© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Les assassins de la mémoire (4)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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IV. LA SECTE


Au centre du « révisionnisme » contemporain en France, il y a eu certes des personnalités comme Paul Rassinier[65] ou Robert Faurisson, il y a eu surtout depuis 1978, le travail acharné et délirant d'une secte de l'ultra-gauche révolutionnaire, La Vieille Taupe D'abord librairie, de 1965 à 1972, excellente source pour ceux qui cherchaient telle ou telle brochure du dissent révolutionnaire ancien et moderne, ayant acquis en 1967 le fond Costes, c'est-à-dire celui de l'éditeur, avant-guerre, de Marx. La librairie fondée par Pierre Guillaume, ancien de Socialisme ou Barbarie passé en 1963 au sous-groupe Pouvoir ouvrier (avec notamment J.-F. Lyotard et P. Souyiri), devint à son tour, en septembre 1967, un nouveau sous-groupe informel[66] La Vieille Taupe eut une histoire mouvementée mais réussit à s'entourer de compagnons de route comme La Jeune Taupe ou La Guerre sociale, tous persuadés d'être les héritiers, à peu près uniques, de la Tradition révolutionnaire. L'histoire des sectes révolutionnaires en France n'a pas été faite, mais on peut estimer en effet que, de toutes, la plus importante, par son rayonnement, a été celle qui s'est formée autour de Socialisme ou Barbarie (SOB), de 1949 à 1965.

SOB est né comme un courant du Parti communiste internationaliste (trotskyste), courant animé surtout par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, et qui rompit avec le trotskysme sur la base d'une critique radicale de la bureaucratie soviétique[67], Il devenait absurde de critiquer férocement le stalinisme et d'appeler en même temps à la défense inconditionnelle de l'URSS, « État ouvrier à déformation bureaucratique » L'URSS était une société de classes, même si la bureaucratie, force dirigeante de la société totalitaire, ne devait pas être confondue avec la bourgeoisie qu'elle détruisait effectivement.

SOB vécut comme toutes les sectes, traversée de tensions, jalonnée par des ruptures et des réconciliations. Quels en étaient les enjeux ? On pourrait dire que le groupe, « organe de critique et d'orientation révolutionnaire », était à la fois une « société de pensée », un lieu d'analyse théorique des sociétés contemporaines --et dans ce domaine son rôle a été incomparable--, et, en intention, le noyau d'un parti révolutionnaire de type léniniste-- et dans ce secteur, il ne pouvait qu'échouer, toute secte rêvant de devenir une Eglise et de créer une nouvelle orthodoxie, « vouée de ce fait à susciter une nouvelle réforme[68]. »

C'est autour de ces problèmes que se manifestèrent, au sein du groupe, les dissidences les plus violentes, celle « antiparti » de Claude Lefort en 1958, celle « prolétarienne » de Pouvoir ouvrier, après la rupture de la majorité avec le marxisme, en 1963. Les idées de SOB, celle de la gestion ouvrière par exemple, celle de la rupture avec les appareils, l'analyse de l'opposition entre « dirigeants » et « dirigés », exploseront en mai 1968, après la disparition de la revue[69].

Que doit La Vieille Taupe à sa préhistoire? Certainement le refus rétrospectif, issu du trotskysme, mâtiné de « bordiguisme » par les soins de Jean Barot (alias Gilles Dauvé), du consensus antifasciste sur lequel s'était fondée la résistance au nazisme --les trotskystes résistaient, mais à part, et selon des principes internationalistes qui avaient quelques difficultés à s'appliquer--, certainement aussi, et cela spécifiquement de SOB, l'idée que la lutte révolutionnaire doit se faire aussi bien contre le terrorisme bureaucratique que contre la domination capitaliste. Mais, sur deux plans, ils ont innové D'abord en cherchant, contrairement à SOB qui avait vécu dans la solitude sectaire, contrairement à ces membres de l'ultra-gauche qui s'isolent dans une réflexion scientifique et critique[70], à pénétrer dans la jungle médiatique[71]. Par ailleurs, en 1970, La Vieille Taupe se rallie aux théories de Paul Rassinier [72]. Elle en tirera les déductions les plus radicales. Pour elle, il n'y a aucune spécificité hitlérienne dans la galerie des tyrannies modernes: les camps de concentration ne pouvaient être que des camps d'exploitation, au sens économique du mot, et par conséquent les camps d'extermination ne pouvaient pas avoir existé puisque, en bonne logique, ils ne devaient pas avoir existé.

Là-dessus se greffent deux éléments en principe adventices mais qui devaient se révéler décisifs. Le premier est la personnalité perverse et mégalomane d'un homme, Pierre Guillaume, persuadé d'avoir compris les secrets de la révolution mondiale, et aussi, du reste, du capitalisme mondial, puisqu'il tenta de faire, pour son groupe, fortune au Brésil, vu par lui comme le c\oe ur de la croissance capitaliste[73], et surtout la volonté de publicité par le scandale, en rupture avec la pratique des groupuscules révolutionnaires; sur ce terrain, P. Guillaume et ses amis rencontrèrent un homme qui se moquait de la révolution mondiale comme d'une guigne, mais qui, au service d'une passion antisémite délirante, rêvait pour lui d'une gloire scandaleuse: Robert Faurisson

Mais le public auquel s'adressait La Vieille Taupe par l'intermédiaire des médias et des tracts, revues, cassettes, bandes dessinées qu'elle répandait et continue à répandre, se moque lui aussi entièrement de la révolution mondiale. Seuls quelques jeunes, soucieux de ne pas se laisser duper par ce qu'ils prenaient pour les mensonges d'une propagande « officielle », pouvaient à la rigueur être sensibles à la thèse révisionniste. Pour agir au niveau des médias, il fallait s'allier de droit et de fait aux seuls groupes qu'une telle thèse pouvait idéologiquement intéresser: l'extrême droite antisémite, soit de la variété catholique intégriste[74], soit de la variété paléo- ou néo-nazie[75], et une fraction du monde arabo-islamique en lutte contre Israël pour de bonnes et de mauvaises raisons. Dans les deux cas l'alliance a été tentée ou conclue. En 1986, après le scandale provoqué par l'affaire Roques, le Front national fut le seul groupe politique important à soutenir cet intellectuel nazi et ses analyses. La publication en 1986 du livre nazi de W. Stäglich, Le Mythe d'Auschwitz, a scellé la première alliance, l'activité inlassable de Vincent Monteil[76] a fait de son mieux pour établir la seconde[77].

Il arrive à La Vieille Taupe de rappeler qu'elle n'est pas antisémite, qu'elle a aussi publié deux livres de Bernard Lazare, dont le premier, L'Antisémitisme, son histoire et ses causes a été utilisé par tous les antisémites, mais dont le second, Contre l'antisémitisme[78], échappe à cette accusation. Elle se répand en proclamations grandiloquentes qui ne laissent aucun doute sur la mégalomanie de leur auteur: « Confrontés à l'impossibilité matérielle d'ébranler la société de l'idéologie gazeuse, il fallait se contenter d'éviter la défaite et l'extermination du grain de sable Les prolétaires de La Vieille Taupe ont dû se faire, sans plaisir, historiens, juristes, sociologues, psychologues, anthropologues, éditeurs, diffuseurs, militants, toutes fonctions étrangères à leur nature mais qui leur ont permis d'abattre un travail que les salariés de l'université mettraient des années à assimiler .. » Elle se répand aussi en déclarations solennelles: « Actuellement le mythe est mort... Nous n'avons aucune vocation à continuer des activités qui nous ont été imposées par la nécessité...[79] ». Hors une brève intervention au moment de la crise polonaise de décembre 1981, on ne voit pas qu'elle ait fait autre chose.

Mais les prises de position ont leur logique. Celle du délire sur le complot (juif, bien entendu). En 1980, R. Faurisson voulait bien écrire qu'il n'y a pas eu complot[80]: « Il me paraîtrait plus exact de dire qu'il s'est forgé un mythe, une sorte de religion patriotique qui mêle le vrai et le faux à des doses diverses chez les vainqueurs de la dernière guerre[81]. » Il vient de signer (printemps 1987) un tract où il explique que le « mensonge d'Auschwitz » est né en avril 1944 en Europe centrale, et que ce mensonge a « cinq principaux responsables », tous juifs, bien entendu. « Pour tout détail, s'adresser à Robert Faurisson[82]. »Un tract qui n'est peut-être pas directement de La Vieille Taupe, mais qui est manifestement inspiré par elle et par feu Paul Rassinier, explique tranquillement que les Juifs sont responsables de la Seconde Guerre mondiale, que par l'intermédiaire d'Israël ils vont provoquer la troisième, et qu'ils ont si peu été exterminés qu'on les voit partout: « Chaque "miraculé" est la preuve que ce qu'il raconte de l'extermination est une salades[83]. » Sur toutes ses publications, La Vieille Taupe reproduit cette maxime: « Ce qu'il y a de terrible quand on cherche la vérité, c'est qu'on la trouve. » Ce qu'il y a de terrible, en effet, est que La Vieille Taupe a manifesté, avec un éclat solaire, ce qu'était sa propre vérité.

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