© Michel Fingerhut 1996/7

Martine Aubry et Olivier Duhamel:
Petit dictionnaire pour lutter contre l'extrême-droite (V)
Éditions du Seuil (©) Octobre 1995. ISBN 2-02-029984-4
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Introduction - A - B - C - D - E - F - G - H - I - J - L - M - N - O - P - R - S - T - U - V - X - Annexe 1 - Annexe 2

Valeurs

Partons de la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité ». Nous nous sommes tellement habitués à ces mots que nous en avons perdu le sens. L'heure est venue de retrouver leur substance, de comprendre en quoi ils font de la démocratie une exigence, et de saisir en quoi les idées d'extrême-droite s'y opposent frontalement.

Liberté. Liberté de penser, de parler, d'aller et venir, de confronter loyalement ses opinions, liberté d'user de ses droits pourvu que cet usage ne porte pas atteinte aux droits des autres, liberté de l'expression culturelle, liberté de conduire sa vie privée, liberté de travailler ou de rester au foyer, liberté de se défendre lorsque la police nous interpelle ou la justice nous poursuit, liberté de n'être que ce que l'on fait, liberté de ne pas être assigné à nos origines..., nous n'en finirions pas de décliner les facettes de ce droit fondamental. À presque chacune d'entre elles, l'extrême-droite s'oppose. À la liberté de penser, en injuriant ceux qui la critiquent, dans l'attente de les réduire au silence si elle venait à gouverner. À la liberté de parler, en dénonçant sans cesse des complots médiatiques imaginaires. À la liberté d'aller et venir, en rêvant d'une France entourée de barbelés. Et, plus grave encore, à la liberté d'exister et de déployer son humanité, en prétendant définir les hommes par la couleur de leur peau ou le sol sur lequel leurs parents sont nés.

Égalité. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », égalité de tous devant la loi, ce principe exprime la conquête la plus fondamentale de la Révolution française, le principe le plus essentiel de la démocratie moderne. « L'égalité, c'est l'homme même ; elle identifie l'homme [...]. Si l'on peut dire que tous les hommes sont égaux, à l'inverse tous les égaux sont des hommes, car si un homme refuse à un autre la qualité d'égal [...] il lui refuse la qualité d'homme [...]. L'égalité est non un droit naturel, mais le fondement même de tout droit naturel, car il n'y a plus de droit naturel si les hommes ne sont pas égaux entre eux, autrement dit si les hommes n'existent pas. L'égalité est la condition même de la reconnaissance de l'homme » (doyen Georges Vedel, « L'égalité », La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, La Documentation française, 1990, p. 172). Autant les extensions de l'idée d'égalité justifient des controverses et désaccords politiques, sur l'égalité des chances, l'étendue des droits économiques et sociaux, les moyens concrets pour assurer l'égalité, la place de l'équité, le bien-fondé ou non de discriminations positives, etc., autant la mise en cause de l'égalité de droit en son principe rompt le pacte démocratique en son fondement. Le refus du principe d'égalité par l'extrême-droite ne saurait surprendre, puisqu'il tint lieu de fil conducteur à toute l'idéologie traditionaliste dont elle est issue. La première nouveauté de notre fin de siècle tient au retour en force de cette contestation, qui était devenue marginale à la fin du XIXe siècle, et le demeura, hors la sinistre parenthèse du régime de Vichy. La seconde nouveauté, là aussi Vichy excepté, réside dans l'association du racisme au traditionalisme antidémocratique. L'extrême-droite veut exclure du champ de l'égalité des droits les étrangers en général, les Maghrébins en particulier. Où le refus de l'égalité rejoint la négation de la liberté.

Fraternité. Cette troisième valeur n'est pas la moins importante. Elle justifie la reconnaissance de droits économiques et sociaux qui viennent contenir ou contredire les injustices inéluctablement produites par la société marchande. Mais, au-delà de ce vaste domaine, au demeurant décisif, la fraternité a partie liée avec l'universalisme. La France n'a pas proclamé, en 1789, des droits pour elle seule. Elle a consacré des droits pour l'humanité. Un siècle et demi plus tard, elle fut largement à l'origine, au lendemain de la barbarie nazie, de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Quelle parole d'un responsable d'extrême-droite exprime la fraternité ? Quelle proposition d'un mouvement d'extrême-droite est inspirée par la fraternité ? Quel acte d'un militant d'extrême-droite relève de la fraternité ?

À la liberté, à l'égalité, à la fraternité, l'extrême-droite ne cesse de s'opposer, tout en prétendant incarner la France. Avec les exigences de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, il nous faut maintenant renouer. Et développer les nouvelles valeurs qui s'y rattachent pour le XXIe siècle : la solidarité, la responsabilité et la tolérance.

Vichy

Commémorant la rafle du Vel d'Hiv', Jacques Chirac, président de la République, déclare, le 16 juillet 1995 : « Ces heures noires souillent à jamais notre histoire et sont une injure à notre passé et à notre tradition [...]. Oui la folie criminelle de l'occupant a été, chacun le sait, secondée par des Français, secondée par l'État français [...]. La France, patrie des droits de l'homme, terre d'accueil, terre d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. » Le Pen ose commenter : Chirac ne fait que « payer sa dette électorale à la communauté juive » (Neuvy-sur-Barangeon, ouverture de l'université d'été du FNJ, 17 juillet 1995). Il ajoute que le nouveau président est « disqualifié pour exercer la plus haute charge de l'État » et appelle « tous les patriotes [...] à organiser leur commune protestation », sans que cette incroyable incitation à la rébellion soit relevée, à un ou deux démocrates attentifs près.

Le lendemain, le bureau national du Front national revient à la charge, estimant que Jacques Chirac « salit [...] la nation et sa mémoire, en allant jusqu'à utiliser l'argument de la responsabilité collective [...]. Il s'en prend à l'honneur de tous les Français, de leurs parents ou grands-parents ». Ainsi, pour le FN, l'honneur est du côté de Laval qui organisa la déportation des juifs et y ajouta celle des enfants...

Victime

Comment réagir et se défendre face à une agression raciste ?

Voir Témoin.

Victimes

Beaucoup d'électeurs lepénistes se scandalisent du traitement inégal des actes de violence : indignation lorsque le couple victime-coupable est Beur-flic, silence dans le cas inverse, et même dissimulation lorsque l'agresseur est beur et l'agressé pas. Comment faire le tri ici entre le fantasme et la légitime exaspération ? La presse d'extrême-droite ne cesse de relater des crimes qu'elle impute à un fantasmatique racisme antiblanc. Certains parallèles sont au demeurant fallacieux : entre un Comorien assassiné par un militant du FN, un Marocain jeté dans la Seine par des skins véhiculés par le FN et l'assassinat ici ou là d'un Français moyen sans motivation raciste, où est le parallélisme ? Tout meurtre est un crime. Le meurtre d'un homme lors d'un vol n'est pas un crime raciste, quelle que soit la couleur de sa peau. Par-delà ces inventions et déviations, il serait peut-être temps de sortir des manichéismes trompeurs et ravageurs. Il n'y a ni délinquance policière ni délinquance immigrée. Il existe des policiers qui dérapent et des Beurs qui dérivent. Le nier fait le lit de l'extrême-droite.

Voir Criminalité, Presse.

Victimes du racisme

Les faits racistes et antisémites ont considérablement augmenté dans notre pays à partir du début des années quatre-vingt. La concomitance de ce changement avec l'émergence d'une extrême-droite politique forte ne relève pas du hasard. Les manifestations de racisme antimaghrébin (menaces ou actions) répertoriées par le ministère de l'Intérieur tournaient autour de la cinquantaine par an en 1980 ou 1981, elles oscillent entre deux cents et trois cents par an depuis 1988 (pour des données précises, voir chaque année le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l'homme publié le 21 mars à la Documentation française). Les agressions physiques sont devenues particulièrement nombreuses. S'agissant de l'antisémitisme, les violences restent rares, mais les menaces se sont accrues de façon significative (d'une vingtaine à plus de deux cents par an).

Ce petit dictionnaire ne pouvait relever toutes les victimes du racisme. On y trouvera cependant le rappel de quelques cas particulièrement dramatiques qui ont marqué les premiers mois de 1995.

Voir Brahim Bouarram, Ibrahim Ali, Imed Bouhoud.

Ville

Une « politique de la ville », puisque telle est l'expression consacrée, constitue, ou devrait constituer, l'un des socles de la lutte contre la montée de l'extrême-droite. Toute politique est d'abord de la ville. Parce que la politique a pour première mission d'aider les gens à vivre ensemble, et parce que les gens vivent ensemble dans la ville. Voilà pourquoi le maire, l'élu municipal, est l'acteur politique par excellence, et voilà pourquoi il est, en général, apprécié de ses concitoyens.

Parce que, surtout, l'essence de la ville est de mêler toutes les catégories, de faire se rencontrer pauvres et riches, bourgeois et travailleurs, artistes et manuels, comme dans le modèle de la ville de la Renaissance. Parce que dans la ville se retrouvent toutes les fonctions de la vie collective : le logement, le travail, le commerce, la culture, les sports, les loisirs. Or, aujourd'hui, la plupart de nos villes ont oublié ce modèle. Des quartiers sont touchés par la ségrégation et la relégation sociale. Les services publics ont déserté, école exceptée. Les entreprises aussi, les commerces parfois. Comment alors se socialiser, se rencontrer, découvrir l'autre ?

Un des grands chantiers du prochain millénaire sera la reconstruction de la ville, la renaissance de la ville.

Voir Logement.

Violence

« Je ne crois pas que nous pourrons gagner par les urnes. Il va falloir utiliser les armes. Je vous conseille à tous, dès la rentrée, de vous inscrire dans un sport de combat : la violence évite parfois de longs discours » (Alain Sanders, éditorialiste à Présent ; propos prononcés hors la présence de journalistes à la 11e université d'été du Front national Jeunes, selon le témoignage d'un jeune militant démissionnaire rapporté par Le Monde, 7 août 1995). L'auteur dément, comme d'habitude.

Voilà la France

Titre d'un document audiovisuel produit par le ministère des Affaires sociales et l'Office des migrations internationales (OMI) pour l'accueil en France des réfugiés et des familles rejoignantes qui viennent chez nous dans le cadre du regroupement familial. Cette cassette vidéo existe en cinq langues, avec un guide d'accompagnement. Elle est disponible en préfecture.

Voisines

« Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit.

» Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier.

» Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe, ou bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime » (Montesquieu, Pensées).

Nettement mieux que Le Pen préférant ses cousines à ses voisines, ses voisines à...

Vote FN

Élection présidentielle
                              1974        1981        1988        1995
Exprimés                   190 221          -    4 375 894   4 570 838
%                              0,8          -         14,4          15
Élections législatives
                       1973        1981        1986        1988        1995
Exprimés            122 498      44 414   2 705 336   2 359 528   3 158 843
%                       0,5         0,2         9,9         9,8        12,5
Élections européennes
                              1979        1984        1989        1994
Exprimés                         -   2 210 334   2 121 836   2 049 634
%                                -        11,2        11,8        10,5

Insignifiant dans les années soixante-dix, existant dans les années quatre-vingt, voici le Front national puissant au milieu des années quatre-vingt-dix.

Le présent ouvrage ne se veut pas de science politique pure. Il n'est donc pas le lieu d'une analyse électorale approfondie, celle-ci ayant au demeurant été menée par de nombreux travaux, et particulièrement ceux de Nonna Mayer et Pascal Perrineau (Le Front national à découvert, Presses de la FNSP, 1989), ainsi que dans les chroniques électorales de Jérôme Jaffré (Pouvoirs, n° 75, novembre 1995 pour la plus récente).

Les élections ponctuent la progression de l'extrême-droite en France : percée nationale aux européennes de 1984, amplification lors de la présidentielle de 1988, confirmation locale aux régionales de 1993, franchissement de la barre symbolique des 15% au premier tour de la présidentielle, le 23 avril 1995, où 4,5 millions d'électeurs votent Le Pen, et, pour la première fois, succès municipal deux mois après, avec 13% des voix dans les villes de plus de 9000 habitants où le FN a présenté des candidats (voir Annexe).

Les spécialistes ont souligné la mutation sociologique du vote d'extrême-droite, le repli prononcé dans les catégories traditionnelles de la droite (retraités, cadres supérieurs, commerçants et artisans), mais la percée populaire, dans les milieux ouvriers ou d'employés, et chez les chômeurs. On a remarqué à juste titre que le FN est devenu le premier parti ouvrier de France, puisque 30% d'entre eux ont voté Le Pen le 23 avril, contre 21% pour Jospin. La gauche a donc subi de plein fouet le passage au lepénisme de nombre de ses électeurs, passés ou potentiels.

L'explication de ces diversités relève à la fois de la politique et de la sociologie. De l'action politique : là où les socialistes n'ont pas déserté les quartiers populaires, ils tiennent bon. De la réalité sociale : les transferts de voix de la gauche vers l'extrême-droite concernent particulièrement les régions les plus touchées par la crise (la Haute-Normandie, la Picardie, le Nord-Pas-de-Calais, la Champagne-Ardenne, l'Est alsacien). Notons que nombre de ces électeurs continuaient à se dire de gauche, que nombre d'entre eux sont revenus à gauche lorsque le second tour leur offrait le seul choix entre Chirac et Jospin.

Comment arrêter ces hémorragies, comment reconquérir les « gaucho-lepénistes » ? Pascal Perrineau, qui a le mérite de poser le problème directement, oppose deux stratégies : celle du renoncement à ces électeurs - et, en conséquence, d'une diabolisation globale du Front national - et celle d'une tentative de reconquête par la lutte politique et idéologique contre les thèses de l'extrême droite (« Les électeurs inattendus du Front national », Le Nouvel Observateur, 23 août 1995). À choisir entre les deux termes d'une alternative aussi tranchée, nous retiendrions la seconde, et nous tentons d'ailleurs ici de faire une part du travail que Perrineau reproche à la gauche de ne pas avoir entrepris. Mais la mise en cause de l'ainsi nommée « diabolisation » du Front national nous paraît ambiguë. Et si diabolisation et banalisation s'opposent, la première nous semble très préférable à la seconde. Mais la diabolisation du FN n'interdit pas la reconquête d'électeurs lepénistes ; l'opposition radicale aux élus d'extrême-droite n'interdit pas la discussion sans complaisance mais soutenue avec les électeurs qui, à un moment, votent pour l'extrême-droite ; la dénonciation efficace des thèses du FN n'empêche pas la compréhension des ressorts du vote FN, et l'action pour les briser.

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