© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Un Eichmann de papier (1980) - Anatomie d'un mensonge (9)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

9. De Platon, du mensonge et de l'idéologie

Arthur Butz appelle « mythologistes de l'extermination » (The Hoax, p. 248 et passim) les historiens qui ont tenté de reconstruire le cheminement du génocide. En créant cette expression, il est clair qu'il a parfaitement défini ce que lui-même et les autres « révisionnistes » ont réalisé : un discours qui remplace le réel par le fictif. Ainsi, rejeter, par principe, tous les témoignages directs pour admettre comme décisifs les témoignages de ceux qui, de leur propre aveu, n'ont rien vu du tout, comme les délégués du « Comité international de la Croix-Rouge », voilà un signe qui ne trompe pas [104]. Remplacer l'histoire par le mythe est un procédé qui n'offrirait guère de danger s'il existait un critère absolu qui permette de distinguer à première vue l'un de l'autre. Le propre du mensonge est de se présenter comme étant la vérité. Bien sûr cette vérité n'a pas toujours une vocation universelle. Elle peut être la vérité d'une secte minuscule, une vérité à ne pas mettre entre toutes les mains. C'est le cas des éditeurs du « témoignage » de Th. Christophersen qui ne doivent guère se faire d'illusion sur la crédibilité de leur témoin, puisqu'ils ont mis en épigraphe cette formule de Theodor Storm : « Ne dissimule jamais la vérité. Même si elle t'apporte la souffrance, elle ne t'apportera jamais le remords ; mais parce que la vérité est une perle, ne la jette jamais aux pourceaux[105]. »

Il est des « vérités » tout aussi trompeuses, mais plus élaborées ; et, s'il faut donner un prix du mensonge, je dirai que le livre de Butz, The Hoax of the 20th Century (L'Escroquerie du XXe siècle), représente, par moments, une réussite assez effrayante : le lecteur est conduit persuasivement par la main et amené peu à peu à l'idée qu'Auschwitz est une rumeur orientée, dont d'habiles propagandistes ont fait peu à peu une vérité. C'est de cette « bonne nouvelle » que Faurisson s'est fait l'évangéliste maladroit. C'est Butz et non pas lui qui pourrait être défini dans les termes de Zola comme « l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire ». Réfuter Butz ? Cela est possible, bien entendu, cela est même facile, à condition de connaître le dossier, mais cela est long, cela est fastidieux. On vient de s'en rendre compte par quelques exemples précis, détruire un discours demande de l'espace et du temps. Quand un récit fictif est convenablement fait, il ne contient pas en lui-même les moyens de le détruire en tant que tel.

C'est là une vieille histoire que l'on peut suivre, si l'on veut, depuis la Grèce ancienne. Les poètes savaient qu'ils pouvaient dire le vrai et le faux et mêler l'un à l'autre par la vertu de la ressemblance. Les Muses, « filles véridiques du grand Zeus », parlent ainsi à Hésiode : « Nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités [106]. ». Cette proximité, cette inquiétante ressemblance est combattue par la philosophie naissante qui sépare, qui oppose la vérité et l'apparence. L'histoire elle aussi intervient dans ce débat. Alors qu'en Israël elle apparaît comme expression de l'ambiguïté humaine [107], en Grèce elle joue sur l'opposition du vrai et du faux. « J'écris, dit le premier historien, Hécatée de Milet, ce que je crois être vrai, car les paroles des Grecs sont, à ce qu'il me semble, nombreuses et ridicules. » Mais, d'Hécatée à Hérodote et d'Hérodote à Thucydide, chaque génération d'historiens s'efforce de disqualifier la précédente, comme le vrai peut disqualifier le mythique et le mensonger. Avec Platon la philosophie entre à son tour dans le jeu et lui fait franchir un pas décisif. Car, si Platon retient de Parménide l'opposition de l'apparence et de la vérité, son discours traite d'abord et avant tout du monde des hommes, donc de l'apparence et d'une apparence qui ourle la vérité, qui en est le contrepoint, l'imitation mensongère et trompeuse. Entre le sophiste et celui qu'il imite, il y a des ressemblances, « comme entre chien et loup, en effet, comme entre la bête la plus sauvage et l'animal le plus apprivoisé. Or, pour se bien assurer, c'est, par dessus tout, à l'égard des ressemblances qu'il se faut tenir en garde perpétuelle. C'est un genre, en effet extrêmement glissant » (Sophiste, 231a) ; tout le dialogue du Sophiste est une réflexion sur la quasi-impossibilité de distinguer le vrai du faux, et de l'obligation où nous sommes, pour débusquer le menteur, de reconnaître au non-être une certaine forme d'existence. Mais celui qui détient la vérité est aussi celui qui a le droit de mentir. Platon fait dans la République la théorie du beau mensonge ; il écrit dans le livre III des Lois une histoire fabriquée d'Athènes dans laquelle la bataille de Salamine, parce que menée sur mer avec la démocratie des marins, est éliminée du récit de la seconde guerre médique. Dans le prologue du Timée et dans le Critias, il réalise, dans ce domaine, son chef-d'oeuvre : inventer de toutes pièces un continent disparu, l'Atlantide, adversaire d'une antique et parfaite Athènes : récit véridique, dit et répète Platon, mensonge emblématique en réalité et que le lecteur philosophe apprend aisément à décrypter. Mais les affirmations de Platon sur la réalité de l'Atlantide font encore aujourd'hui, après plus de vingt-trois siècles, des dupes et des profiteurs de ces dupes.

Un tel discours ne devient, bien sûr, dangereux que lorsqu'il s'appuie sur un pouvoir d'État et acquiert un statut de monopole. Platon ne fit la loi dans aucune cité grecque, mais il est vrai que le Bas-Empire, depuis Dioclétien, païen ou chrétien, devint à sa façon platonicien. Laissons se dérouler les siècles. Nous vivons aujourd'hui « l'ère de l'idéologie »[108]. Comment Auschwitz échapperait-il au conflit des interprétations, à la dévorante rage idéologique? Encore faut-il marquer les limites de cette permanente réécriture de l'histoire qui caractérise le discours idéologique. « Sionistes et Polonais nous présentent déjà des versions bien divergentes d'Auschwitz », dit Faurisson (Vérité..., p. 194). C'est vrai. Pour les Israéliens ou du moins leurs idéologues, Auschwitz est l'aboutissement inéluctable et logique de la vie en diaspora et toutes les victimes des camps de la mort avaient vocation de devenir citoyens d'Israël, ce qui est une double contre-vérité. Quant aux Polonais, il n'est pas toujours facile de distinguer dans ce qu'ils écrivent ce qui relève de la vérité obligatoire - par exemple la révérence devant les décisions officielles de la Commission soviétique d'enquête au lendemain de la Libération - et ce qui est idéologie intégrée, nationaliste avant tout. L'historienne polonaise Danuta Czech écrit ceci qui est assez surprenant : « Konzentrationslager Auschwitz-Birkenau servait à réaliser le programme de l'extermination biologique des peuples, surtout des peuples slaves et parmi eux tout particulièrement du peuple polonais et des peuples de l'URSS ainsi que des Juifs et de ceux qui étaient considérés comme Juifs d'après les décrets de Nuremberg [109]... » Mais ni les Polonais ni les Israéliens, bien sûr, ne transforment en profondeur la réalité du massacre.

Ce qui se passe avec les oeuvres de Butz, de Faurisson et des autres idéologues de la « révision » est d'une tout autre nature : un mensonge total, tel qu'en produisent abondamment les sectes et les partis, y compris, bien sûr, les partis-États. Si l'Histoire du Parti communiste (bolchevique) du temps de Staline est un monument durable du mensonge historique le plus meurtrier, il existe aussi, de l'histoire stalinienne, des versions libérales et érudites. La Grande Conspiration contre la Russie de M. Sayers et A. E. Kahn[110] fut un modèle du genre, avec son jeu de références et ses notes bibliographiques, utilisant aussi au besoin des ouvrages interdits en Union soviétique, comme Ma vie de Trotsky, mais au service d'une vision entièrement orthodoxe de l'histoire russe, avec, par exemple, des perles comme celle-ci : « La mort de Trotsky ne laissait plus qu'un seul candidat vivant au rôle de Napoléon en Russie : Adolf Hitler » (p. 431). Au lendemain de la guerre et du front populaire des États, j'ai été le témoin de l'efficacité de ce type de discours.

En France l'affaire Dreyfus a donné naissance à des réussites peut-être encore plus parfaites. En 1905, « Henri Dutrait-Crozon » (pseudonyme de deux membres de la ligue d'Action française, F. Delebecque et le colonel G. Larpent) publie, avec une préface de Ch. Maurras, une « révision » des deux premiers volumes de l'histoire de l'affaire Dreyfus de J. Reinach[111], qui, en tant que genre littéraire, me paraît directement à l'origine du révisionnisme actuel. Toutes les remarques formulées, à beaucoup près, n'étaient pas inexactes, c'était simplement l'ensemble qui était mensonger, le faux (par exemple les « aveux » de Dreyfus) qui était pris pour le vrai. Cette entreprise historique n'en allait pas moins donner naissance à un livre de plus de 800 pages, authentiquement érudit, avec des milliers de références, et qui, pour tout un courant, minoritaire mais enfoncé dans son idéologie sectaire, de l'opinion française allait représenter une bible de la culpabilité du capitaine. Et peu importe que de nouveaux documents paraissent qui ridiculisent cette thèse, comme les Carnets de Schwartzkoppen, ils sont aussitôt digérés et intégrés : « Mais que vaut ce témoignage ? C'est ce que bien peu de gens se sont donné la peine de rechercher [112]. » Et, bien sûr, il était démontré, irréfutablement, que le témoignage, pour d'évidentes raisons matérielles, morales, intellectuelles, ne pouvait être que mensonger.

