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Pierre Vidal-Naquet:
Les assassins de la mémoire (1)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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I. LA DESTRUCTION DES HILOTES DE SPARTE


Nous sommes en 424/423 av. J.-C., huitième année de la guerre du Péloponnèse, qui oppose Athènes et Sparte et leurs alliés respectifs. La situation est dangereuse pour les Lacédémoniens. Les Athéniens se sont installés dans l'île de Cythère, au sud de la Laconie et à Pylos (aujourd'hui Navarin), sur la côte ouest du Péloponnèse. Sparte tente une diversion en envoyant un corps expéditionnaire chez les alliés --branlants-- d'Athènes, en péninsule de Chalcidique, au nord-est de la Grèce. Voici ce que raconte alors l'historien Thucydide, et l'épisode à l'aide duquel il commente la crise qui menace Sparte: « Athènes menaçait alors de près le Péloponnèse et tout spécialement le sol même des Lacédémoniens. Ces derniers avaient pourtant un espoir: détourner les Athéniens en envoyant chez leurs alliés un corps expéditionnaire, qui les troublerait à leur tour. Les alliés étaient prêts à l'entretenir. On n'attendait que lui pour faire défection. En même temps les Lacédémoniens étaient désireux d'avoir un prétexte pour envoyer des Hilotes sur un théâtre extérieur afin d'éviter qu'ils ne profitent de la présence des Athéniens à Pylos pour faire la révolution. Déjà antérieurement, craignant leur ardeur juvénile et leur nombre (pour les Lacédémoniens, la grande affaire dans leurs rapports avec les Hilotes avait toujours été de les tenir sous surveillance), ils avaient pris les mesures que voici. Ils avaient fait connaître que tous ceux d'entre eux qui estimaient avoir bien mérité, par leur comportement face à l'ennemi, aient à faire examiner leurs titres aux fins d'affranchissement. Il s'agissait dans leur esprit d'une épreuve: ceux qui montreraient assez d'orgueil pour s'estimer dignes d'être affranchis les premiers étaient ainsi les plus aptes à un soulèvement éventuel. Ils en sélectionnèrent jusqu'à deux mille: ceux-ci, revêtus d'une couronne, firent le tour des sanctuaires en affranchis. Peu après on les fit disparaître, et nul ne sut de quelle façon chacun avait été éliminé[1] »

Étrange texte, en vérité, écrit en un langage partiellement codé. Les Hilotes « disparaissent », ils sont « éliminés » (on pourrait traduire aussi « détruits »), mais les mots qui désignent le meurtre, la mort, ne sont pas prononcés, et l'arme du crime demeure inconnue.

Pour comprendre cet épisode, dont George Grote (1794-1871), le fondateur anglais de l'histoire positive de la Grèce ancienne[2], écrivait qu'il marquait « un raffinement de fraude et de cruauté rarement égalé dans l'histoire[3] », suffit-il de savoir ce qu'étaient les Hilotes ? Ceux-ci formaient la catégorie servile de la population lacédémonienne A la différence des esclaves athéniens, ils n'étaient ni achetés, ni vendus à l'étranger. Ils cultivaient les terres de la couche supérieure de la Cité, les Pairs (homoioi), ceux qui formaient l'élite guerrière Pour expliquer leur origine, les anciens avaient inventé diverses théories entre lesquelles les modernes se perdent encore[4]. Les Hilotes formaient deux sous-classes à certains égards bien distinctes Les uns étaient des Laconiens qui aspiraient tout naturellement à l'égalité juridique avec leurs maîtres spartiates. Les paysans athéniens avaient été émancipés à l'aube du VIe siècle Ce n'était pas là un modèle théoriquement absurde. Les autres étaient des étrangers, des Messéniens, parents des Lacédémoniens, de langue dorienne comme eux, et conquis par Lacédémone (la cité dont la capitale était Sparte) au cours de trois rudes guerres. Une partie notable d'entre eux émigrèrent, les uns à Messana (Messine) en Sicile, les autres à Naupacte sur la côte qui fait face au Péloponnèse. Les Hilotes de Messénie aspiraient à reconstituer leur antique cité, Messène, et ils y parvinrent du reste, après que le Thébain Épaminondas eut, à Leuctres, en 370/369, détruit la puissance lacédémonienne. Les Messéniens proclamèrent alors une « loi du retour », et invitèrent avec des succès divers la diaspora messénienne à rejoindre la patrie de leur mémoire

Cela dit, Laconiens ou Messéniens, les Hilotes étaient tantôt soumis, intégrant les valeurs de la classe dirigeante, tantôt révoltés, fréquemment depuis le v. siècle. Une révolte générale des catégories inférieures faillit éclater en 397. Un informateur du pouvoir en place, spartiate, pourra dire alors, selon Xénophon, que « chaque fois que chez ces gens-là (les classes inférieures) il venait à être question des Spartiates, aucun d'entre eux ne pouvait cacher qu'il n'aurait aucun déplaisir à en manger, et même au naturel[5] ».

A la différence encore des esclaves athéniens, les Hilotes faisaient normalement partie de l'armée lacédémonienne, à titre de valets d'armes. Il leur arrivait même de se battre et de bénéficier d'une sorte d'affranchissement. Mais, affranchis, ils ne devenaient pas des citoyens de plein exercice Le groupe spartiate dirigeant était ainsi pris dans une insoluble contradiction. Sparte ne pouvait se passer des Hilotes, ni --cela va sans dire-- pour cultiver le sol, ni même pour faire la guerre. Or des Hilotes armés, même à la légère, pouvaient représenter pour elle un danger évident. La solution adoptée par Sparte avait été d'enfermer les Hilotes dans un statut de mépris, dont il est, dans l'histoire, de nombreux exemples Nul n'a mieux résumé ce statut qu'un historien du IIIe siècle av. J.-C., Myron de Priène, et qui s'exprime ainsi: « Les Hilotes sont astreints aux travaux les plus ignominieux et les plus flétrissants On les force à porter un bonnet en peau de chien et à se revêtir de la dépouille des bêtes; on leur inflige tous les ans un certain nombre de coups, sans qu'ils aient commis aucune faute, pour leur rappeler qu'ils sont esclaves; bien plus, s'il en est qui dépassent la mesure de vigueur qui convient aux esclaves, on les punit de mort, et l'on frappe leurs maîtres d'une amende pour n'avoir point su freiner leur développement[6]. »

Il arrivait pourtant que les freins se brisent ou menacent de se briser. La cité procède alors en grand, et en y ajoutant la fraude, à ce que les maîtres devaient faire en petit: tuer les plus vaillants. C'est ce qui se passa lors de l'épisode raconté par Thucydide. Au lieu d'affranchir ou de tuer, elle affranchit et tua. Les Hilotes couronnés font le circuit des sanctuaires, comme le feraient à Athènes de jeunes hommes pendant leur apprentissage guerrier, après quoi ils disparaissent.

Mais quand donc survint cette aventure dramatique et sinistre? Antérieurement, dit Thucydide. Mais s'agit-il d'un passé récent ? Au XIXe siècle les historiens se sont partagés entre les deux hypothèses et il en est de même des modernes[7]. Aucun d'entre eux, à ma connaissance --mais je peux évidemment me tromper--, n'a soutenu qu'il s'agissait d'une pure fiction, n'a suggéré que cette explosion de ruse et de haine avait été inventée par quelque proche des victimes[8] Mais Thucydide a-t-il su plus qu'il ne dit? Les Spartiates apparemment ont assez bien gardé leur secret. Seul un mince filet de mémoire atteint l'historien athénien.

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