper eux-mêmes; interrogé selon la procédure anglo-saxonne par le capitaine Less, il précisa qu'il avait eu une connaissance directe et personnelle des camions de la mort de Chelmno, des exécutions de Minsk, des chambres à gaz d'Auschwitz (Eichmann par Eichmann, p. 111, 115, 139). Quelle force au monde- puisqu'il ne fut pas torturé-, quel «savoir partagé» avec le Juif allemand qui l'interrogeait aurait pu le contraindre à prononcer cette phrase: «L'été 1941 était déjà bien avancé quand Heydrich me demanda de venir le voir. "Le führer a donné l'ordre de supprimer les Juifs". Ce sont exactement les mots qu'il prononca en me recevant; et pour vérifier l'effet produit, contrairement à son habitude, il s'arrêta un long moment. Je m'en souviens encore très bien[67].» Quant aux ouvrages écrits sur le génocide hitlérien. Eichmann, mieux placé peut-être pour juger de leur valeur historique que les «révisionnistes», «se référait souvent aux oeuvres de Léon Poliakov en tant qu'autorité et meilleure source des événements» (A. Less, Eichmann par Eichmann, p. 12). Aussi bien la véritable question que se posent ceux qui sont troublés par les arguments des «révisionnistes» - et il en est qui sont de bonne foi - n'est-elle pas de savoir ce qu'a valu tel ou tel procès. A la limite, ils les récuseraient tous. Ce qui est pour eux difficile à admettre est qu'une vérité officielle sanctionnée par les arrêts des cours les plus solennelles, par les dicsours des chefs d'Etats de l'Ouest et de l'Est, soit aussi, par exception, la vérité tout court. Là est la véritable difficulté qui nous oblige à nous intéresser d'un peu plus près à l'oeuvre de celui qui est le véritable héros culturel du révisionnisme, un héros mort, de surcroît, en 1967: Paul Rassinier.

(Chapitre suivant)
(Sommaire)

____________________________

Server / Server © Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 09/11/1998 à 20h03m27s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE