© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Thèses sur le révisionnisme (4)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

4. D'un mélange explosif

Revenons sur la géographie du révisionnisme et interrogeons-nous sur sa portée politique et intellectuelle. Je ne dispose certes pas de tous les éléments d'appréciation nécessaires et les quelques hypothèses que je vais formuler sont fatalement provisoires et sommaires. On peut cependant poser quelques jalons. Deux pays dominent et de très loin la production révisionniste : l'Allemagne et les États-Unis. Dans le premier pays, les livres sont extrêmement nombreux, et connaissent un certain succès à en juger par le nombre de rééditions qu'ont connues nombre d'entre eux. Ils sont cependant liés étroitement à un milieu donné : une extrême droite héritière du nazisme et rêvant de réhabiliter celui-ci.

Le révisionnisme proprement dit n'a pas fait d'adeptes à l'extrême-gauche et à l'ultra-gauche, ou extrêmement peu. De petits groupes terroristes ont certes glissé de l'antisionisme, de l'aide apportée au mouvement palestinien de libération nationale à l'antisémitisme pur et simple, mais sans utiliser l'argument révisionniste[57]. On cite souvent une déclaration de la terroriste allemande Ulrike Meinhof : « Six millions de Juifs furent tués et jetés au fumier de l'Europe parce qu'ils étaient des Juifs d'argent » (Geldjuden) [58]. A lire ce texte dans son contexte, on s'aperçoit qu'il ne s'agit que d'une variation sur le thème de la formule de Bebel : « L'antisémitisme est le socialisme des imbéciles. » Reste qu'un glissement est possible et s'est parfois produit.

Aux États-Unis, le révisionnisme est surtout le fait d'un lobby californien, le Liberty Lobby de W. A. Carto, de vieille et solide tradition antisémite, antisioniste et antinoir qui s'appuie aussi ou tente de s'appuyer sur le nationalisme des Américains d'origine germanique[59]. Il ne semble pas que les efforts accomplis en direction du monde libertaire aient, en dépit du patronage de H . E. Barnes, eu beaucoup de succès[60]. Dans le milieu intellectuel et universitaire, une oeuvre comme celle d'Arthur Butz est à peu près entièrement ignorée[61].

Dans quelques pays, au contraire, le révisionnisme est le fait non seulement d'une extrême droite raciste et antisémite, mais de quelques groupes ou personnalités de l'ultra-gauche. Il en a été ainsi en Suède, à la suite de l'intervention, en défense du Français Robert Faurisson, du sociologue d'extrême gauche J. Myrdal qui n'est pas intervenu uniquement pour l'homme, mais, en partie, pour ses idées[62], en Australie, à la suite de l'action de l'ancien secrétaire du Victorian Council for Civil Liberties, John Bennett[63], voire en Italie où un petit groupe libertaire et marxiste se réclame de Paul Rassinier[64].

C'est cependant le cas français qui semble le plus intéressant et le plus complexe. Constatons d'abord ce fait curieux : dans la mesure où le problème révisionniste a été traité par la presse internationale, il l'a été, au cours de ces trois dernières années, autour du cas de Robert Faurisson. C'est pour lui que Noam Chomsky a écrit un texte qui servit de préface à un de ses livres[65], c'est à partir de ses « thèses » que la presse du monde entier, en Allemagne comme en Amérique, a publié les mises au point les plus fouillées[66]. Remarque d'autant plus surprenante que dans ces deux pays il y avait, il y a toujours, des révisionnistes d'une envergure supérieure à celle de Faurisson.

Ce n'est pourtant pas qu'il s'agisse d'un révisionniste particulièrement redoutable. Son originalité a consisté à poser le problème sur un plan essentiellement technique. Encore, même dans ce domaine, doit-il beaucoup à Butz. Telle de ses formules qui fit scandale est en réalité une simple adaptation-traduction d'un texte allemand[67].

