Michel Zaoui, avocat de plusieurs associations d'anciens déportés au procès de Maurice Papon, est l'un des spécialistes du crime contre l'humanité. Il en évoque la spécificité et les évolutions, à l'heure où le procès de Pinochet, autorisé par les lords britanniques, semble désormais possible.
La Déclaration universelle des droits de l'homme n'évoque pas le crime contre l'humanité. Pourtant, ces deux notions sont indissociables.
En effet. Le crime contre l'humanité, qui constitue le crime des crimes, est exactement l'inverse de tout ce qui peut être proclamé dans une déclaration visant à promouvoir et à garantir les droits de l'homme. Une sorte de face obscure. La Déclaration universelle a d'ailleurs été promulguée en réponse aux crimes perpétrés durant la Seconde Guerre mondiale, et dont la charte du tribunal militaire international de Nuremberg et celle qui a permis les procès de Tokyo avaient permis de donner une définition. Ces principes, décidés par les Nations unies, s'imposeront plus tard aux pays par le biais des signatures de conventions internationales. Avec les trente articles de la Déclaration universelle des droits de l'homme, l'humanité a ressenti le besoin de promulguer des sortes de contrats minimaux entre les êtres humains, des règles du jeu minimales. A ce sujet, d'ailleurs, une question se pose: la plupart des articles de la Déclaration universelle figuraient déjà dans notre Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, elle-même inspirée par la déclaration américaine. Il y a quelque chose d'extraordinaire à constater que notre humanité est obligée, en permanence, de rappeler ces évidences, de revenir constamment sur cet ouvrage, quand l'essentiel a été dit il y a deux siècles... Plutôt que de susciter l'enthousiasme, ce type d'anniversaire devrait nous inciter à la méditation.
Les droits de l'homme, tout comme les crimes contre l'humanité, ont connu une notable évolution depuis l'après-guerre.
On l'a vu, très récemment, avec le verdict du procès de Maurice Papon: celui-ci a été condamné à dix ans de réclusion criminelle pour arrestation et séquestration arbitraires. Au regard de l'existence d'un plan concerté entre l'occupant et Vichy, visant à l'extermination des juifs, on peut éprouver un manque, celui de la complicité d'assassinat. Mais si l'on s'en tient à la définition strictement juridique, ce verdict va dans le sens du nouveau Code pénal: il n'est pas nécessaire que la mort soit au bout du chemin; il y a crime contre l'humanité dès lors qu'il y a arrestation, séquestration ou déportation arbitraires d'une catégorie de population à raison de son appartenance religieuse, de ses convictions politiques ou de ses origines.
On constate également que cette notion n'est plus seulement associée à des faits relatifs à la Seconde Guerre mondiale.
Oui, et c'est une autre évolution positive. En même temps, il faut prendre garde à la banalisation. Aujourd'hui, comme en témoigne un récent sondage, une majorité de jeunes considère que la Shoah est un génocide parmi les autres génocides, ils évoquent le Rwanda, la Bosnie, le Cambodge... Attention: 'Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde', disait Camus. Ces conflits sont terribles, leurs victimes ne doivent pas être oubliées, mais ils ne constituent pas la mise en oeuvre, planifiée et systématique, de toute une industrie, de toute une administration, au service de la mort d'un peuple. Le danger, c'est de considérer que tous les conflits sont équivalents. On est d'autant mieux armé pour combattre les crimes contre l'humanité que l'on en connaît les contours précis. Faire la différence, ça n'est pas dire que c'est moins grave. Envoyer des soldats au front ou déporter des grabataires, ce n'est pas la même chose: on ne sert pas les droits de l'homme en prétendant que toutes les morts se valent.
Vous parliez de méditation. L'actualité récente, avec l'affaire Pinochet, ne vient-elle pas la nourrir à son tour?
Cette affaire met en lumière une spécificité de l'approche du crime contre l'humanité: la prééminence du politique sur le juridique. Si l'on veut juger des crimes contre l'humanité, il faut des décisions internationales; or qui dit décision internationale dit intervention du politique. L'exemple de Milosevic est flagrant: on le reçoit, on l'honore, en disant: 'Il faut que la paix persiste en Bosnie'. Ce faisant, le politique fait passer la justice en second. Qu'en sera-t-il pour Pinochet? S'il est renvoyé au Chili, il ne sera jamais jugé. La décision des lords est évidemment importante, mais le plus considérable est à venir. Car ce qui constituerait une avancée phénoménale du droit international, c'est que le gouvernement britannique décide de faire droit à la demande d'extradition espagnole et donc de le renvoyer en Espagne.
La création d'une cour pénale internationale, décidée cet été, semble pourtant témoigner, de la part des politiques, d'une volonté d'étendre le pouvoir judiciaire.
Cette décision est une bonne chose, mais c'est, pour l'instant, un voeu pieux couché par écrit. Il faudra regarder de près ses pouvoirs, son autonomie, son indépendance... J'ai des doutes car, en matière de crime contre l'humanité, crime d'Etat par définition, le politique n'est pas prêt à céder sa place au judiciaire...
Entretien réalisé par ELISABETH FLEURY
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