Chacun peut voir ce type de discours fonctionner autour de soi, et le livre de Thion, comme quelques autres travaux de ce style, en offre un exemple particulièrement raffiné. Thion, reprenant le titre d'une conférence de Rassinier[113], oppose la « vérité historique » à la « vérité politique ». La première est, je suppose, le résultat d'une enquête loyale, la seconde a été imposée, nous démontrent Rassinier, Butz et Faurisson, dès 1942, par le groupe de pression sioniste et communiste qui a fini par mobiliser tout le pouvoir de la propagande alliée. Le tout a débouché sur la création d'Israël et les réparations payées par l'Allemagne.

Le processus qui a constitué cette « vérité » est à l'inverse de celui qui vient d'être décrit. Prenons le cas de Thion. Comme nombre de militants des causes du tiers-monde, il a certes rencontré parmi ses adversaires les représentants de l'idéologie sioniste, voire de l'État israélien, et c'est cet affrontement qu'il a transposé dans le passé, sans se rendre compte que le « lobby sioniste » n'avait pas, à beaucoup près, le pouvoir qui lui est prêté, mais transformant la « vérité politique » d'aujourd'hui en vérité historique d'hier.

Un exemple caricatural d'un tel raisonnement délirant est fourni par l'Australien John Bennett, ancien secrétaire du « Victorian Council for Civil Liberties », qui participa au Colloque de Los Angeles et dont Thion a fait, à juste titre (Vérité..., p, 160-162), une des figures de proue du révisionnisme à l'étranger. J. Bennett est parti d'une lutte, en soi fort légitime, contre l'emprise des milieux sionistes sur les moyens d'information, et notamment contre leur tentative d'obtenir l'interdiction d'une station de radio diffusant les thèses palestiniennes. Remontant du présent au passé, il se laissa convaincre par le livre de Butz que les Australiens avaient subi un « lavage de cerveau ». Il entreprit de dénoncer ce mensonge et l'appui donné à Israël dont les conséquences sont politiquement et économiquement dangereuses : « L'appui inconditionnel donné à Israël par l'Occident a conduit à la multiplication par six du prix du pétrole, nous a aliéné huit cents millions de musulmans et pourrait mener à une guerre mondiale. [... Jusqu'à ce que l'Occident apprenne à estimer Israël à sa juste valeur masquée par la propagande sioniste sur l'holocauste, notre économie sera menacée de nouvelles hausses du prix du pétrole, et notre survie sera en question par risque de guerre mondiale [114]. »

On le voit, la « vérité historique » est ici un pur produit de la « vérité politique », ou plutôt économique. Mais le plus extraordinaire est que J. Bennett, développant son argumentation dans un long mémorandum [115], a placé en tête de son texte la formule fameuse de George Orwell : « Qui contrôle le passé contrôle le futur. Qui contrôle le présent contrôle le passé. » On ne saurait mieux condamner son propre raisonnement.

Et pourtant, par-delà les délires idéologiques, il y a l'énormité du fait, l'immensité du crime, avec ses dimensions techniques, oeuvre non pas, comme le génocide des Arméniens, d'un État tenu pour arriéré, mais au contraire d'un État régnant sur une nation hypercultivée, hypercivilisée. Incroyable ? Oui, c'est vrai. Lucien Febvre aimait à citer, à propos des procès en sorcellerie et de la critique qui commençait à en être faite au XVIIe siècle; cette admirable formule de Cyrano de Bergerac (inspirée, du reste, de Montaigne) : « On ne doit pas croire toutes choses d'un homme, parce qu'un homme peut dire toutes choses. On ne doit croire d'un homme que ce qui est humain. » Et Lucien Febvre commentait : « Beau texte, un peu tardif : il est de 1654. Mais il nous permet de saluer - enfin - la naissance en France d'un sens nouveau... le sens de l'impossible [116]. » L'humain ? L'impossible ? Toute la question est de savoir si ces deux mots ont encore un sens.

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