Naturellement, le rang social de Faurisson, professeur d'université dans une grande ville, dans un pays où un tel titre donne plus facilement qu'ailleurs accès aux médias, son talent naturel pour le scandale qui est ancien, les procès dont on a voulu l'accabler[68], la présentation qui a été faite de ses travaux par un anthropologue honorable, Serge Thion[69], tout cela a certainement joué. Fait également remarquable, alors qu'en Angleterre, pays qui a inventé la liberté de la presse, les révisionnistes n'ont pas eu accès à la grande presse[70], en France, il y a eu dans certains journaux libéraux ou libertaires (Le Monde, Libération) des esquisses de discussion, avec parfois le sentiment pour le lecteur qu'il y avait deux thèses équivalentes entre lesquelles il était permis d'hésiter[71].

La France avait connu comme d'autres pays, elle connaît toujours un courant néo-nazi symbolisé par Maurice Bardèche et sa revue Défense de l'Occident, et renouvelé depuis quelque peu par la Nouvelle Droite. Les thèmes révisionnistes y apparaissent très tôt[72]. Avec Paul Rassinier (1906-1967), communiste puis socialiste, déporté à Buchenwald et à Dora, anticolonialiste de toujours, mais ami de Bardèche et collaborateur de Rivarol, il s'agit d'autre chose, d'une alliance entre une extrême-gauche pacifiste et libertaire et une extrême-droite très directement hitlérienne[73]. L'antisémitisme, ici encore très mêlé à l'antisionisme, fait la jonction entre les deux. Cette alliance allait être renouvelée, à la génération suivante, par la diffusion accordée aux thèses révisionnistes, et à celles de Faurisson en particulier, par le groupe marxiste de La Vieille Taupe et quelques groupes voisins (La Guerre sociale, La Jeune Taupe, etc.) [74].

Quelle est la visée politique de ce groupe, visée largement facilitée par plusieurs dizaines d'années de sacralisation du peuple juif, par les remords tardifs qui ont saisi l'Occident après la découverte du grand massacre, et, en voie de conséquence, par la protection dont a bénéficié l'aventure israélienne même dans ce qu'elle avait de plus contestable ? Le thème central est parfaitement clair : il s'agit de briser le consensus antifasciste issu de la Seconde Guerre mondiale et scellé par la révélation de l'extermination des Juifs. Dans l'esprit de l'ultra-gauche, il faut diminuer l'importance des crimes nazis, augmenter en revanche la culpabilité du monde occidental et du monde communiste de façon à faire apparaître l'oppression commune[75].

Il faut en quelque sorte changer d'ennemis. Est-ce absolument nouveau ? De telles idéologies ont en réalité en France des racines. A la fin du XIXe siècle, le consensus libéral réunissait paysans, ouvriers et bourgeois républicains autour d'une même hostilité à l'aristocratie foncière et « féodale ». L'auteur de La France juive (1886), qui était un grand homme et un sociologue important aux yeux de plus d'un socialiste[76], proposait lui aussi de changer d'ennemi : non pas le château du seigneur, avec ses lieux de supplice, mais le repaire mystérieux où le Juif élabore sa richesse avec le sang du chrétien. Et de s'en prendre à l'histoire officielle : « L'École historique française, écrivait Drumont, encore une fois, a passé à côté de tout cela sans le voir, en dépit des méthodes nouvelles d'investigation qu'elle prétend avoir inventées. Elle s'est arrêtée niaisement devant des oubliettes qui, selon Viollet-le-Duc lui-même, étaient des latrines, devant des in-pace qui étaient des celliers, elle n'est pas entrée dans ce sacrificarium mystérieux, dans ce cabinet plus sanglant que celui de Barbe-Bleue, où dorment exsangues et les veines taries les enfantines victimes de la superstition sémitique[77]. » Etrange alliance en vérité...

(Chapitre suivant)
(Sommaire)

____________________________

Server / Server © Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 09/11/1998 à 19h41m13s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE