© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Thèses sur le révisionnisme (6)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

6. L'histoire après Auschwitz

Peut-on, pour conclure, essayer de dire à quelles épreuves le révisionnisme soumet l'historien ? Réfléchissant, après la guerre, sur le thème de la « dialectique négative », Adorno se demandait dans quelle mesure il était possible de « penser » après Auschwitz. Ce qu'avait été, pour Voltaire, le tremblement de terre de Lisbonne, le tombeau de la théodicité de Leibniz, le génocide l'est, au centuple, pour la génération qui l'a vécu : « Avec le massacre par l'administration de millions de personnes, la mort est devenue quelque chose qu'on n'avait encore jamais eu à redouter sous cette forme [...]. Le génocide est l'intégration absolue qui se prépare partout où les hommes sont nivelés, dressés comme on le dit à l'armée jusqu'à ce que, enlacés au concept de leur complète inanité, on les extermine littéralement [...]. La négativité absolue est prévisible, elle n'étonne plus personne[91]. » Négativité absolue ? Ce concept a-t-il un sens pour un historien ? Auschwitz est devenu un symbole qu'il n'était pas au lendemain de la guerre[92], symbole d'un énorme silence. Mais même ce symbole peut être contesté. Auschwitz juxtaposait un camp d'extermination (Birkenau), un camp de travail (Auschwitz I), et un camp-usine de caoutchouc synthétique (Auschwitz III Monowitz). Le lieu de la négativité absolue, ce serait plutôt Treblinka ou Belzec, mais on peut toujours concevoir un crime plus absolu qu'un autre[93]. L'historien, par définition, vit dans le relatif et c'est bien ce qui lui rend si difficile l'appréhension du discours révisionniste. Le mot lui-même n'a rien qui choque l' historien : d'instinct il fait sien cet adjectif. Si on lui démontre qu'il n'y a pas eu de chambre à gaz en fonctionnement à Dachau, que le journal d'Anne Frank, tel qu'il a été édité dans diverses langues, pose des problèmes de cohérence sinon d'authenticité, ou que le Krema I, celui du camp d'Auschwitz proprement dit, a été reconstruit après la guerre par les Polonais[94], il est prêt à s'incliner.

Les événements ne sont pas des choses, même s'il existe une opacité irréductible du réel. Un discours historique est un réseau d'explications qui peut céder la place à une « autre explication[95] » dont on jugera qu'elle rend mieux compte du divers. Un marxiste, par exemple, essaiera de raisonner en termes de rentabilité capitaliste, et se demandera si la destruction pure dans les chambres à gaz s'inscrit ou non aisément dans ce système interprétatif. Suivant le cas, il adaptera les chambres à gaz au marxisme ou les supprimera au nom de la même doctrine [96]. L'entreprise révisionniste, dans son essence, ne me paraît pourtant pas relever de cette recherche d'une « autre explication ». Il faut plutôt chercher en elle cette négativité absolue dont parle Adorno et c'est précisément cela que l'historien a tant de mal à comprendre. Il s'agit d'un effort gigantesque non pas même pour créer un monde de fiction, mais pour rayer de l'histoire un immense événement.

Dans cet ordre d'idée, il faut admettre que deux livres révisionnistes, The Hoax of the 20th Century d'Arthur Butz et Der Auschwitz Mythos de Wilhelm Stäglich représentent une réussite assez remarquable : celle de l'apparence d'un récit historique, mieux, d'une enquête critique avec tous les traits extérieurs qui définissent le livre d'histoire, sauf ce qui en fait précisément le prix : la vérité.

On peut naturellement chercher et trouver des précédents au révisionnisme dans l'histoire des mouvements idéologiques. Sous la Restauration, le RP Loriquet n'avait-il pas à des fins éducatives rayé la Révolution et l'Empire de l'histoire qu'il enseignait à ses jeunes élèves ? Mais il ne s'agissait que de la « légitime » tromperie, dont on sait depuis Platon qu'elle est inséparable de l'Éducation - jeu innocent par rapport aux révisionnistes modernes.

Naturellement, si je puis ici parler d'absolu, c'est que nous sommes sur le plan du discours pur, non sur celui du réel. Le révisionnisme est chose ancienne, mais la crise révisionniste ne s'est produite qu'après la diffusion massive d'Holocauste, c'est-à-dire après la spectacularisation du génocide, sa transformation en pur langage et en objet de consommation de masses[97]. Il y a là, me semble-t-il, le point de départ d'une réflexion qui, je l'espère, sera prolongée par d'autres que par moi.

Juin 1982, révisé pour publication en 1985, à nouveau corrigé en juin 1987.

(Sommaire)

____________________________

Server / Server © Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 09/11/1998 à 19h42m30s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE