© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Les assassins de la mémoire (3)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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III. DISCOURS-MÉMOIRE-VÉRITÉ


« Nous vivons l'éclatement de l'histoire » La formule figure au dos des livres d'une célèbre collection qui s'intitule précisément Bibliothèque historique Parmi les transformations qui, effectivement, semblent mettre en cause l'unité du genre lui-même, figure au premier rang l'attention portée au discours, non seulement aux « pratiques discursives », telles qu'elles se succèdent au long des siècles, dans l'entreprise qui fut celle de Michel Foucault, mais au discours de celui qui se présentait comme l'intouchable donneur de vérité, l'historien lui-même. Quand le grec Hérodote décrit les barbares, que décrit-il en réalité, sinon des Grecs, des Grecs transformés, des Grecs inversés ? L'Autre est construit à partir du Même. On croit lire les usages et les lois des Perses et des Scythes, découvrir leurs visages, et l'on se trouve devant un tableau analogue à ceux du peintre baroque Arcimboldo qui construisait ses portraits avec des légumes, des fruits et des fleurs[37].

L'historien écrit, il produit le lieu et le temps, mais il est lui-même dans un lieu et dans un temps, au centre d'une nation, par exemple, ce qui entraîne l'élimination des autres nations. Écrivant, il ne se confia longtemps qu'aux textes écrits, ce qui entraîna, dans le même temps, l'élimination de ce qui ne s'exprime que par l'oral ou par le geste que recueille l'ethnologue[38].

L'historien écrit, et cette écriture n'est ni neutre ni transparente. Elle se modèle sur les formes littéraires, voire sur les figures de rhétorique. Le recul permet de découvrir les unes et les autres. Ainsi, au XIXe siècle, Michelet est-il un réaliste romancier, Ranke, un réaliste comique, Tocqueville, un réaliste tragique, et J. Burckhardt, un réaliste praticien de la satire. Quant à Marx, il est un philosophe-apologiste de l'histoire, sur le mode de la métonymie et de la synecdoque[39]. Que l'historien ait perdu son innocence, qu'il se laisse prendre comme objet, qu'il se prenne lui-même comme objet, qui le regrettera ? Reste que si le discours historique ne se rattachait pas, par autant d'intermédiaires qu'on le voudra, à ce que l'on appellera, faute de mieux, le réel, nous serions toujours dans le discours, mais ce discours cesserait d'être historique.

L'écriture n'est pas le seul mode de d'histoire[40] Pourquoi Shoah est-il une grande \oe uvre d'histoire, et non, par exemple, un recueil de contes[41]? Il ne s'agit ni d'une reconstitution romanesque comme Holocauste[42], ni d'un film documentaire --un seul document de l'époque y est lu, concernant les camions de Chelmno--, mais d'un film où des hommes d'aujourd'hui parlent de ce qui fut hier. Survivants juifs s'exprimant dans un espace qui fut jadis celui de la mort, tandis que roulent des trains qui ne conduisent plus aux chambres à gaz, anciens nazis délimitant ce que furent leurs exploits, les témoins reconstruisent un passé qui ne fut que trop réel; les témoignages se recoupent et se confirment les uns les autres, dans la nudité de la parole et de la voix Que l'historien soit aussi un artiste, nous en avons là la preuve absolue

Dans ce champ éclaté du discours historique, comment se situe l'entreprise « révisionniste » ? Sa perfidie est précisément d'apparaître pour ce qu'elle n'est pas, un effort pour écrire et penser l'histoire. Il ne s'agit pas de construire un récit vrai. Il ne s'agit pas non plus de réviser les acquis prétendus de la science historique. Rien de plus naturel que la « révision » de l'histoire, rien de plus banal. Le temps lui-même modifie le regard non seulement de l'historien mais du simple laïc. La Bataille du rail est un film qui se présentait en 1946 comme un discours vrai sur la résistance des cheminots. Qui la revoit en 1987[43] y voit la description d'un monde idéal où tous, de l'ingénieur au lampiste, sont unis pour duper l'ennemi. L'histoire de la déportation a comporté elle aussi ses scories. La mythomanie a joué son rôle ainsi que la propagande, parfois aussi une certaine concurrence entre non-Juifs et Juifs, jadis analysée par O. Wormser-Migot, les premiers revendiquant l'égalité dans la souffrance avec les seconds[44].

Mais nier l'histoire n'est pas la réviser. Le cas Faurisson n'est pas à cet égard nouveau. Un savant jésuite, Le RP Jean Hardouin (1646-1729), grand érudit, commença à partir de 1690 à nier l'authenticité de la plus grande partie des \oe uvres conservées des littératures grecque et latine, classique ou chrétienne. L'Énéide de Virgile aussi bien que l'\oe uvre de saint Augustin seraient des faux fabriqués au XIVe siècle par des moines hérétiques. Raison de cette « hypothèse »: les grands hérésiarques, Wyclif au XIVe siècle, Luther et Calvin au XVIe se sont nourris de saint Augustin. La disparition de celui-ci entraîna celle de Virgile. Le révisionnisme progressait au service d'une idéologies[45].

La méthode des « révisionnistes » contemporains, des négateurs, a été souvent analysée Comme l'écrivent Nadine Fresco et Jacques Baynac[46]: « Curieux historiens en vérité que ces gens qui au lieu de s'attacher à "connaître le déroulement exact des événements" s'intitulent juges des "pièces à conviction" d'un procès qui n'a lieu que parce qu'ils nient l'existence de l'objet du litige, et qui, à l'heure du verdict, seront donc nécessairement amenés à déclarer fausses toutes les preuves contraires à l'a priori dont ils ne démordent pas[47]. »

Il n'est peut-être pas inutile de revenir sur ces méthodes et de montrer comment Faurisson, cet expert en littérature, travaille à déréaliser le discours.

Le journal du médecin SS Johann Paul Kremer[48], qui exerça à Auschwitz du 30 août au 18 novembre 1942, n'est certainement pas, comme l'écrivent les éditeurs de Faurisson, « l'ultime argument de ceux pour qui les "chambre à gaz" auraient existé[49] », mais il est un document important, direct, authentique sur cette époque relativement ancienne de l'histoire de l'extermination à Auschwitz. Kremer ne mentionne qu'une fois directement les gazages, le 1er mars 1943, alors qu'il est de retour à Münster: « Étant allé me faire enregistrer chez le cordonnier Grevsmühl, j'y ai vu un tract du Parti socialiste d'Allemagne qui lui avait été adressé et dont il ressortait que nous avions déjà liquidé deux millions de Juifs par balles ou par gaz » Aucune protestation de sa part. Il est bien placé pour savoir[50]. A Auschwitz il s'exprime dans un langage semi-codé, celui qui régnait au camp dans l'administration SS Il ne parle pas de gazages, mais d'« actions spéciales ». Il ne dissimule pourtant pas son horreur. Auschwitz est pire que l'Enfer de Dante, c'est le « camp de l'anéantissement », c'est l'anus mundi, c'est-à-dire le lieu où sont déchargés les excréments du monde[51].

Faurisson a tenté à deux reprises[52], avec diverses variantes, d'expliquer l'enfer, l'anéantissement et l'anus du monde par le seul typhus. Kremer avait pourtant parfaitement expliqué son propre texte, aussi bien lors de son procès en Pologne que lors de son procès en Allemagne fédérale. Les « actions spéciales » comportaient des gazages. De l'« explication » de Faurisson j'ai écrit ceci[53] que je répète: « Sur le plan qui lui est cher, celui de l'exactitude philologique, de la traduction correcte, l'interprétation de Faurisson est un contresens; sur le plan de la morale intellectuelle et de la probité scientifique, c'est un faux ». Grand amateur pourtant de débats publics, Faurisson, quand il prétendit me répondre, ne chercha pas à discuter mon argumentation, estimant en avoir assez dit dans son Mémoire en défense, publié entre-temps[54]. Mais dans son propre camp, ou plutôt dans sa propre sectz-- j'en ai eu plus d'une preuve--, tout le monde ne raisonna pas ainsi. Par exemple le candide Jean- Gabriel Cohn-Bendit qui se proclame, contrairement à ses amis, « exterminationniste », mais ne croit pas à l'existence des chambres à gaz[55]. L'essentiel de son intervention porte sur le sens du mot Sonderaktion, « action spéciale », que l'on interprète normalement comme désignant la sélection pour les chambres à gaz, interprétation d'autant plus naturelle que c'est celle qu'a donnée Kremer lui-même. Voici par exemple la note du 12 octobre 1942, dans le texte allemand et dans la traduction, littéralement correcte, à un mot près, de Faurisson[56]:

« 2. Schutzimpfung gegen Typhus; danach abends starke allegemeinreaktion (Fieber). Trotzdem in der Nacht noch bei einer Sonderaktion aus Holland (I 600 Personen) zugegen. Schauerliche Szene vor dem letzten Bunker Hössler ! Das wur die 10. Sonderaktion », c'est-à-dire: « 2e vaccination préventive contre le typhus; après cela dans la soirée forte réaction générale (fièvre). J'ai malgré cela dans la nuit assisté encore une fois à une action spéciale sur des gens en provenance de Hollande (1 600 personnes). Scènes terrifiantes devant le dernier bunker (Hössler) ! C'était la dixième action spéciale. » Pour J.-G. Cohn-Bendit, le mot essentiel est aus, hors de: il interprète « eine Sonderaktion aus Holland » comme « un convoi venant de Hollande ». Et c'est ce petit mot qui lui permet de justifier Faurisson et son protecteur Chomsky: cette « Sonderaktion » n'aurait aucun rapport avec les chambres à gaz. Mais alors, pourquoi faut-il être présent (zugegen) à un convoi ? Pourquoi un convoi est-il une action ? Et pourquoi une « action spéciale » s'exercerait-elle aussi sur des femmes en provenance du camp lui-même ? J.-G. Cohn- Bendit se tire de cette ultime difficulté en imaginant que ces femmes sont transférées vers un autre camp; mais pour quelle raison transférer des femmes parvenues à la cachexie --tel était le sens du mot « musulmans » qu'utilise Kremer-- vers un autre lager, alors que la logique du meurtre final est, elle, cohérente ? Ainsi s'effondre l'interprétation de J.-G. Cohn-Bendit. Mais l'intéressant est que Faurisson a adhéré à cette interprétation très différente de la sienne[57]. Les cosmologies se préoccupaient jadis de « sauver les phénomènes », de rendre compte, par exemple, du mouvement apparent du soleil. Les « révisionnistes » eux, si volontiers « matérialistes », des matérialistes à sabots, s'occupent de sauver les non- phénomènes. N'importe quelle interprétation est bonne pourvu qu'elle nie. Ils sont dans le royaume du discours vide.

C'est exactement le même problème qui est soulevé par la thèse de doctorat d'université soutenue à Nantes le 15 juin 1985 par Henri Roques sur les « Confessions » de Kurt Gerstein[58].

L'intention de l'auteur de la thèse, un ingénieur agronome retraité, militant de l'extrême droite antisémite, disciple de Faurisson plus que des professeurs qui ont « dirigé » et jugé sa thèse, a été exposée par lui avec une parfaite clarté, le jour de la soutenance: « Céline, notre grand Louis-Ferdinand Céline, a trouvé un magnifique adjectif pour qualifier les chambres à gaz. Dans sa correspondance d'après-guerre, peut-être à Albert Paraz, il a parlé des "magiques chambres à gaz". En effet, pour pénétrer dans le monde des chambres à gaz, il fallait un maître magicien et Gerstein fit parfaitement l'affaire. Avec lui, avec d'autres aussi, les chambres à gaz devenaient immatérielles et elles exerçaient un pouvoir d'attraction qui grandissait avec leur immatérialité. J'ai tenté de contribuer à rompre ce cercle magique J'ai considéré et étudié le document Gerstein dans six versions comme n'importe quel autre document auquel on prétend donner une valeur historique[59]. » Or c'est précisément ce qu'Henri Roques ne fait pas. Il présente, certes, dans cette thèse qui relève de la littérature, ou, comme dirait Faurisson, de la « critique des textes et des documents », les six versions du témoignage bourré d'invraisemblances et de contradictions, mais ne pose pas la vraie, la seule question: Y a-t-il, oui ou non, des témoignages et des documents qui attestent que Kurt Gerstein a effectivement assisté à un gazage à Belzec ? Or ces témoignages, directs ou indirects, existent et sont parfaitement probants. C'est le cas en particulier des témoignages fournis à plusieurs reprises par son compagnon de voyage, le professeur (nazi) de médecine W. Pfannenstiel[60]. Le problème est si évident que même le germaniste Jean-Paul Allard, qui présida le jury, avec une évidente sympathie pour le candidat[61], ne put s'empêcher de l'interroger à ce sujet.

Or il faut dire les choses nettement: un récit ne porte pas, en lui-même, la preuve qu'il est (partiellement ou totalement) véridique ou mensonger. Même un témoignage aussi direct et aussi factuel que le journal du Dr J.P. Kremer s'interprète à l'aide du contexte. On a publié il y a quelques années le décryptage du journal de l'architecte H.A.A. Legrand, mort fou en 1876 à Limoges. Ce journal, rédigé dans une écriture inventée par son auteur, contient la correspondance, minutieusement reproduite et transcrite (les timbres y compris) qu'entretenait l'auteur avec le Cercle des femmes qui l'aimaient[62]. Ces femmes portaient des noms et des titres ronflants. Il n'a pas été possible d'identifier, fût-ce à un niveau beaucoup plus modeste une seule d'entre elles. L'hypothèse la plus vraisemblable est que ce « cercle amoureux » est purement et simplement fantasmatique Rien de tel au contraire dans le cas de Gerstein, qui n'était certes pas le témoin idéal dont rêvent les présidents de cour d'assises, mais dont le récit est amplement vérifié[63]. Une fois encore le « révisionnisme » apparaît comme une entreprise de déréalisation du discours et sa littérature est un pastiche, un pastiche de l'Histoire[64].

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